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Ecritures croisées
Michel Jondot

Au croisement de la Bible et du Coran s'affrontent deux prétentions à l'universalité.
Risques de conflits ?
A en croire Michel Jondot, ce risque peut se transformer en expérience mystique.

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« Si la mer se faisait d'encre pour écrire
le langage de mon Seigneur,
elle s'y épuiserait
même si nous en doublions l'étendue,
avant que ne s'épuisât le langage. »
(Coran XVIII 109)

« Je me trouvais dans l'île de Patmos.
J'entendis une voix derrière moi,
clamer comme une trompette :
'ce que tu vois, écris-le dans un livre.' »
(Ap. 1/9-11)

Ecriture salut et vérité

Tout texte est un ensemble de signes où se transmet un message. Dans le même mouvement, il met en relation un auteur et des lecteurs. Lorsque le message transmis se présente comme vérité, ceux qui le reçoivent forment un ensemble humain, un corps de disciples, une école. Les Ecritures révélées, elles aussi, sont prises dans ce jeu. Bien que leur auteur, comme en sont persuadés les croyants, soit hors de l'horizon humain, elles forgent des alliances en humanité. Leurs membres ont à décrypter un même message qui s'affirme comme vérité. Il donne matière à interprétation à l'intérieur du temps de l'histoire. Experts et théologiens, prêtres ou savants ont pour tâche d'en dégager et d'en maintenir le sens ; ils ont à rendre communicable le contenu qu'elles véhiculent. Ils tentent de montrer où débouche le chemin qu'elles indiquent. Elles conduisent au salut : ainsi l'entendent les croyants. En réalité, pour s'en tenir au Coran et au Nouveau Testament, ceci pose au moins deux questions à ceux qui adhèrent au message du Coran ou à celui de la Bible.

Les uns et les autres prétendent disposer du texte qui leur apporte la vérité définitive sur la vie, la mort, l'Au-delà et Dieu. Quel besoin auraient les uns de se référer aux textes des autres ?

Par ailleurs, le fait d'avoir connaissance de la vérité définitive peut rendre difficile le dialogue. Depuis quelques décennies, les rencontres islamochrétiennes se multiplient. On échappe dans la plupart des cas à la tentation du prosélytisme. Mais peut-on esquiver tout risque de condescendance ? L'Eglise catholique insiste pour dire que le partenaire musulman a des parcelles de vérité ; pourtant c'est en elle que réside la totalité de la révélation. L'islam, de son côté, fait dire à Dieu, par son Prophète arrivé au terme de sa mission : « aujourd'hui, j'ai parachevé votre religion ». Certes, les musulmans ne nient pas que juifs et chrétiens aient reçu la révélation mais ils l'ont modifiée en la transmettant ; il ne leur en reste que des bribes. Malgré l'estime mutuelle qui les anime lorsqu'ils se parlent, lecteurs du Coran ou lecteurs de la Bible sont persuadés que Dieu les a élevés au-dessus de leurs partenaires. « Je sais ! Ils croient savoir ! »


Du coran à l'Apocalypse

Louis Massignon avait fait face à cette difficulté. En particulier, il avait mené des recherches autour de la Sourate XVIII (la Caverne) qui ont permis la naissance d'un dialogue islamo chrétien. Chaque année, en effet, dans les Côtes du Nord, un pèlerinage réunit musulmans et chrétiens à Vieux-Marché. Le texte de la Caverne y est psalmodié. Massignon pense que les jeunes emmurés qui y sont mentionnés sont les sept jeunes gens qu'honorent les martyrologes des Eglises d'Orient et d'Occident et qu'on appelle « les sept dormants d'Ephèse ». Ils auraient fui la persécution de Dèce et se seraient retrouvés emmurés vivants pendant plus de trois cents ans avant de se réveiller pour quelques heures. Par quel hasard ce récit populaire s'est-il retrouvé dans le Livre saint des musulmans ? Comment, venue d'Ephèse, la légende s'est-elle déplacée jusqu'en Bretagne ? Ces questions intriguaient Massignon. Il aimait cette Sourate dans laquelle il voyait l'équivalent de l'Apocalypse chrétienne : cette résurrection des jeunes gens de « la Caverne » n'est-elle pas la figure de la résurrection des derniers temps que met en scène le dernier livre de la Bible ?

Certains regretteront peut-être qu'on rapproche un peu vite deux textes qui, en réalité, sont pris dans des cohérences très différentes. A s'en tenir au contenu révélé, musulmans et chrétiens peuvent s'affronter en prétendant chacun détenir le dernier mot. Mais, à un autre niveau, il est vrai qu'une parenté se manifeste, à un lecteur attentif, entre « la Caverne » et l'Apocalypse. On pourrait dire qu'une même « poésie » circule dans les deux textes. La terre et l'eau, le feu impalpable et la solidité des montagnes ou du métal se conjuguent dans chacune des deux Ecritures. Le soleil du Coran se couche dans une source bouillante ; l'Apocalypse parle d'un étang de feu. Dans l'Apocalypse encore, « le feu descend du ciel et tombe sur les foules rassemblées de tous les coins de la terre et la mer rendit les morts qu'elle gardait. » (Ap.20/13). Et, dans la sourate XVIII : « nous les laisserons, ce jour-là, déferler comme les flots les uns sur les autres et on soufflera de la trompe et nous les rassemblerons tous » (Coran XVIII,99).

Il y a plus étrange encore. Quand on se prête à une analyse un peu plus fine, on constate que les thèmes et les images structurent de la même façon ces deux livres saints. La jointure de l'eau et de la terre revient dans ces Ecritures chrétiennes et musulmanes. L'Apocalypse montre l'apôtre Jean aux prises avec la Parole qui le rejoint sur la grève, dans une île, là où les vagues déferlent sur le sable. La récurrence de cette posture structure le livre. De façon tout à fait analogue la jonction des éléments - le solide et le liquide  - organise la Sourate XVIII. Les mots, dès le début du texte, tombent comme la pluie sur la terre où se trouve celui qui va parler ; ils défilent au long de la sourate, conduisent au confluent des mers où Moïse et son serviteur marchent sur la terre ferme. Le texte dessine des ruisseaux entre des jardins qui seront bientôt engloutis par les flots ; il débouche sur l'évocation de la mer.

Le thème de l'écriture, dans les deux cas, s'articule avec ces figures poétiques. Le début et la fin des deux Livres se répondent de la même façon.
La Sourate commence par l'Ecrit qui tombe sur le Prophète comme une pluie. Quant au dernier livre de la Bible, il commence ainsi : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre » : l'apôtre reçoit ces paroles au bord de la mer.
La sourate s'achève en faisant de la mer la métaphore de l'encre pour l'écriture d'un livre dont il serait vain d'entreprendre la rédaction tant serait vaste ce qui serait à dire. « Si la mer se faisait d'encre pour écrire le langage de mon Seigneur, elle s'y épuiserait !... » (Coran XVIII 109). Les dernières lignes de l'Apocalypse, en promettant l'eau qui désaltèrera l'homme assoiffé, interdisent de rajouter ou de retrancher quoi que ce soit à « ce qui est décrit dans le livre ».

L'eau, le livre, l'Ecriture sont au même rendez-vous.
Parallélisme étonnant !


Le dépassement du sens

Il est intéressant de remarquer, à ce propos, que ce travail de lecture rejoint les remarques de Malraux à propos des oeuvres d'art. Il se demande comment il se fait que les fresques de Lascaux puissent appeler le regard contemporain avec autant de force que celles de Giotto. Ces oeuvres sont séparées par l'épaisseur des siècles. Elles sont parentes dans la mesure où l'une et l'autre sont dépouillées de leur sens et de leur finalité. Les fresques de Lascaux, sans doute, ont été produites dans un but magique pour exercer une emprise sur les buffles que guettent les chasseurs. Les fresques de Giotto ont été peintes pour alimenter la piété chrétienne. En un sens, elles sont absolument étrangères l'une à l'autre. Dépouillées de leur sens et de leur finalité, elles deviennent proches de celui qui les contemple aujourd'hui, dans une société sécularisée.

Une certaine lecture de l'Apocalypse et de la Caverne a réalisé un dépouillement de ce genre. A s'en tenir au sens, indépendamment de leur portée eschatologique soulignée par Massignon, on pourrait en venir à s'opposer violemment ; les formules trinitaires du Nouveau Testament se heurtent aux affirmations de la sourate qui protègent le dogme musulman de l'unicité divine. En réalité, les mots énonçant des vérités différentes, voire hostiles, les unes aux autres, sont pris dans une même veine poétique ; celle-ci permet qu'un texte écrit sous l'empire de Néron rejoigne une écriture sainte surgie en Arabie quelques siècles plus tard.

Ce qu'il affirmait de la peinture, Malraux le disait aussi de la poésie ; il y découvrait un champ plus vaste que celui où évoluent les religions : « les poètes ont découvert le monde dans lequel le vers de Corneille se détache des valeurs qu'il exprime, et le verset d'Isaïe de la puissance prophétique et même de la foi pour s'unir au vers de Baudelaire ». On pourrait presque ajouter : « les prophètes ont pénétré dans l'univers où, se détachant du message qu'ils transmettent, se rejoignent la sourate du Coran et le dernier livre du Nouveau Testament. »


Les deux faces de l'Ecriture

A partir de ces quelques remarques, nous devinons mieux, peut-être, le pouvoir des Ecritures Saintes. Elles ont deux faces. Par un côté, elles appellent et forment un ensemble d'hommes et de femmes qui adhèrent à un corps de vérités ; nous appelons « religions » ces ensembles humains. Par un autre côté, elles sont prises dans une cohérence différente et qui pourtant en est inséparable. Grande est la tentation de se contenter du sens que prêtres et oulémas ont pour tâche de préserver. L'histoire nous apprend qu'à en rester à cet aspect du texte, on ouvre la porte aux bûchers de l'Inquisition ou aux pressions exercées sur les personnes pour qu'elles se convertissent. Les guerres saintes ne sont pas loin!

Les Ecritures révélées promettent la paix ; les lectures qu'on en fait conduisent à la violence. Faisons l'hypothèse que ces tragiques malentendus procèdent d'une mésintelligence de la dimension universelle des grandes confessions reposant sur les Ecritures. L'Occident semble avoir confondu le sens du mot « universel » avec celui de « totalité » ou de « plénitude ». Ceci apparaît au moins dans la manière dont, lisant les Ecritures, chaque religion monothéiste prétend compléter - autrement dit, conduire à la plénitude - celles qui l'ont précédée. L'Evangile, aux dires de l'Eglise, « accomplit » l'Ancien Testament. L'Eglise naissante, rencontrant le monde grec, détecte des affirmations qu'elle ne peut contester : il faut y voir des « préparations » à l'accueil du message chrétien. N'est-il pas « écrit » que l'Esprit-Saint conduira vers la vérité tout entière ? Plus tard vint le Prophète de La Mecque. L'Hégire le sort de la ville et de la civilisation dont il brise les évidences. Il y revient vingt ans après avec en mains et sur les lèvres la Vérité tout entière : « aujourd'hui, j'ai parachevé votre religion ».

Le temps est venu, pour les religions révélées, de s'interroger sur cette prétention à détenir le tout de la vérité pour le transmettre à la totalité des humains. En quoi les prétentions universelles des religions sont-elles différentes des prétentions de la civilisation contemporaine et athée ? Avec le siècle des lumières, la civilisation s'arroge le pouvoir sur la vérité. « Raison » est le nouveau nom de la déité. La science arrache la vérité aux ténèbres de l'obscurantisme. Une « religion nouvelle » se lève en Occident. Elle met à jour le sens de l'homme. Celui-ci est fait pour la démocratie et la liberté. Islam et christianisme avaient mis à jour le concept d'universalité. La vérité dont ils se considèrent les dépositaires est une et valable pour tous. Les disciples de la déesse Raison héritent de la même conviction. L'Occident a pour tâche de diffuser son idéologie. Celle-ci dispose d'un dogme nouveau, le progrès, qui a ses apôtres chargés de diffuser la vérité de l'homme et de ses droits. L'actuelle mondialisation est la forme que prenaient les missions religieuses d'antan. Il s'agit d'imposer une vision occidentale du monde comme imposent leurs messages certains prédicateurs musulmans aujourd'hui dans les banlieues, ou comme certains Evangélistes et Pentecôtistes dans les milieux musulmans, ou encore comme les conquérants des populations indiennes lorsqu'ils découvrirent l'Amérique. La guerre d'Irak a été présentée - faut-il le rappeler ? - comme une nouvelle croisade.


Par-delà toute limite

Que l'on soit croyant, agnostique ou athée, deux conceptions de l'universalité s'affrontent. A partir d'un savoir dogmatique ou scientifique, à partir d'une conviction religieuse ou d'une assurance de savant, je peux me considérer envoyé jusqu'au bout du monde pour que tous les hommes adhèrent aux mêmes vérités que moi et me ressemblent. Le danger c'est de m'affronter à la résistance d'autrui et d'engendrer la violence. L'autre conception de l'universalité consiste à rencontrer autrui pour lui-même et non pour l'assimiler. Par delà les limites de la communauté croyante à laquelle j'appartiens, l'autre est à rencontrer dans son originalité. Franchir la limite qui nous définit, les uns et les autres, consiste à répondre à un appel. Les mots ne disent pas seulement le contenu du message que reçoivent les croyants, ils font naître aussi le désir d'une rencontre.

Parler d'universalité consiste alors à reconnaître que le franchissement de cette limite peut être non une chute dans l'erreur, la perdition ou le néant, mais une traversée. La poésie qui fait système avec le message aide à comprendre ce passage. Elle rend hommage aux mots indépendamment de leur sens. Que reste-t-il d'un discours lorsque les mots sont dépris de leur signification ? Ils sont un appel à l'état pur, lancé à tous les vents. Un appel à l'Autre. En cela, ils franchissent les limites. Faisant brèche dans la totalité du sens, ils ouvrent le désir. Ils sont une porte que chacun peut franchir par-delà les siècles.

La Caverne et l'Apocalypse se manifestent comme une célébration de l'Ecriture. Ce par quoi un texte a une portée universelle ne lui vient peut-être pas du contenu de son message. Quand des fresques comme celles des grottes de Lascaux ou comme celles de Giotto ont perdu la signification qui leur a donné naissance, elles deviennent écritures : elles sont traces d'un appel. Ceux qui se laissent toucher par elles adviennent comme des sujets faisant corps avec tous les autres sujets qui, eux aussi, perçoivent ce même appel. Y répondre consiste à entrer dans le jeu du désir de l'Autre. On comprend les intuitions de Massignon. En se penchant sur les Ecritures musulmanes, il décelait, par-delà les affirmations dogmatiques, la force de cet appel niché dans les mots arabes. Ceux-ci lui semblaient l'écho de la plainte d'Agar, la mère d'Ismaël, l'ancêtre de l'islam : celle-ci, chassée par Abraham, errait avec son bébé assoiffé, pleine d'une attente angoissée à la recherche d'une source pour apaiser la soif et écarter la mort. Ne peut-on déceler ce même désir dans les mots de toutes les langues, en particulier dans ceux des Ecritures ?

Répondre à un appel que véhicule une oeuvre et qui s'impose par delà toute intention, toute finalité, tout sens, toute vérité, conduit à entrer dans une communion véritablement humaine. En affirmant que de telles oeuvres appartiennent au patrimoine de l'humanité, ne laisse-t-on pas entendre qu'elles sont capables de créer un lien comparable à celui qui unit les héritiers d'un même lignage ? La communauté internationale s'est insurgée lorsque, pour des raisons religieuses, les talibans ont démoli en Afghanistan, les statues de Bouddha, en mars 2001. Protester contre ce qu'il convient de considérer comme un sacrilège manifeste que, par-delà toute opposition entre islam et bouddhisme, l'humanité entière est prise dans une alliance qui dépasse toutes les particularités et dont les oeuvres d'art sont les opérateurs.

Les mots du Coran comme ceux de l'Apocalypse, comme les statues afghanes, parce qu'ils forment des oeuvres d'art ont, certes, une dimension universelle. Ce par quoi elles ont ce caractère conduit à la prudence. Il convient de ne pas confondre l'originalité musulmane ou chrétienne avec l'universalité dont se réclament les deux religions. Elles sont universelles dans la mesure où elles ne se laissent pas enfermer dans les frontières qui les définissent. L'ouverture sur ce qui les dépasse leur donne leur vraie dimension. Elles sont définies non seulement par ce qu'elles affirment mais par ce qu'elles ne sont pas et qui les excède.


"Sans arrimage et arrimé"

Qu'en est-il alors des dogmes que nous énonçons et que nous puisons dans nos Ecritures ?

Nous voici devant le point impossible et infranchissable que pourtant nous avons à franchir. Un individu vraiment religieux ne peut lâcher les énoncés de sa propre religion ; dans le même mouvement pourtant, il lui faut s'en déposséder. Les uns et les autres, nous avons nos Ecritures, nos professions de foi et nos convictions que nous ne pouvons lâcher puisqu'elles font de nous les musulmans ou les chrétiens que nous sommes. Elles nous ancrent dans le réel. Elles nous situent les uns devant les autres. Mais, dans ce vis-à-vis, le dialogue ne peut se maintenir si nous nous en tenons à ces énoncés.

Seuls les mystiques peuvent exprimer cette situation intenable où le sujet se consume et semble disparaître : il s'agit, en effet, de tenir ferme ce que nous croyons et de lâcher en même temps la vérité qu'énoncent les mots de la foi. Il s'agit de tenir l'intenable. Le poème de Jean de la Croix aide à désigner ce point impossible : « sans arrimage et arrimé, sans lumière et dans l'obscur vivant, tout entier me vais consumant » ou encore : « Par une nuit obscure, étant pleine d'angoisse, je sortis sans être vue alors que ma demeure était en paix ! » Sortir et demeurer, angoisse et paix, Jean de la Croix cherche le mot pour désigner le point où, fixe dans la foi, on traverse les frontières et les limites. En ce point, il entre dans le désir de Dieu.

La naissance de l'islam passe par ce lieu impossible ou intenable. Mohammed sort de la Mecque pour, fuyant les idoles, se lancer dans une aventure. Dans cette « sortie », cette Hégire, son univers personnel s'efface. Mohammed était déjà Prophète mais il « sort » pour le demeurer. C'est ainsi qu'il se maintient dans le monde de la prophétie. Sans quitter l'univers qui est le sien, il entre dans la volonté d'un Autre que ses lèvres font entendre. Ne peut-on pas considérer le Coran comme la trace de cette sortie ?

Le point où nous aboutissons est aussi celui où le chrétien reconnaît le mystère de la Croix qui est celui de toute l'Ecriture.

L'Evangile, rapportant l'événement, souligne que Pilate fit placarder sur la croix un écriteau. La mention n'est pas insignifiante puisque l'iconographie a retenu le détail. Les spectateurs protestent devant le sens de ce qui est écrit ? Qu'importe ! « Ce qui est écrit est écrit ! » La lettre est visible et c'est plus important que le sens ; elle fait apparaître ce point impossible qui précède ou excède le sens. Ce point est celui où Le Verbe de Dieu, la parole qui a pris chair, s'essouffle et se vide. Le texte souligne que le Golgotha est une sortie hors de la ville. Il s'agit aussi d'une sortie hors du monde. Il était venu, il avait parlé, dans le monde. Il avait enseigné ses disciples. Désormais il quitte les siens. Certes il demeure Parole de Dieu mais cette parole se fait silence. Quand plus rien n'est à dire, reste ce corps sur le gibet. Il devient Ecriture, pure trace d'un appel de l'Autre et d'un appel à l'Autre. Saint Paul, pour traduire cet appel dit de Jésus qu'il reçoit un Nom : le Nom qui dépasse tout nom. Mieux qu'un dogme, la Croix désigne ce lieu intenable où, franchissant les limites de ce monde, se noue le lien qu'en chrétienté on nomme Nouvelle Alliance. Elle est cette traversée qui débouche - c'est la conviction des chrétiens - sur la résurrection. Elle circule à travers toutes les rencontres où chacun voit s'ouvrir le champ d'une vie nouvelle.

« Se perdre pour se retrouver » : le précepte évangélique trouve, dans cette situation étrange, son application. En dépassant le sens des Ecritures et leurs vérités, en franchissant les limites de ce qui les définit, les croyants, en perdant leur arrimage, demeurent arrimés. En se tournant les uns vers les autres pour s'entendre et se parler, ils se retrouvent pour un face à face qui n'est pas un jeu de miroir. L'un n'est pas l'autre : le disciple de l'Evangile n'est pas le lecteur qui met sa foi dans le Coran. Ce qui les sépare est aussi ce qui les joint. Ils trouvent le lieu où l'on peut s'aimer en vérité.

On se demandera peut-être ce qui fait qu'une écriture est sainte. L'Iliade aussi est un appel qui traverse les siècles. Les mots d'un poète appellent des lecteurs dans toutes les civilisations ; leur dimension est universelle, tout autant que la Bible, les Evangiles ou le Coran. En réalité l'ouverture sur l'Autre que permettent les Ecritures est reconnaissance de Dieu. L'appel à l'Autre (qui est aussi bien l'appel de l'Autre) est en effet le lieu où, s'arrachant à l'imaginaire, le croyant peut prononcer en vérité le mot « Dieu ».


Les danger ou les chances de la lecture

Chrétiens et musulmans lisent leurs Ecritures dans un monde sécularisé. La révélation qu'ils reçoivent est à la fois pour eux et pour la société où ils vivent une chance ou un risque. Le Coran comme la Bible transmettent des énoncés qui constituent des communautés humaines bien définies. A s'en tenir là, le risque est grand pour les uns et les autres de s'opposer à ceux qui les entourent. L'actualité donne souvent raison aux laïcs qui reprochent aux religieux leur intolérance ou leur rigidité. Mais les lecteurs du Coran comme de la Bible ont accès, par leurs Livres, à une ouverture sur ce qui les dépasse, à une rencontre et un amour de l'autre qui peut faire d'eux des «  poètes » au sens étymologique du mot, des « créateurs », des facteurs de civilisation. Ils peuvent créer, avec tous ceux qui les entourent, une société ouverte et épanouissante. Apprenons à lire les Ecritures. On se fourvoie quand, cherchant la vérité, on ne trouve pas l'amour, autrement dit l'ouverture sur autrui, le dialogue. Le Coran comme la Bible sont éclairés par le mot de Pascal : « La vérité sans la charité n'est qu'une idole qu'il ne faut point aimer ni adorer. »

Michel Jondot, mise en ligne mai 2023
Peintures de Dominique Penloup