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Vingt siècles de christianisme

Pour tous ceux qui désirent connaître, ou se remettre à l'esprit, l'histoire du christianisme depuis les origines jusqu'à aujourd'hui, nous ne saurions trop recommander la lecture de ces pages. Michel Poirier a su nous présenter l'Eglise en quelques chapitres qui, de façon pédagogique et concise, nous évitent la lecture de plusieurs gros volumes d'une encyclopédie.

(3) Commentaires et débats

Présentation de vingt siècles de christianisme
L'Eglise des origines Le temps des Pères de l'Eglise
L'Eglise au Moyen Age
L'Eglise au siècle des Réformes
L'Eglise de la Contre-Réforme aux Lumières
L'Eglise des lendemains de la Révolution à Vatican II


Présentation


Ce survol de vingt siècles de christianisme a été rédigé à l'origine en complément d'un travail oecuménique à plusieurs voix portant sur le Catéchisme de l'Eglise catholique. Que venait-il faire là ? Car ce catéchisme présente la foi, les sacrements, la vie et la prière du chrétien en eux-mêmes aujourd'hui, hors de toute perspective historique.

C'est précisément ce caractère intemporel qui appelait un complément. Le christianisme n'est pas une doctrine désincarnée, il est d'abord un événement qui pour les croyants porte un nom : Jésus, fils de Marie, mort et ressuscité au sein du peuple juif au temps de l'empereur Tibère, Christ et Seigneur pour le reste de l'histoire et pour l'éternité ; et il est ce même événement continué dans ce corps du Christ que ne cessent d'être au long des siècles l'Eglise et les chrétiens qu'elle rassemble, bon grain et ivraie mêlés jusqu'à la fin des temps.

La doctrine elle-même, dans l'expression qu'elle reçoit en chaque époque, dans les formes changeantes de son approfondissement et parfois de ses déviations, la doctrine a une histoire, et ce que professent nos Eglises aujourd'hui vient de là. Si l'événement est bien, comme le pensait Pascal, un maître que Dieu nous envoie de sa main, il importe ici de mettre devant nos yeux notre histoire, de suivre les détours qu'elle a pris, de reconnaître autant que possible les impasses où elle s'est fourvoyée et les défis qu'elle a relevés, de chercher comment l'Esprit Saint a préservé et fait progresser l'essentiel.

Il ne peut être question, en six étapes comme celles-ci de présenter l'histoire de vingt siècles de christianisme sous toutes ses faces. On préférera prendre successivement dans la lumière du projecteur un nombre limité d'événements, d'évolutions, de débats, dont les enjeux auront paru importants et significatifs aux simples chrétiens que nous sommes.



Tapisserie de l'atelier Mes-tissages
d'après un pastel de Pierre Meneval



L'Eglise des origines

1. L'annonce du salut en Jésus mort et ressuscité et reconnu Christ et Seigneur

2. La rupture avec la synagogue

3. Vers de nouvelles écritures, de l'Evangile aux évangiles

4. Organiser une communauté perpétuant le Christ et animée par l'Esprit
Les Douze/ Les charismes/ Les charismes institutionnels/ La question du sacerdoce

5. L'Eglise naissante et la société

6. L'Eglise naissante et le pouvoir politique. Pourquoi les persécutions ?

7. La génération d'Ignace et de Polycarpe, les derniers disciples des Apôtres


1- L'annonce du salut en Jésus mort et ressuscité,
reconnu Christ et Seigneur.


Au matin de la fête juive de la Pentecôte d'une année qui est probablement l'an 30 de notre ère, la première manifestation publique de l'Eglise fut celle-ci, selon les Actes des Apôtres : Pierre s'adressa à une foule de juifs pieux qu'avait attirés un bruit insolite - comme un violent coup de vent - et qu'avait retenus l'étonnement d'entendre ceux qui sortaient de la maison ainsi ébranlée parler dans toutes les langues possibles. Que leur disait-il ? "Jésus, cet homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes .., vous l'avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies ; mais Dieu l'a ressuscité (littéralement : l'a fait se relever, l'a remis debout) en le délivrant des douleurs de la mort .. Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié." Et à la question "Que devons-nous faire ?", Pierre répond : "Convertissez-vous ; que chacun reçoive le baptême au nom de Jésus Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit .. Sauvez-vous de cette génération dévoyée." (Actes, 2, 22 .. 40)

Annonce de la résurrection, par laquelle Dieu manifeste que Jésus est revêtu de la Souveraineté et est le Messie attendu ("christ" en grec est l'équivalent de "messie" en hébreu ; les deux mots signifient "consacré par une onction"), invitation à recevoir le salut par la conversion et le baptême au nom de Jésus, voilà le premier message. Certes, Luc n'était pas là, et il n'a écrit ce texte que plusieurs décennies plus tard, d'après des témoignages. Mais le même message est présent dès le plus ancien livre du Nouveau Testament, la première lettre de Paul aux Thessaloniciens : "Nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité" (4,14), "Dieu ne nous a pas destinés à subir sa colère, mais à posséder le salut par notre Seigneur Jésus Christ, mort pour nous afin que ... nous vivions unis à lui" (5,9-10).

Cette annonce du salut en et par Jésus, le Christ Seigneur, mort et ressuscité, c'est ce qu'on appelle souvent le "kérygme", d'un mot grec habituellement appliqué à la vie politique ou internationale des cités, et qui signifie "proclamation officielle, par la voix du héraut". On annonce ainsi la paix ou la guerre, la convocation à une assemblée, etc. Le missionnaire chrétien est le héraut du Christ et du salut.

Selon les Actes des Apôtres, ce sera d'abord le cas de Pierre, de Jean, d'Etienne, auprès des juifs à Jérusalem (chapitres 2 à 7), puis de Pierre encore et du diacre Philippe ailleurs en Palestine, y compris auprès de païens et de Samaritains (8 à 11). Ce sera le cas ensuite de Barnabé, de Paul et d'autres à travers le monde païen, en Syrie, à Chypre, en Asie mineure (la Turquie d'aujourd'hui), en Grèce, et jusqu'à Rome où Paul finira par arriver (11 à 28).

Parallèlement à cette proclamation, le récit des Actes mentionne des misions qui poussent les disciples toujours plus loin de leur monde mental et géographique d'origine (8,26 ; 10,11-16 ; 16,9 ; 23,11 etc.) et des guérisons qui accompagnent leur prédication (3,2-8 ; 5,15 ; 9,34 et 40 ; 19,11 ; 28,8-9 etc.). Ces événements exceptionnels sont là comme des signes que l'Esprit est à l'oeuvre, qu'il anime et authentifie l'activité apostolique.

Mais les persécutions et les échecs, de caractère certes beaucoup moins miraculeux, contribuent aussi à l'expansion de la nouvelle Voie de salut, et la force de l'Esprit s'y manifeste tout autant : la persécution qui a lapidé Etienne amène ses compagnons "hellénistes" (juifs de langue grecque devenus chrétiens) à se disperser en Palestine et en Syrie et à y répandre la Parole ; lorsque Paul est chassé de Philippes, il passe à Thessalonique, et de même de Thessalonique à Bérée ; incompris à Athènes, il fonde une puissante communauté à Corinthe.

Le livre des Actes ne présente que des échantillons caractéristiques de cette activité missionnaire : il ne dit rien par exemple de l'annonce première de notre foi à Rome ou vers l'Orient mésopotamien. Mais nous savons par ailleurs, notamment par les traditions et les écrits recueillis au 4ème siècle par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique, que les apôtres et les premières générations chrétiennes ont porté l'annonce du salut en Jésus Christ dans toutes les directions.

Si d'un point de vue théologique il est légitime de penser que l'histoire de l'Eglise est commencée dès que son Seigneur a confié la continuité de sa mission et la perpétuation de l'Eucharistie aux disciples rassemblés autour de lui le Jeudi saint, pour la science historique l'Eglise manifeste de manière inaugurale son existence par cette annonce progressivement étendue du "kérygme".

2- La rupture avec la synagogue.

La première communauté, constituée à Jérusalem à l'appel de Pierre et des Douze par les baptisés de la Pentecôte et des semaines suivantes, était formée de juifs pour qui la circoncision, les interdits alimentaires, les consignes de pureté limitant les relations avec les païens, bref les prescriptions de la Loi, étaient chose naturelle. On se réunissait entre soi pour la fraction du pain en mémoire du Ressuscité, mais sans songer à renier la liturgie du Temple, à laquelle on continuait de participer. Cela était vrai non pas seulement de ceux qui parlaient araméen comme Jésus, mais aussi des "hellénistes". Ce qui prenait forme, c'était une voie de salut à l'intérieur du judaïsme, cela ne cherchait pas à faire schisme.

Des conflits étaient cependant inévitables.

Ce qui fondait la nouvelle communauté, et qui constituait la base de la prédication de Pierre, on vient de le voir, c'était l'affirmation que Jésus, condamné et livré au pouvoir romain par les autorités officielles du judaïsme, était sorti de la mort qu'on lui avait infligée, et devenait dès lors principe de salut pour ceux qui mettaient leur foi en lui. Comment les auteurs de la condamnation, si sûrs d'avoir agi pour le bien de la nation et du Temple (Jn 11,48-50), auraient-ils pu accepter cela ? Que Pierre donnât "au nom de Jésus Christ" la guérison à un boiteux (Ac 3,6), qu'on vît se multiplier ces guérisons et les ralliements à la foi en Jésus (5,12-16), c'était insupportable ! Donc, défense est faite aux apôtres de parler au nom de Jésus (4,18 et 5,40).

Lorsque malgré cela les conversions se multiplient à la fois parmi les juifs de la périphérie, les hellénistes, et parmi les juifs proches du Temple, les prêtres (6,7), le temps n'est plus de laisser faire en attendant le jugement de Dieu, comme l'avait proposé Gamaliel (5,38-39) ; le Grand Conseil, ou Sanhédrin, réagit brutalement, et c'est la lapidation d'Etienne (7,60) et la campagne d'intimidation menée notamment par Saul (8,3 et 9,1-2).

Persécutés, les premiers disciples ne se maintiennent pas moins à l'intérieur du judaïsme. La preuve en est qu'il faudra une vision et une injonction directe de l'Esprit pour que Pierre se décide à braver l'impureté légale et à entrer chez un non juif, le centurion Corneille (10,28) et à le baptiser avec tous les siens (10,48). La preuve en est que, un certain nombre d'années plus tard, lorsque Saul converti et devenu l'apôtre Paul annoncera Jésus Christ en Asie mineure puis en Grèce, il s'adressera en chaque ville d'abord aux juifs des synagogues, et ne se tournera vers les païens qu'après que la synagogue (mais non pas tous les juifs) aura refusé son message.

Cette conversion de païens à la foi dans le juif Jésus, à l'invitation des juifs Pierre ou Paul, pose une grave question : ces convertis doivent-ils passer par le judaïsme, c'est-à-dire par la circoncision et par l'observance des interdits alimentaires et sociaux contenus dans la Loi de Moïse, pour bénéficier du salut en Jésus Christ ? La réponse n'allait pas de soi.

C'est seulement l'intervention évidente de l'Esprit qui oblige Pierre à ne rien exiger d'autre de Corneille que de se soumettre au baptême, et il lui arrivera plus tard de louvoyer sur ces questions. Chez Paul, la conviction est plus ferme parce qu'elle procède d'une réflexion théologique approfondie : ce déçu de la Loi (impossible à observer à la lettre, elle dénonce le péché sans apporter la justification) comprend que le salut par Jésus Christ Seigneur, mort et ressuscité, n'est rien et perd toute puissance s'il n'est pas efficace à lui seul, si on éprouve le besoin de l'appuyer sur un préalable.

Mais cette doctrine passe mal à Jérusalem, chez les chrétiens juifs pour qui la Loi et le Temple vont de soi. Des émissaires venus de la ville sainte tentent alors de rappeler aux chrétiens des villes grecques ou hellénisées, en tout cas à ceux d'entre eux qui sont d'origine juive, les exigences de la Loi. Un moment, ils obtiennent de Pierre qu'il cesse de prendre ses repas avec des non juifs, et l'on a pu émettre l'hypothèse que la chrétienté d'Antioche est restée quelque temps scindée en deux groupes qui ne pouvaient prendre leur repas, donc célébrer l'Eucharistie, en commun. Selon les Actes, au chapitre 15, l'affaire fut traitée, et résolue, lors d'une réunion entre les Apôtres demeurés ou (comme Pierre) revenus à Jérusalem, les "anciens" de cette Eglise, et des délégués d'Antioche emmenés par Paul et Barnabé. C'est ce qu'on appelle parfois, un peu abusivement sans doute, le concile de Jérusalem. Il fut décidé de ne plus tourmenter les païens convertis avec de telles exigences. Point de circoncision, plus de restrictions dans les rapports sociaux du moment qu'on ne concédait rien à l'idolâtrie, seulement quelques interdits alimentaires qui tombèrent assez vite en désuétude.

Cela ne fut pas accepté aussitôt partout, et la crise mit plusieurs années à se résorber. Elle fut grave chez les Galates (une province de l'actuelle Turquie), comme en témoigne la lettre que Paul dut leur écrire.

Quoi qu'il en soit de ces soubresauts, on pouvait désormais être chrétien sans être juif. Plus aucun obstacle ne se dressait devant l'adhésion de païens, de "grecs", comme disait Paul ("il n'y a plus ni juif, ni grec" Ga 3,28). Le salut en Jésus Christ était offert à tout homme et à toute femme sans préalable. L'Eglise naissante cessait d'être une secte du judaïsme pour devenir une voie de salut indépendante, à part entière.

Certes, les chrétiens de Jérusalem et des districts voisins demeuraient dans le judaïsme, personne ne leur avait demandé d'en sortir, et Paul lui-même, lors de son dernier séjour, ne refusa pas de faire en cette ville comme eux et de s'y conduire en juif pieux (Ac 21,20-26). Ils pouvaient encore croire n'avoir pas, quant à eux, consommé la rupture acquise ailleurs. Mais la révolte juive contre les Romains, en l'an 66, amena l'Eglise de Jérusalem à se désolidariser de ce qui paraissait et fut en effet une folie, à quitter la ville et à se réfugier à Pella, au delà du Jourdain. Désormais, les "judéo-chrétiens" ne constituaient plus qu'une survivance, destinée à disparaître au bout de quelques générations.

L'Eglise gardait la conscience de son enracinement dans l'histoire du peuple juif, dans l'Alliance conclue par Dieu avec Abraham et sa postérité, et dans les textes qui en avaient consigné l'expérience et les révélations, cette Bible juive (lue alors dans sa traduction grecque) qui allait devenir pour les chrétiens l'"Ancien Testament". Mais elle était désormais libérée des prescriptions matérielles de la Loi (circoncision, aliments), et elle s'était rendue indépendante des instances régulatrices de la nation juive, ou plutôt de ce qui en restait, profondément transformé, après la destruction du Temple en 70 : il n'y avait plus de grand-prêtre, plus de sacrifices, seuls la synagogue et le commentaire de la Loi demeuraient. Chacun des deux rameaux issus du vieux tronc allait vivre sa vie séparément.

3- Vers de nouvelles Ecritures. De l'Evangile aux Evangiles.

Les Evangiles ouvrent dans nos livres le Nouveau Testament. Cela risque de faire croire qu'ils sont chronologiquement primitifs. C'est faux. Le texte le plus ancien est, vers l'an 50, la première lettre de Paul aux Thessaloniciens. Suivent ses autres lettres, et seulement ensuite les Evangiles tels que nous les lisons.

On ne retracera pas la genèse détaillée de chacun des quatre Evangiles. Cela mènerait trop loin, et chacun préférera se reporter pour satisfaire son éventuelle curiosité, sinon aux recherches des spécialistes, du moins aux introductions des grandes traductions récentes du Nouveau Testament, en particulier à celles que propose la Traduction Oecuménique de la Bible, ou encore la nouvelle édition (1998) de la Bible de Jérusalem. Notre propos sera plus modeste. On tentera de situer dans l'histoire du christianisme naissant la place que tient la mise en écrit de l'Evangile, sous la forme de ces quatre livrets.

L'histoire du christianisme, on l'a vu, commence par l'annonce de la Résurrection et du salut, par le "kérygme". Cette annonce fondamentale est cependant aussitôt complétée par un enseignement sur ce Jésus dont on proclame la résurrection et la seigneurie. Dès la Pentecôte Pierre mentionne ses miracles, et le discours d'Etienne devant le Sanhédrin (Ac 7,2-53) porte la trace d'une prédication qui replace Jésus dans la lignée des prophètes d'Israël. On peut tenir pour assuré que le "service de la Parole" (Ac 6,4) auquel se consacrent les Douze consiste en particulier en un rappel des grands enseignements du maître disparu et des épisodes significatifs de sa vie, dont ils ont été les témoins oculaires. D'autres disciples joignent leur témoignage au leur. A leur tour les convertis qui n'ont pas connu Jésus transmettent ce qu'ils ont entendu, ce qu'ils ont "reçu", comme écrira Paul (1Co 15,3).

C'est cette annonce détaillée, où souvent s'amorce déjà une réflexion guidée par l'Esprit Saint sur le sens des faits rapportés, qu'on appelle "Evangile", c'est-à-dire "bonne nouvelle" ou "message de salut". C'est cela, et non pas quelque livre, que Paul a en tête lorsqu'il écrit : "selon mon Evangile" (Rm 2,16). Le mot est très tôt devenu si courant qu'on le lit 48 fois dans ses lettres les plus certainement authentiques, dont 6 fois dès la première aux Thessaloniciens !

A mesure que les années éloignaient dans le passé l'événement fondateur, que les témoins oculaires vieillissaient ou disparaissaient, que grandissait le nombre d'intermédiaires dans la transmission du message, apparut la nécessité de mieux garder ce qu'on avait reçu, et d'éviter un éparpillement des traditions. La comparaison entre les Evangiles de Matthieu, Marc et Luc amène les critiques modernes à conclure qu'il a circulé au moins, avant nos Evangiles : un récit de la Passion, une trame narrative allant du baptême à la veille de la Passion et comportant un certain nombre d'événements, de miracles, de controverses, d'enseignements (à moins que ce soit Marc lui-même qui ait fourni cette trame aux deux autres) enfin, un ou des recueils de paroles de Jésus (les spécialistes parlent souvent, d'après le grec, de logia). Ce n'étaient pas encore les Evangiles que nous connaissons, mais des aide-mémoire dans lesquels les missionnaires-prédicateurs puisaient selon les nécessités de leur ministère. Certains de ces recueils peuvent avoir été rédigés d'abord en araméen.

C'est seulement sous la menace de la disparition totale, ou presque, de la génération qui avait connu Jésus, en tout cas après les martyres de Pierre et de Paul, que, dans telle ou telle communauté locale ou régionale, des évangélistes, écrivant en grec et citant l'Ancien Testament d'après la traduction grecque, ont rédigé ce qui est entre nos mains. Ils sont partis des recueils déjà existants, qu'ils ont combinés, en y mêlant d'autres traditions propres à chacun, et ont écrit non pas une biographie de Jésus destinée à satisfaire une curiosité de nature historique, mais un ensemble, organisé plus ou moins chronologiquement, de renseignements sur Jésus, son origine (pas toujours), quelques événements marquants de sa vie publique avec un choix de miracles et de grands enseignements, sa Passion, ses apparitions de ressuscité, tout cela en vue du message à transmettre, de l'"Evangile" au premier sens du mot.

Ainsi sont nés successivement, pour des publics différents, d'abord l'Evangile de Marc (peu avant 70 ?), puis ceux de Matthieu et de Luc, ce dernier prolongé un peu plus tard par les Actes des Apôtres de la main du même auteur. L'Evangile selon Jean ne fut écrit qu'à la fin du siècle, à partir d'une tradition qui lui est largement propre ; loin de chercher à tout raconter, il sélectionne un petit nombre d'événements, et enrichit chacun d'eux d'un commentaire mis dans la bouche de Jésus, qui en approfondit la signification.

Ainsi, dans l'Eglise des origines, l'Evangile annoncé est premier par rapport aux Evangiles-textes, aucun de ceux-ci n'épuise le contenu de celui-là. L'Ecriture chrétienne ne tombe pas du ciel toute faite, elle est le produit d'un processus en Eglise sous la motion de l'Esprit. Dès lors ce qui est fondateur, ce n'est pas le texte en sa littéralité de texte, c'est l'événement dont les textes sont ensemble la trace : Dieu intervenant dans l'histoire des hommes par son Fils et par son Esprit. En avoir conscience peut aujourd'hui nous préserver de dangereux fondamentalismes exposés à la dérive des intégrismes.

Ajoutons que, si les quatre Evangiles virent leur autorité s'établir rapidement, ce n'est qu'au second siècle que s'est imposée l'idée d'un "Nouveau Testament" d'Ecritures chrétiennes s'ajoutant aux Ecritures juives, et comprenant, outre les Evangiles et le livre des Actes, le corpus des lettres pauliniennes et quelques autres écrits. La liste de ces lettres et de ces écrits fut assez longtemps l'objet de débats, et ne devint définitive qu'au quatrième siècle. En chemin on avait refusé d'admettre toute une littérature d'Evangiles et d'Actes "apocryphes", dans lesquels l'imagination et le goût du merveilleux avaient brodé autour des données de la tradition authentique.

4-Organiser une communauté perpétuant le Christ
et animée par l'Esprit.


Tout nouveau, tout beau. Dans l'enthousiasme des commencements, il ne semble pas nécessaire de fixer des règles de fonctionnement et des procédures de nomination de responsables. D'ailleurs, une communauté qui a reçu avec un tel éclat l'assistance de l'Esprit de Jésus lors de la Pentecôte a-t-elle besoin de structures organisées ?

Elle en a besoin, cela se révélera vite. Et même, elle en a une dès l'origine.

Les Douze

En effet, le groupe des Douze, ou des douze Apôtres (Mt 10,2 ; Lc 6,13), choisis par Jésus pour l'accompagner en permanence, pour être les témoins autorisés de ses actes et de ses paroles, et pour l'assister au sein de la communauté plus large des disciples, ce groupe ne s'est pas dissous après le départ du maître, qui selon l'Evangile de Matthieu (28,19) confirmé par Marc (16,15) venait au contraire de le charger de "faire de toutes les nations des disciples".

Le récit de l'élection de Matthias (Ac 1,15-26), destinée à combler le vide laissé par la défection de Judas, signifie que Pierre et les dix autres rescapés ont eu très vite conscience dans l'Esprit que leur charge demeurait et demeurerait, et que ceci devait se faire par l'agrégation au groupe subsistant de membres nouveaux, choisis parmi les témoins fidèles selon un processus associant le groupe à compléter, l'assemblée de tous les croyants, et le choix de Dieu (représenté ici par le tirage au sort).

Dans toute la première partie des Actes ce groupe, au sein duquel Pierre est le plus en vue et joue le rôle de porte-parole, est au centre de la communauté, et c'est lui qui, devant une première crise interne entre "hébreux" et "hellénistes", prend l'initiative de l'institution des Sept (Ac 6,1-6).

Ultérieurement un certain nombre d'Apôtres, dont Pierre, quitteront Jérusalem pour des voyages missionnaires ; Jacques le "frère" du Seigneur, devenu le pivot de la communauté de Jérusalem, sera lui aussi tenu pour Apôtre, s'il ne faisait pas déjà partie du groupe. C'est auprès des Apôtres (Ac 9,27) ou plus précisément de Pierre et Jacques (Ga 1,18-19) que Saul se rend pour faire reconnaître sa nouvelle appartenance après sa conversion. Plus tard les voyages missionnaires de Barnabé et de Saul devenu Paul les amèneront à exercer à leur tour la fonction apostolique à l'égard des communautés qu'ils fondent ou qu'ils visitent, des gens comme Tite et Timothée prendront le relais. Il serait peu vraisemblable que l'activité des autres Apôtres n'ait pas été relayée de même.

Enfin la réunion ou "concile" de Jérusalem pour régler la question de la circoncision et des observances légales montre qu'un problème important amène sinon tous les Apôtres, du moins ceux qui sont disponibles, à se réunir au sein d'une Eglise et à prendre avec les responsables (les "Anciens") de cette Eglise et avec l'Esprit Saint (Ac 15,28) les décisions libératrices.


Les charismes

Dans saint Paul, le mot grec kharisma désigne un don fait par la grâce de Dieu à un homme ou à des hommes, soit de manière globale la grâce de la justification (Rm 5,15 et 5,16), soit plus particulièrement la vocation à un état de vie, célibat ou mariage (1Co 7,7), et enfin à plusieurs reprises dans le chapitre 12 de la Première aux Corinthiens les capacités diverses distribuées à divers chrétiens pour l'édification (dans tous les sens que nous donnons à ce mot) de l'Eglise : apostolat, prophétie, sagesse, discernement des esprits, service, présidence, qualités pastorales, don de guérir, d'enseigner, de gouverner, de parler en langues, d'interpréter celles-ci, etc. (1Co 12, complété par Rm 12,6-8 et Ep 4,11).

Ces "charismes" diversifiés, qui ne sont jamais présentés en une liste bien arrêtée et close, sont tous selon Paul un cadeau de l'Esprit (1Co 12, 8-11) et doivent être reçus comme complémentaires, et non rivaux, dans l'unique corps ecclésial du Christ. Ils animent ensemble l'Eglise selon la spontanéité de l'Esprit, mais peut-on se contenter de cette spontanéité ? Certains d'entre eux prennent un caractère institutionnel et permanent.


Les charismes institutionnels

Il a déjà été question des Apôtres. Rm 12,7 mentionne le "service", en grec diakonia. Le mot diakonos est employé habituellement, dans les Evangiles comme dans les Epîtres, au sens banal de serviteur (d'un roi, de Dieu, des disciples, de la justice ; au contraire d'autres mots grecs pouvant désigner des serviteurs, diakonos n'implique pas l'esclavage). En quelques endroits, il s'agit déjà d'un ministère dans l'Eglise, par exemple lorsque Paul adresse une lettre aux "saints qui sont à Philippes avec leurs épiscopes et leurs diacres" (Ph 1,1) ou lorsqu'il recommande aux Romains "Phoebé, diakonos de l'Eglise de Cenchrées", ce qui indique que la fonction pouvait être remplie par les deux sexes. Il s'agissait surtout, semble-t-il, de s'occuper de l'aide apportée par l'Eglise à ses nécessiteux.

Les Sept avaient-ils été les premiers diacres ? Ce nom ne leur est pas donné, mais les Apôtres les ont institués pour qu'ils veillent à un meilleur "service" des tables (Ac 6,2 utilise ici le verbe diakonein) au profit des veuves hellénistes jusque-là négligées dans le "service" (diakonia) quotidien (Ac 6,1).

D'autre part on a déjà fait mention, à propos du "concile" de Jérusalem, des "Anciens" de cette Eglise. Les Anciens, en grec presbuteroi (étymologiquement : les plus âgés), jouaient un rôle important dans le judaïsme contemporain, soit à Jérusalem où ils se joignaient aux scribes pour former autour du grand-prêtre le Conseil ou Sanhédrin (Mt 26,57 etc. ; Ac 4,5), soit dans l'animation des synagogues locales (Lc 7,3 - trois siècles plus tard, c'est encore un conseil de presbuteroi qui dirige la synagogue d'Apamée en Syrie, comme l'atteste un texte inscrit sur mosaïque). Tout naturellement les Eglises recoururent au même mot que les synagogues pour nommer leurs propres animateurs, en qui se manifestait le charisme de présidence (ou de gouvernement, ou de pastorat ; le terme varie selon les épîtres). Lorsqu'on traduit le mot par "presbytres" dans ses emplois chrétiens, on escamote cet emprunt.

Dans le Nouveau Testament, ces presbytres ou anciens sont mentionnés, outre Jérusalem, à Ephèse (Ac 20,17), dans le champ d'apostolat de Timothée (1 Tm 5,17 : "les anciens qui exercent bien la présidence méritent double honneur, surtout ceux qui peinent à la parole et à l'enseignement") et de Tite (Tt 1,5 : "établis dans chaque cité des anciens"). Il en est question encore dans l'épître de Jacques (5,14) et la première de Pierre (5,1).

Mais un second mot sert à nommer les responsables, le mot episcopoi, littéralement" ceux qui veillent sur" en même temps que "ceux qui surveillent", à la fois "protecteurs" et "inspecteurs". Il est déjà présent dans les Actes (20,28), moins pour désigner une catégorie particulière que pour dire, dans le discours de Paul aux presbuteroi d'Ephèse, en quoi consiste leur mission. Dans l'adresse de l'épître aux Philippiens (1,1), il s'agit au contraire nettement d'un mot identifiant des responsables de la communauté, et en 1 Tm. 3,2, les mêmes exigences sont formulées à l'égard du candidat episcopos qu'en Tite 1,6, à l'égard du candidat presbuteros, lequel d'ailleurs est nommé episcopos au verset suivant. En 1 Pierre 5,2 il est demandé aux presbuteroi de paître leur troupeau en "veillant bien" (episkopountes) sur lui. On a bien l'impression que les deux mots sont interchangeables.

Comment ces presbuteroi-episcopoi sont-ils choisis et institués ? Rien n'est précisé. Ce n'est pas pour eux mais pour les Sept que l'imposition des mains par les Apôtres est notée. Imposition des mains encore lorsque l'Eglise d'Antioche envoie Barnabé et Saul en mission. Il est vraisemblable que ce rite était devenu usuel pour conférer officiellement une mission, mais on ne peut rien dire de plus. L'intervention de l'Apôtre itinérant, fondateur d'Eglises, n'est mentionnée que dans Tite et dans un passage des Actes (14,23), et de toute façon se conjuguait avec celle de l'assemblée de l'Eglise.

Résumons : les Apôtres, en collège à Jérusalem ou itinérants, déléguant éventuellement à des disciples formés tels que Tite et Timothée, les presbytres-épiscopes présidant collégialement les Eglises locales, les diacres assurant le service de la charité ecclésiale, tels paraissent se mettre en place les charismes qui structurent la communauté. Leur rôle propre ne supprime pas les autres charismes, parmi lesquels Paul met particulièrement en relief l'enseignement et le prophétie.


La question du "sacerdoce"

Il est important de remarquer ici que le Nouveau Testament n'utilise jamais pour désigner les apôtres, les presbytres-épiscopes et les diacres, ni d'ailleurs pour aucun baptisé pris individuellement, le mot hiereus (en latin sacerdos) par lequel sont identifiés les prêtres, c'est-à-dire les sacrificateurs, du paganisme et du judaïsme. Dans l'Eglise des origines, seuls sont nommés ainsi le Christ, nouveau et définitif grand-prêtre, et les baptisés pris collectivement, constitués en "sacerdoce royal" (1 P 2,9). C'est l'Eglise (souvenons-nous qu'elle est Corps du Christ selon saint Paul) qui offre le sacrifice du Christ et de ceux qui lui ont été unis par le baptême, non un "prêtre".

Qu'en est-il alors de l'Eucharistie ? Elle est célébrée, les textes l'attestent, mais ses modalités ne sont pas décrites, le détail des mystères n'a pas à être dévoilé dans un texte public. Il est évidemment logique que cet acte essentiel de l'Eglise soit accompli sous la présidence de ceux en qui s'exerce le charisme pastoral et de présidence, les apôtres et les presbytres, le fait est d'ailleurs attesté dès le second siècle ; il serait donc imprudent de le nier pour les premiers temps. Mais le Nouveau Testament est muet sur le sujet. De toute façon, leur rôle particulier dérive alors de leur responsabilité pastorale, et non d'un charisme de prêtre-sacrificateur, qui n'apparaît nulle part.

5- L'Eglise naissante et la société.

A quelles couches de la société appartenaient les chrétiens des premières générations ?

On a souvent dit, et écrit, que la nouvelle religion s'était répandue de manière privilégiée au bas de l'échelle sociale, parmi les esclaves, les petites gens. Un certain marxisme a vu naguère dans l'émergence du christianisme une forme de protestation, certes sur un mode plus symbolique que réel, contre les conditions faites aux humbles par un monde où la puissance de Rome et de l'empereur et la richesse d'une aristocratie peu nombreuse reposaient sur l'exploitation directe d'une masse d'esclaves et l'exploitation fiscale des provinces.

En fait, on sait peu de chose sur la composition sociale de l'Eglise naissante. Il y a des esclaves, tel l'Onésime de l'Epître à Philémon, ou les deux servantes que le gouverneur Pline le Jeune fait mettre en l'an 112 à la torture pour mieux s'informer sur les secrets supposés de la secte, et l'on n'oubliera pas que lorsque toute une maison se convertit, cela englobe aussi les esclaves domestiques. Mais des indices sérieux font penser aussi que la propagande chrétienne avait pénétré jusque dans le palais de l'empereur, d'ailleurs persécuteur, Domitien (81-96), en la personne de certains de ses cousins. Le milieu le mieux représenté dans le personnel apostolique et missionnaire semble celui des artisans à leur compte : pêcheurs comme les premiers disciples, Pierre en tête, tisserands de tentes comme Paul et le couple Aquila-Priscille. Des fonctionnaires impériaux (les "gens de la maison de César" que mentionnent les salutations de l'Epître aux Philippiens), des militaires comme le centurion Corneille, comptent aussi parmi les convertis. La condition et le métier de la plupart nous demeurent inconnus.

Ces renseignements partiels semblent cependant signaler une grande variété. Et le tableau idyllique que les Actes donnent de la première communauté, où tant de veuves et de démunis reçoivent des secours, suppose qu'un nombre suffisant de fidèles dans l'aisance a participé à la mise en commun des ressources. Tout compte fait, la primitive Eglise ne doit guère différer dans son recrutement de la société ambiante.

Elle ne cherche pas non plus à bouleverser l'ordre social. Que chacun demeure là où l'annonce du salut l'a trouvé, demande Paul, l'adhésion au Christ n'a pas à fournir un tremplin pour une évasion hors de l'esclavage et une ascension personnelle (1 Co 7,24). Il nous apparaît évident aujourd'hui que l'esclavage nie la dignité de l'homme, et qu'il n'a pas sa place parmi les chrétiens. Il était tellement ancré dans la civilisation antique, et surtout les conditions faites aux esclaves étaient si diverses, de l'horreur quasi concentrationnaire du travail dans les mines à la vie presque familiale avec les maîtres que menaient certains esclaves domestiques, que les moralistes posaient bien plus la question du traitement des esclaves (des humbles amis, selon Sénèque) que celle de l'esclavage lui-même. Il valait mieux être esclave-secrétaire chez Cicéron qu'homme libre sans maison ni champ ni outillage, n'ayant à louer que ses seuls bras.

L'esclavage ni les autres différences ne sont donc pas mis au ban de la société par l'Eglise des origines. Mais ils sont en quelque sorte abolis dans l'Eglise. Il n'y a plus, selon Paul, ni juif ni grec, ni homme ni femme ; il n'y a plus non plus ni homme libre ni esclave. Ce n'est pas une simple clause de style : le témoignage déjà cité de Pline le Jeune nous apprend que les deux servantes esclaves qu'il a fait mettre à la question sont ministrae de l'Eglise, c'est-à-dire diaconesses ; au début du troisième siècle un ancien esclave deviendra évêque de Rome. L'esclavage n'est pas banni autoritairement de la cité par l'Evangile, ni les différences de condition et de fortune, mais la manière dont l'Eglise les efface dans sa propre vie en subvertit fondamentalement la légitimité, et cette subversion portera peu à peu ses fruits jusque dans la société civile, du moins pour ce qui est de l'esclavage.

La réalité n'a pas toujours été conforme à cet idéal. Pour s'en tenir au Nouveau Testament, Paul (1 Co 11,21) et Jacques (2,2-4 et 5,1-6) aussi bien que les Actes (6,1) attestent que les petits n'ont pas toujours été respectés dans l'Eglise selon leur droit, c'est même pour porter remède à ce genre de scandale que le ministère diaconal des Sept a été institué.

Entre la communauté des fidèles et la société dans laquelle elle est immergée, la continuité n'est pas rompue. Mais on y vit sur des valeurs et des exigences originales. Cette situation est, et demeurera, riche à la fois d'ambiguïtés et de fécondités.

6- L'Eglise naissante et le pouvoir politique.
Pourquoi les persécutions ?


La religion polythéiste de Rome était une religion nationale, et sa célébration n'était pas séparable de l'activité politique et de la fidélité civique. Pourtant, on peut dire qu'elle était tolérante. Mais selon quelles modalités ?

Elle était tolérante par additions. On entend par là que le polythéisme romain, assez fruste dans sa représentation des dieux à l'origine, avait accepté au long des siècles de s'enrichir, soit en assimilant des dieux étrangers (ceux de la Grèce pour l'essentiel) à ceux de ses propres dieux dont les attributions étaient analogues, soit en accueillant le culte de dieux nouveaux et exotiques, y compris des cultes initiatiques un peu étranges (Mithra, Isis etc.), pourvu que l'ordre public soit sauf.

Mais cette bienveillance impliquait que les nouveaux venus reconnaissent, et pratiquent au moins dans les grandes occasions civiques, les cultes traditionnels, ainsi que le culte impérial rendu au "génie" de l'empereur régnant (voire à l'empereur lui-même lorsqu'il était mégalomane) et aux empereurs défunts dont on considérait qu'ils avaient rejoint le monde des dieux. Il n'y avait pas de place en principe pour une religion exclusive, pour une religion monothéiste.

Une exception avait été faite en faveur du judaïsme. Ce qui la rendait possible, c'est que la domination de Rome sur un vaste empire prenait dans de nombreux cas la forme, évidemment très largement fictive, d'une "alliance", soit conclue à l'origine volontairement par un peuple qui avait cherché un protecteur puissant contre des voisins entreprenants, soit imposée à la suite d'une défaite (qu'on songe aux protectorats de notre époque coloniale). Précisément, l'alliance entre Rome et les juifs datait du temps de Judas Macchabée, lorsque le peuple juif cherchait à desserrer l'étreinte exercée par la monarchie séleucide de Syrie, qui prétendait imposer à Jérusalem le polythéisme du monde hellénistique (1 M 8,17-32).

Il est donc compréhensible que Rome ait concédé un statut particulier au monothéisme juif, en permettant à ce peuple périphérique de s'abstenir de prendre part aux cérémonies romaines, à charge seulement pour lui de prier son Dieu en faveur de Rome et de l'empereur. Mais l'exception était unique, et tout autre monothéisme, surtout s'il était pratiqué par des gens ne relevant pas d'un peuple "allié" défini, se trouvait littéralement hors-la-loi, hors de toute situation légale, sans qu'il soit besoin contre lui d'une législation particulière.

Tant que le christianisme naissant a pu passer pour une secte du judaïsme, il n'y avait pas de problème. Lorsque la rupture fut consommée, les chrétiens se retrouvèrent hors de tout droit, et la bonne volonté qu'ils manifestaient en continuant comme les juifs de prier leur Dieu en faveur de Rome et de l'empereur n'y changeait rien. Il devenait loisible à une cité, à un gouverneur, à un empereur, de châtier leur refus de participer à la religion commune, leur "athéisme".

En même temps, en l'absence d'une législation spécifique valable en permanence pour tout l'empire, qui semble n'être intervenue que beaucoup plus tard, on pouvait ne pas se préoccuper d'eux tant que leur abstention du culte public et leur participation à des cérémonies privées ne causait pas de scandale, ne mettait pas en danger la cohésion civico-religieuse du monde romain. C'est ce qui explique la position apparemment paradoxale de l'empereur Trajan qui enjoint de ne pas rechercher les chrétiens, mais de les condamner si, dénoncés nommément et publiquement, ils refusent de sacrifier aux dieux de la cité (Pline le Jeune, Correspondance 10,97).

Les persécutions des premiers temps ne furent donc pas systématiques, mais sporadiques. A Rome, Néron trouva commode de rejeter sur les chrétiens l'odieux de l'incendie de Rome, que la rumeur publique l'accusait d'avoir fait allumer : il les livra aux bêtes, les crucifia (c'est probablement alors que mourut Pierre), les fit enduire de poix et transformer en torches. Sous son règne encore, mais plus tard, Paul eut la tête tranchée. Domitien les persécuta aussi, mais ce ne fut qu'un aspect d'une cruauté plus largement dispensée. Dans les provinces, des dénonciations, comme celles qui obligèrent Pline à agir en 112, l'hostilité de foules surexcitées, comme à Lyon en 177, sans doute aussi le zèle païen de gouverneurs et de magistrats locaux, furent à l'origine d'arrestations et de supplices. Dans quelques cas, dont il a été question ou dont parlera la section suivante, il nous reste des documents précis et sûrs. Dans d'autres, il est difficile de démêler ce qui est tradition authentique et ce que la piété des siècles suivants a ajouté ou embelli.

Quoi qu'il en soit, la persécution n'a été ni générale et constante, ni exceptionnelle et anodine. Le risque accompagnait l'existence chrétienne.

7- La génération d'Ignace et de Polycarpe.
Les derniers disciples directs des apôtres.


Sous Trajan, probablement vers la fin du règne, l'Eglise d'Antioche, en Syrie, fut secouée par une passagère mais vive persécution. Ignace, son évêque, fut condamné à être livré aux bêtes féroces à Rome dans l'amphithéâtre, pour le divertissement du peuple de la capitale. Un long voyage sous bonne garde l'amena de Syrie en Italie ; une des étapes fut Smyrne, dont l'évêque, Polycarpe, avait connu l'apôtre Jean. De Smyrne, Ignace écrivit à diverses Eglises du voisinage et à celles de Rome ; d'une étape ultérieure, il écrivit aux Eglises de Philadelphie et de Smyrne et personnellement à Polycarpe. Ces lettres nous sont parvenues, avec aussi une lettre de Polycarpe. Bien plus tard (en 156 ?) ce fut le tour de l'Eglise de Smyrne, et le très vieil évêque Polycarpe lui-même fut sommé en vain de renier sa foi et fut exécuté. Le récit authentique de son martyre fut aussitôt diffusé par une lettre de son Eglise, et nous avons cette lettre.

Tout ce dossier est riche de renseignements sur le christianisme de cette génération, et sur l'évolution depuis le temps des apôtres. Ouvrons-le rapidement.

Dans l'Apocalypse déjà, à la fin du premier siècle, il apparaissait que les Eglises à peine fondées se trouvaient troublées par des doctrines aberrantes, des spéculations pour initiés brodant autour du message, prétendant apporter une connaissance (une "gnose", selon le mot grec signifiant connaissance) plus profonde, et qui en réalité altéraient profondément la foi.

Quelques décennies plus tard, Ignace est amené à son tour à mettre en garde contre des déviations, dont la plus répandue à son époque semble avoir été le docétisme qui, sous couvert de préserver la perfection de la divinité, niait que Dieu eût pu se faire véritablement homme, et faisait de la chair de Jésus, donc aussi de sa souffrance et de sa mort, une pure apparence (dokèsis en grec). On voit l'enjeu : si Dieu a fait semblant d'être homme, si la résurrection est un spectacle et non une réalité, comment pouvons-nous y être associés pour entrer dans la vie de Dieu ? (Notons que six siècles plus tard le Coran, tout en refusant de voir en Jésus plus qu'un homme et un prophète, professera cependant lui aussi une conception docète de sa passion et de sa mort).

Il semble aussi que des doctrines judaïsantes, associant des spéculations sur les patriarches à un retour à l'observance de la Loi mosaïque, aient rencontré ici ou là quelque crédit. Tout cela, outre la déviance doctrinale dommageable en soi, pouvait diviser gravement les communautés. D'où l'insistance que mettent Ignace et Polycarpe, tout comme Clément de Rome l'avait déjà fait dans sa Lettre aux Corinthiens, à prêcher l'unité autour des responsables.

Précisément, l'organisation des responsabilités avait évolué. Dans la quatrième étape de ce survol, nous avions laissé les Eglises récemment fondées dans une situation où la supervision locale de chaque communauté était exercée par un groupe de presbuteroi ("anciens") appelés tout aussi bien episcopoi ("surveillants", "inspecteurs"), établis ou reconnus dans cette fonction, du moins chaque fois que les textes nous renseignent, par un apôtre, ou par un délégué d'apôtre tel que Tite. Ces apôtres ou délégués d'apôtres continuaient pour leur part à sillonner le monde méditerranéen ou seulement une région, et à superviser par des lettres et des visites les Eglises qu'ils avaient fondées ou organisées.

Selon le témoignage de la correspondance d'Ignace, l'institution d'un évêque à la tête de chaque Eglise locale s'est généralisée, sans qu'aucun texte contemporain ne vienne décrire explicitement comment on est passé d'une situation à l'autre. On peut penser que, à mesure que les premiers apôtres et leurs premiers délégués ont disparu, non sans laisser derrière eux de nouveaux délégués pour leur succéder dans le charisme apostolique qui ne devait pas s'interrompre, deux rôles se sont plus ou moins vite selon les endroits(1) superposés et confondus : celui du successeur d'apôtre, jusque-là itinérant, désormais fixé dans une communauté et bornant ses voyages à des visites de voisinage, et celui de leader local du collège des presbuteroi-episcopoi (cette fonction de présidence locale était apparue bien plus tôt qu'ailleurs à Jérusalem, en la personne de Jacques, "frère" du Seigneur).

Dès lors c'est à ce personnage qu'est réservé le nom d'episcopos (episcopus en latin), dont nous avons fait "évêque". L'episcopos est désormais unique dans la communauté locale, et il y exerce la présidence au milieu du groupe des presbuteroi, dont il est issu, et qui l'assiste en formant autour de lui une sorte de Sénat (le mot est chez Ignace). Pour ces presbuteroi, nous emploierons désormais le mot "prêtre", mais sans oublier que le terme de hiereus (ou de sacerdos en latin), par lequel étaient désignés les sacrificateurs païens ou juifs, continue à ne pas être employé pour eux.

Comme d'autre part les diacres sont toujours là, on doit considérer que dès ce moment la présence au service de chaque Eglise d'un évêque qui préside, d'un collège de prêtres ou presbyterium, et de diacres, est un fait acquis. "Attachez-vous à l'évêque, au presbyterium et aux diacres", crie Ignace à ses correspondants philadelphiens lorsqu'il a des craintes pour l'unité de cette Eglise. Et aux Smyrniotes, le troupeau de Polycarpe, il écrit : "Suivez tous l'évêque, comme Jésus Christ suit son Père, et le presbyterium comme les Apôtres ; quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu... Que cette eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en aura chargé. Là où paraît l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique." (catholique, c'est-à-dire universelle, non pas seulement universellement répandue, mais universellement unie en un unique réseau qui fait corps autour d'une même foi assumée totalement ; c'est, historiquement, le premier emploi du mot, absent du Nouveau Testament).

Continue-t-il à y avoir des diaconesses ? Le texte de Pline qui parle de ministrae est contemporain d'Ignace, et chez celui-ci même, la mention de "vierges appelées veuves " (Aux Smyrniotes 13) semble vouloir dire que les "veuves" ne sont pas seulement des femmes qui ont perdu leur époux et que l'Eglise entretient (ce monde ne connaît pas de sécurité sociale ni de pensions de réversion !), mais une catégorie dans l'Eglise jouant un rôle précis, ouverte à d'autres femmes que les veuves selon l'état-civil.

Au milieu du second siècle, Polycarpe meurt martyr à 86 ans. Il était sans doute le dernier témoin à avoir connu le dernier des apôtres de Jésus. Avec ce martyre s'achève l'histoire de l'Eglise des origines. Désormais nous entrons dans le temps des Pères de l'Eglise.

Michel Poirier

(1) Dès les débuts du second siècle dans les Eglises que connaît Ignace, mais après le milieu du siècle seulement en d'autres, dont peut-être Rome, si l'on en croit la contribution de Mgr Saxer au premier volume de l'Histoire du Christianisme (Paris, Desclée, 2000), p. 416. Retour au texte principal