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Petite réflexion sur le sacré et le saint
Michel Poirier

Beaucoup de chrétiens s'étonnent : pourquoi ces changements dans la liturgie ? Pourquoi l'encens ? Pourquoi communier à genoux ? On leur répond qu'il faut bien rétablir le sacré. Que met-on sous ce mot ? L'appel à un linguiste nous invite à la prudence. Plutôt que de risquer de tomber dans un certain paganisme en restaurant un prétendu sens du sacré, mieux vaudrait redécouvrir ce que l'Eglise entend par sainteté !

Michel Poirier est membre de l'équipe animatrice.
Pour mieux le connaître, on peut aller sur son blog: 
http://michel-poirier.over-blog.fr/

(1) Commentaires et débats

Un détour par le vocabulaire latin

Sacer

L’adjectif latin sacer (féminin : sacra, neutre : sacrum) se traduit la plupart du temps sans difficulté par "sacré". Mais il faut bien comprendre tout ce qu'il implique. Ce qui est sacrum est consacré à un dieu, ou aux dieux, ou à la divinité en général. Ce qui a été l'objet d'une consécration est passé dans le domaine du divin et, de ce fait, il est sorti de l'humain. Pour un humain ordinaire, il devient sacrilège, donc dangereux, de le toucher. En le touchant, on a méconnu un interdit, on est donc souillé. C'est pourquoi, en fonction du contexte, "maudit" peut devenir la traduction appropriée. Seule une personne spécialement habilitée, un "prêtre" (rappelons que dans le monde romain les fonctions sacerdotales étaient souvent associées aux fonctions politiques), peut manier ce qui est sacré, en suivant un rituel.

Ainsi un lieu frappé par la foudre devenait un lieu que Jupiter, dieu entre autres de l'orage, s'était consacré. Il devenait intouchable. Pour éviter aux gens un sacrilège par inadvertance, on entourait le lieu de l'impact d'une balustrade appelée puteal ; une telle balustrade avait été érigée à un endroit du Forum romain, et servait même de lieu de rendez-vous (mais gare à qui l'aurait enjambée !) aux banquiers et aux usuriers. Autre exemple : lorsque le tribun Clodius eut obtenu d'un vote du peuple l'envoi en exil de son ennemi Cicéron, il s'empressa de faire procéder à une consécration religieuse du terrain sur lequel était bâtie la maison que ce dernier possédait en plein centre de Rome, pour que le banni ait les pires difficultés à récupérer son bien lorsqu'il serait rappelé, ce qui fut le cas.

Sacer, c'est le sacré extérieur à l'humain, ou devenu extérieur à l'humain, le sacré intouchable. Il semble bien que cette conception se trouve largement diffusée, en quelque sorte naturellement, sans être attachée à une révélation religieuse particulière : les explorateurs de l'Océan Pacifique au 18ème siècle ont rapporté de Polynésie le mot "tabou" en même temps que des témoignages sur sa réalité dans ces sociétés lointaines.

Sanctus

Sanctus, normalement traduit par "saint", est le participe passé passif du verbe latin sancire, qui signifie "rendre sacré, inviolable, préservé", "ratifier, consolider par un rite, une consécration". Mais, à l'inverse de ce qui se passe pour sacer, cette consécration ne retire pas de l'humain ; le divin accompagne et protège ce qui est devenu sanctus, mais ne le confisque pas. Le devoir à l'égard de la famille ou des amis peut être ainsi qualifié de saint (officium sanctum, dans Cicéron, Pro Quinctio 26), il n'est pas sacrum.

Même quand sanctus est renforcé en sacrosanctus, adjectif qui qualifie les tribuns de la plèbe, sur lesquels il était absolument interdit de porter la main, ce renforcement accentue le caractère sacrilège de toute violence à l'égard du tribun et rendra maudit le contrevenant, mais le tribun lui-même demeure un homme, les dieux le protègent sans l'emporter dans un monde à part.

Un mot sur le vocabulaire grec

Hieros et hagios ne se différencient pas autant que sacer et sanctus. C'est à peine s'il arrive parfois à hagios, d'ailleurs beaucoup moins fréquent que hieros dans la littérature classique, de dériver jusqu'au sens de "maudit", tandis que pour délimiter un territoire réservé aux cérémonies sacrées (mais cependant accessible aux simples humains) on recourra à hieros. Et il faut encore faire une place à hosios qui qualifie tantôt ce qui est assumé par le divin en face de ce qui est purement humain, tantôt ce qui est humain ratifié par les dieux en face de ce qui est purement divin. La langue grecque paraît ne pas favoriser autant que le latin la constitution d'un fossé entre deux mondes. le christianisme utilisera surtout hagios.

Quoi qu'il en soit, la langue latine favorise la distinction entre deux types de sacré : un sacré de mise à part, de séparation d'avec l'humain, qui ne peut conduire qu'à la mort celui qui s'y aventure sans les précautions rituelles établies (sacer), et une consécration de l'humain qui offre à celui-ci la garantie du divin, qui le met en communication avec la pureté du divin, sans l'arracher au monde des hommes (sanctus) (1)

Un regard sur l'Ancien Testament

N'étant pas hébraïsant, je ne m'aventurerai pas sur le terrain du vocabulaire. Mais on constate facilement que, qu'il soit ou non appuyé sur des particularités de vocabulaire que j'ignore, le sacré de séparation, de mise à l'écart pouvant entraîner la mort des transgresseurs, a sa place dans la Bible juive. Dès le chapitre 19 de l'Exode, lorsque Dieu s'apprête à se manifester sur la montagne du Sinaï, il prescrit de fixer des limites pour le peuple au pied de la montagne : "Gardez-vous de monter sur la montagne et d'en toucher les abords. Quiconque touchera la montagne sera mis à mort !"

Le récit le plus significatif à ce sujet se lit peut-être au chapitre 6 du 2ème livre de Samuel. David s'est emparé de Jérusalem, qui devient sa capitale, et il y fait transporter l'Arche qui était hébergée provisoirement dans la maison d'un certain Avinadav. On charge l'Arche sur un chariot neuf, que conduisent les fils d'Avinadav. L'un d'eux, Ouzza "fit un geste en direction de l'arche de Dieu et il la saisit, car les boeufs allaient la renverser. La colère du Seigneur s'enflamma contre Ouzza, et Dieu le frappa là pour cette insolence. Il mourut là." Ouzza s'est porté pieusement au secours de l'Arche en danger, et il est puni ! C'est que seuls les lévites, membres de la tribu consacrée spécialement pour le culte, avaient le droit de la toucher, et voilà ce qu'exige le sacré de séparation.

L'agencement du Temple, avec le Saint des Saints qui n'est accessible, une seule fois par an, qu'au seul Grand-Prêtre, reflète aussi ce type de conception. Et aussi l'idée, énoncée plusieurs fois dans la Bible, qu'il faut se garder de voir Dieu, car voir Dieu c'est mourir.

Mais ceci n'est pas le tout du rapport entre Dieu et les hommes dans l'Ancien Testament. Car d'autres textes montrent un Dieu qui entre en conversation avec des hommes, ainsi avec Abraham plusieurs fois. Cette familiarité n'empêche pas le respect, Abraham se prosterne, il obéit même quand il ne comprend pas, mais ce respect n'implique pas de tabou. C'est surtout dans les livres des prophètes que se révèle un Dieu qui n'anéantit pas ce qui accède à son domaine. Le sacrifice d'animaux implique que ce qui a été offert à Dieu meure, mais les prophètes mettent au-dessus du sacrifice d'animaux l'offrande d'un coeur brisé, le respect du faible, la conduite morale, toutes choses dans lesquelles l'humain n'est pas écarté ou nié, mais surélevé.

Un texte précieux est celui de la vocation d'Isaïe, au chapitre 6. Il a vu le Seigneur assis sur un trône très élevé, il a entendu les séraphins chanter la sainteté du Seigneur. À cette vision, sa réaction est de s'écrier : "Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres souillées … Mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur, le tout-puissant". Il a pénétré sans le vouloir dans le monde du sacré intouchable, il prend conscience de ce qu'il y a en lui d'impur, d'incompatible avec le divin, et il est épouvanté. Mais au lieu qu'il meure, voici qu'un ambassadeur de ce divin vole jusqu'à lui et purifie ses lèvres, le purifie. Alors il peut dire sans crainte au Seigneur : "Me voici". Il croyait ne pouvoir être entré sans en mourir dans le sacré intouchable, le sacré qui maudit, il se retrouve purifié par la relation avec le Trois fois Saint, et prêt ainsi pour la vie et la prophétie.

Jésus

L'action de Jésus se situe dans la ligne des prophètes. Il se montre libre à l'égard des tabous de la civilisation juive. Il touche les malades et se laisse toucher par eux.. On pourrait objecter que c'est parce que, tant que la résurrection n'est pas advenue, sa divinité est restée volontairement voilée. Mais, quand cette divinité se dévoile, ce qui va se révéler aux premiers chrétiens ce n'est pas un Jésus qui aurait cessé d'être homme (il a allumé un feu, il mange avec ses disciples retrouvés), c'est l'Incarnation, autrement dit l'entrée volontaire de Dieu à part entière dans l'humain, ce qui est le contraire d'une coupure d'avec l'humain.

Les mots du christianisme latin

La foi chrétienne en Occident a d'abord parlé grec, en particulier dans cette ville cosmopolite qu'était alors Rome. Dès la fin du second siècle les Églises d'Afrique (la Tunisie actuelle) parlent et célèbrent en latin. Rome suivra dans les activités quotidiennes dès le milieu du 3ème siècle, dans la liturgie au 4ème. Partout en Occident le latin est maintenant appelé à exprimer la foi et la prière des chrétiens.

Quel adjectif va-t-on utiliser pour désigner ce qui est sacré aux yeux du chrétien et de l'Église ? Cela n'a pas été sacer, demeuré extrêmement rare, cela a été sanctus. Le refus de tout ce qui pouvait rappeler le "sacré" impérial a pu jouer pour une part, mais il est permis de penser que c'est surtout l'accord naturel de la conception chrétienne du religieux et du divin avec le sens de sanctus, et une incompatibilité de fond de l'Incarnation avec la séparation radicale qu'implique sacer, qui ont entraîné ce résultat.

Cela ne voulait pas dire, aux yeux des chrétiens, qu'il n'y aurait pas eu à manifester du respect pour ce qui est saint, mais ce respect doit respecter la vérité de la sainteté chrétienne. Saint Paul s'élève contre ceux qui transforment le repas du Seigneur en beuverie (1 Co 11, 20), il ne demande pas que cela cesse d'être un repas, car telle est la vérité de la Cène vécue par Jésus.

Les retours du sacré de séparation

À vrai dire, ce sacré-là n'a jamais disparu, même à proximité de chez nous. Le refus de l'Incarnation par le judaïsme qui survit à la destruction du Temple, et plus tard par le Coran, s'appuie sur une conception de la transcendance de Dieu qui, sans retenir les aspects les plus extrêmes du sacré de séparation et de malédiction (je n'oublie pas que le Dieu de l'islam est aussi "clément et miséricordieux"), relève cependant de cette tendance. La persistance dans ces religions de tabous alimentaires, dans l'islam d'immolations d'animaux, va dans ce sens.

Dans le christianisme même, un retour au sacer est toujours possible, parce qu'il s'agit d'une tendance largement répandue (faut-il la dire naturelle ?) dans l'humanité. C'est une tentation. Saint Ambroise rapporte que son frère Saturus et lui se ressemblaient beaucoup, et que dans les rues de Milan il arrivait qu'on les confonde. C'est la preuve que dans la vie de tous les jours au 4ème siècle l'évêque n'était pas distingué par un habit le mettant à part. À faire savoir aux nostalgiques de la soutane, qui se désolent de ce que l'habit ne signale plus dans la rue la sacralité et la mise à part du prêtre.

J'ai fait allusion plus haut au respect pour le repas du Seigneur, pour l'eucharistie. La vérité de l'eucharistie est d'être une nourriture pour la foi et pour le progrès du chrétien. Dans l'antiquité, elle était certes interdite à celui qu'une faute publique des plus graves (meurtre, apostasie, adultère) avait exclu de la communauté, tant qu'il n'avait pas fait pénitence et été réconcilié. Mais on ne pensait pas que les faiblesses de l'existence quotidienne devaient en écarter le fidèle, au contraire. Et l'on n'hésitait pas à emporter chez soi dans un petit coffret le pain consacré lors de l'assemblée du dimanche pour pouvoir nourrir du Christ sa vie et ses difficultés de la semaine.

Mais peu à peu on s'est mis à avoir peur de n'être pas assez pur pour recevoir le Christ, on devait se préparer par des efforts particuliers à ce grand honneur, et après la généralisation, au Moyen Âge, de la confession individuelle confidentielle, le laïc souvent n'a plus communié qu'après une confession. De nourriture pour nos forces spirituelles la communion était devenue presque une récompense pour l'innocence sacramentellement retrouvée. J'ai lu qu'un saint aussi engagé dans l'amour de Dieu que l'a été saint Louis ne communiait (ne se permettait de communier) que cinq fois par an. On retournait ainsi au sacré séparé, au sacré qui est dangereux si on n'y met pas les formes nécessaires. Si l'on croit à la présence du Christ dans l'eucharistie, il est certes normal de traiter avec grand respect cette présence, mais il ne faut pas oublier que le motif de cette présence est de nous nourrir, et non d'être adorée bien enfermée dans un ostensoir. À partir du moment où le salut du Saint Sacrement est devenu plus fréquenté que la communion, l'ordre normal des choses était renversé.

On a de même considéré que le laïc n'était pas assez rituellement pur pour toucher le Seigneur se donnant en nourriture (mais en quoi la langue est-elle plus pure que les mains ?), on est arrivé à des hosties si minces (pour qu'elles se dissolvent dans la bouche sans qu'on ait besoin de se permettre d'y mettre les dents) qu'elles ne ressemblaient plus en rien à du pain ni à quelque aliment que ce soit. Etc. Etc.

Dans l'Église catholique romaine, une certaine réaction à l'égard des excès du sacré de séparation a commencé à se faire jour avec les recommandations de Pie X (eh oui, Pie X, le pourfendeur du modernisme !) en faveur de la communion fréquente. Avec Vatican II on a pu aller plus loin. À mes yeux, la réception de la communion dans la main n'est pas anecdotique, l'emploi d'un geste plus naturel signifie une plus grande fidélité au sacré de sainteté (la sainteté de l'Incarnation) et une distance par rapport au sacré de tabou. Et quand, aujourd'hui, quelques prélats et quelques prêtres traditionalistes (j'en ai subi un comme curé d'un lieu de vacances) se plaignent que le respect du sacré se perd par la familiarité du geste et veulent imposer qu'on tende à nouveau la langue en position agenouillée, ils ne se rendent pas compte que leur sacré est plus païen et (partiellement) vétérotestamentaire qu'évangélique.

Le sacer exclut l'humain, la sainteté le purifie.

Réflexion à approfondir, notamment pour mieux comprendre comment le Tout-Autre se fait tout proche, sans balustrade protectrice, en demeurant Tout-Autre.

Michel Poirier
Pastel de Pierre Meneval

1- On pourrait, on devrait peut-être, m'objecter qu'après l'établissement du régime impérial, de manière retenue d'abord, mais ensuite très fermement, le terme sacer a été employé pour les activités de l'empereur et les objets qui lui sont liés, alors que l'empereur restait parmi les hommes et en rapport avec les autres hommes. Mais ces rapports ont été de plus en plus codifiés, et l'humanité de l'empereur était très provisoire, la mort le faisait passer dans le monde des dieux, devenir divus. Et très vite la procédure de lèse-majesté a condamné à mort celui qui, par une offense qu'on aurait considérée comme légère à l'égard d'autres, attentait à la sacralité de l'élu des dieux. / Retour au texte