En 2005 : « L’Église doit être présente là où elle ne l’a pas été. »
Question : Pape François vient de décéder, vous vous connaissez depuis longtemps. Peux-tu nous raconter comment est née votre amitié ?
Elle est née de l’Argentine. Ma tante, qui était sœur, est morte. Elle faisait partie des desaparecidos (des disparus), au temps de la dictature en 1977. Pendant des années, on n’a pas su ce qu’elle était devenue. En 2005, on a retrouvé et identifié son corps qui était avec celui des mères de la place de mai. Je suis allée à Buenos Aires pour l’enterrement de ma tante Léonie (1) ainsi que celui des autres disparues dont Alice Daumont, une autre de ses sœurs mais dont on n’a pas retrouvé le corps. L’enterrement m’a bouleversée. Je vivais en France, avec les forains ; j’aimais ma vie et je n’avais pas réalisé ce que pouvait être le temps de la dictature là-bas. Quand j’ai vu sur place, cela m’a bouleversée. J’ai visité le lieu où elle a été en prison et, le jour de l’enterrement, l’église de la Santa Cruz était pleine à craquer. Seulement il n’y avait pas de représentant de l’évêché et seulement quelques prêtres, ceux qui vivaient plus avec les pauvres. Et il y avait les familles, les mères, les grands-mères de la place de mai : tous ceux qui avaient souffert. J’ai pleuré pratiquement du début à la fin de la messe.
En revenant, dans l’avion je pleurais encore : on le sait bien les dictatures massacrent les gens – combien disparaissent encore aujourd’hui ! Seulement ce qui m’avait fait de la peine, et que je n’arrivais pas à accepter, est qu’une partie de l’Église était avec la dictature. Je me disais : cette Église-là n’est pas la mienne, je n’en veux pas. Je me suis dit que je voulais le dire. Le cardinal Bergoglio était l’évêque de Buenos Aires. Ce que je viens de raconter s’est passé le 5 septembre 2005 et, au mois d’octobre, il est venu à Rome pour le synode des évêques. Alors je lui ai écrit et je suis même allée à Saint Pierre pour poster la lettre parce que je ne voulais pas qu’elle se perde. Et je lui ai mis mon numéro de téléphone. Le soir même, il m’a téléphoné. Il m’a dit : « Merci ma sœur de m’avoir envoyé cette lettre. Mais je voulais vous dire que je n’étais pas étranger à cette situation : j’avais permis de les enterrer autour de l’Église. » J’ai dit : « Oui, mais ça ne suffisait pas. Il fallait une présence. Les gens avaient tellement souffert que maintenant l’Église doit être présente là où elle ne l’a pas été. » Il a été un bon moment en silence et il m’a dit : « Merci, ma sœur, c’est comme cela qu’on fait entre frères et sœurs. »
En 2013 : « Finalement peut-être que quelque chose va changer… »
Après, en 2013, quand il a été élu pape, j’étais sur la place Saint Pierre – c’était une journée grise, il pleuvait - et je n’avais pas compris mais quand j’ai entendu « Bergoglio », je me suis mis les mains dans les cheveux et je me suis dit : « Mon Dieu, comment est-ce que cela va se passer ? » J’avais quand même un peu peur, il faut dire la vérité. À peine un mois après, le 20 avril, nous étions amis avec celui qui était à ce moment-là son secrétaire après avoir été celui de Benoît XVI ; il venait souvent nous voir, à Luna Park, avec des amis. Je lui avais toutes les fois passé tous les documents que j’avais sur l’Argentine. Il me demande un livre dont j’avais fait la préface pour ma tante et un murales (fresque murale) sur les disparus qu’avait fait Pérez Esquivel (2). Il les a donnés au pape François.
Nous sommes en 2013 et celui-ci se rappelait ma lettre et mon téléphone qui dataient de 2005. Le 20 avril, on était invitées, avec Ana (?), à aller à la messe à Santa Maria. Après la messe, le pape nous a accueillies. Il m’a embrassée : pour moi c’était fini (mes doutes sur lui). Mais aussi, depuis qu’il était pape, j’écoutais toutes les émissions où il parlait. J’avais entendu le discours qu’il avait fait à la presse et je me souviens qu’il avait dit : « Combien je voudrais une Église pauvre avec les pauvres. » Je m’étais alors mise à pleurer parce que, pour moi, ma tante était morte pour cela. Et je me suis dit : « Finalement, peut-être que quelque chose va changer. »
Tu as rendu visite au pape François plusieurs fois, en assistant à ses audiences du mercredi. Et puis un jour c’est le pape qui vous a rendu visite à Ostie, où vous viviez. (…) Comment se fait-il qu’un beau jour c’est lui qui est venu chez vous ?
Avec le pape François, j’allais vraiment tous les mercredis et j’amenais toujours des amis avec moi, des amis de Luna Park… En sachant comment se mettre, il nous voyait et nous saluait toujours.
Quand on est allés vers lui, le 20 avril, on lui avait donné un petit album avec les photos d’où on était. Une autre fois, à une rencontre des Argentins, son secrétaire particulier était venu me saluer et m’avait dit que le pape avait aimé les photos et qu’il aimerait bien nous rendre visite. On savait qu’il venait à la paroisse qui est à côté de chez nous ; je lui ai écrit pour lui dire qu’il suffit de traverser la route pour être chez nous. Nous n’avions pas de réponse. Une demi-heure avant, le commandeur de la gendarmerie m’a téléphoné pour m’avertir que le pape voudrait passer nous voir mais qu’il fallait qu’il vienne avant pour voir comment c’est. Le Luna Park était tout décoré pourtant nous ignorions s’il allait ou non passer. Les amis avaient tout nettoyé, mis des drapeaux avec « Bienvenue papa Francesco », des ballons…
Avec le commandeur nous faisons le tour mais seulement c’était un dimanche après-midi et il y avait déjà des groupes de jeunes. Il me dit que la visite n’était pas possible car la sécurité n’était pas prévue pour cela. Je lui réponds : « vous ne pouvez pas nous faire cela quand même. Voyez comme c’est bien arrangé. Au moins passez avec la voiture. » Et c’est lui qui, tout d’un coup, me dit : « Mais où est-ce que vous habitez ? » Je lui réponds : « Mais là derrière. » Il est venu sur notre petit terrain. Là, on n’avait rien fait. C’était vraiment… comme c’est… normal. Et il me dit : « Mais c’est là qu’il faut qu’il vienne. » (…) Alors bien sûr, les amis se sont dépêchés de trouver des bâches pour couvrir un peu tout ce qui n’était pas trop beau. Au bout d’un quart d’heure, le commandeur m’a téléphoné pour me dire : « Dans un quart d’heure, on est chez vous. » (…)
Sœur Geneviève-Josephe
Conclusion : Pourquoi avoir privilégié ce témoignage ?
Nous interrompons la transcription de cet entretien à la moitié (11’09). Nous vous laissons écouter la deuxième moitié (de 11’09 à 22’36). Vous y découvrirez comment, grâce à cette petite sœur, ses amis, dont plusieurs sont des personnes transgenres, sont devenus des proches du pape François. Tous les amis de Sœur Geneviève sont devenus ceux de François au point de le considérer comme un membre de leur propre famille : https://www.youtube.com/watch?v=qQciwmtdBFc
Nous avons choisi ce témoignage entre tous ceux qui ont été écrits sur François parce qu’il nous a semblé le plus fondamental. Si le pape dirige l’Église catholique, cette Église est fondée en Jésus-Christ là où il n’y a plus entre ses membres ni hommes, ni femmes, ni esclaves ni hommes libres… ni clercs ni laïcs. Elle s’enracine dans le Christ, là où l’amitié entre un pape et une toute petite sœur permet de s’écouter, de se déplacer les uns vers les autres et d’être reçus comme membres d’une même famille par les plus marginaux.
Ce déplacement ne peut faire l’objet d’aucune loi. Il les dépasse toutes. Mais il conduit au cœur de l’humanité, là où la vie jaillit par-delà toutes les lois du monde et celles des religions. Ce lieu est celui du Dieu de Jésus-Christ pour les chrétiens. Cette petite sœur, en larmes, - devant la dépouille de son ami dans la plus grande basilique du monde et qu’aucun protocole n’a pu arrêter – en est, selon nous, le signe visible (3) . Leur rencontre est Sacrement de Dieu pour les croyants au Dieu de Jésus-Christ.
L’équipe animatrice, mise en ligne en mai 2025
Tenture d'Adolfo Pérez Esquivel
1- Léonie Duquet et Alice Daumont sont les deux religieuses françaises assassinées en Argentine durant la période de dictature militaire (1976-1983). Leurs noms est très connu dans ce pays.
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2- Adolfo Pérez Esquivel, né le 26 novembre 1931 à Buenos Aires (Argentine) est un artiste argentin engagé, qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1980 pour son travail de promotion des droits de l’homme et de dénonciation des dictatures militaires en Amérique latine. / Retour au texte
3- On peut trouver cette photo, par exemple, à la page : https://www.msn.com/fr-be/actualite/other/la-religieuse-qui-a-boulevers%C3%A9-le-vatican-l-adieu-bouleversant-de-s%C5%93ur-genevi%C3%A8ve-%C3%A0-son-ami-le-pape-fran%C3%A7ois/ss-AA1DZfyB / Retour au texte