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Bayadeya en Egypte
Xavier Subtil

Bayadeya est un village à 300 Km au sud du Caire, au bord du Nil. Dans cette région, les Coptes, chrétiens d'Egypte dès les premiers siècles du christianisme, furent et demeurent très nombreux. Xavier Subtil, Frère des Ecoles Chrétiennes, y réside depuis de nombreuses années. Au cours de son dernier passage à Paris, il nous a confié cet article (daté de mai 2012) où il décrit l’évolution du village et la stagnation des Eglises. Il conclut sur une interrogation : « Que valent toutes ces religions qui ignorent que ce monde est bon ? Par quelles astuces psychologiques leurs responsables font croire aux gens que ce qu'ils enseignent, disent et font est du pain béni ?... »

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Situation du village

Bayadeya compte environ 30.000 habitants à grande majorité chrétienne (90 à 95%). La plupart des familles vivent de l'agriculture et/ou de l'élevage d'une ou de plusieurs gamouses (bœufs). Les revenus ne suffisent pas et obligent environ 5000 hommes à travailler dans les grands centres urbains d'Egypte ou à l'étranger (Chypre, Liban, Jordanie et surtout Koweit).

Evolution

Les cinq dernières années ont vu des changements insoupçonnés.
L’un des phénomènes les plus spectaculaires est celui de la croissance démographique. Le nombre de naissances tourne autour de 600 par an. Même si les fratries se limitent désormais à deux ou trois, le nombre de jeunes en âge de se marier est tel que la population restera encore longtemps en phase d'augmentation.

Au point de vue économique, de nouvelles activités sont apparues. L'élevage de poulets s'est substitué à celui des porcs, interdit depuis mai 2009. Avec une quinzaine d'installations, il atteint des proportions industrielles. Une autre activité toute récente concerne le commerce des voitures : une vingtaine de personnes se sont lancées dans le marché d'occasion. Les clients proviennent de toute la région. Le village s'est fait un nom. Enfin dans le domaine du bâtiment, construction et reconstruction ont changé la physionomie du village. On assiste à la démolition progressive de la plupart des maisons de style traditionnel, rebâties selon de nouvelles normes qui permettent d'intégrer le confort moderne. Mais on assiste aussi a une véritable explosions de constructions nouvelles ; il ne s'agit pas de maisons isolées mais de lotissements entiers et de rues nouvelles… sans compter l'emprise des poulaillers, qui empiètent gravement sur le terrain agricole jadis considéré intouchable.

L’explosion urbaine s’accompagne de mœurs nouvelles. Les paraboles (dishes) sont désormais plantées sur toutes les terrasses, comme dans les villes. Chaque foyer a donc libre accès à des centaines de chaînes télévisées. Les enfants accèdent peu à peu à l'équipement mondialisé : habits et chaussures de marques, cartables à la mode, jouets et petits vélos. Les jeunes les plus désargentés possèdent un mobile et l'ordinateur est de plus en plus ordinaire, surtout qu'il permet de faciliter le contact avec les "émigrés". Les déplacements à motocyclette ont pris un développement fulgurant. Leur usage est le fait de toutes les tranches d'âge et échappe à toute réglementation. Enfin les fellahin utilisent de moins en moins leur fameuse houe (faas) et confient la préparation de terres regroupées à quelques tracteurs.

Stagnation

Il n'y a pas d'évolution dans tous les domaines. On observe le statu quo dans des volets importants de la vie publique. L'école "du gouvernement" ne peut satisfaire, même si elle fonctionne en deux périodes par jour, aux besoins de milliers d'enfants. Le projet d'une deuxième école est dans les cartons depuis une dizaine d'années. Les classes comptent de 50 à 70 élèves. Les résultats sont catastrophiques : la plupart des jeunes seront analphabètes même si les statistiques officielles les considèrent scolarisés. Par ailleurs, l'infrastructure reste en retard : l’éclairage est insuffisant, le tout-à-l’égout n’existe pas, aucune mesure de propreté n’est prise, le traitement des ordures est sporadique et désordonné ; le soucis d'esthétique générale et de décor naturel (verdure, fleurs) est complètement absent. Enfin, les équipements collectifs culturels - tels que cinéma, théâtre, librairie - sont totalement inexistants ; nous n’avons pas même un simple point de vente de journaux. L'équipement sportif est tout aussi absent : salle de jeux, salle de sports, terrains de sports, piscine, rien de tout cela n’existe.

Perspectives

Les nouvelles activités économiques signifient l'existence d'importants flux financiers qui se sont ajoutés aux produits agricoles classiques. A l’argent provenant des travailleurs émigrés s’ajoute la vente considérable de voitures, la vente de viande blanche à l'extérieur, les prestations des entrepreneurs et la spéculation sur les terrains. Bayadeya fait désormais figure de "pays riche".

Mais cet afflux d'argent ne se traduit pas par un développement communautaire. Il n'existe apparemment pas de système de taxation qui ferait profiter la collectivité du dynamisme des activités. L'enrichissement est une affaire purement privée. Le risque est fort de voir s'étioler le sens du bien commun. Le clivage entre riches et pauvres est de plus en plus prononcé. Ainsi, alors que beaucoup se terrent encore dans leurs bouges, d'autres bâtissent des demeures somptueuses. Par ailleurs, l'absence prolongée des pères de famille qui travaillent ailleurs et passent plusieurs années sans revenir, est souvent source de désordre dans l'éducation de leurs enfants. Enfin, les jeunes aspirent à partir. Leur rêve n'est pas chimérique puisque plus de 50 habitants sont désormais citoyens américains, se retrouvant pour la plupart en Virginie. Les candidats à l'obtention de la "Green Card" ne manquent pas.

Les Eglises chrétiennes

La division des chrétiens

L'Eglise dominante est sans conteste l'Eglise copte orthodoxe. Mais aucune statistique sérieuse ne nous informe sur le nombre de ses adhérents, pas plus que sur celui des autres églises qui sont : l'Eglise copte catholique – l'Eglise de Plymouth (Darby) – l'Eglise apostolique – l'Eglise du salut des âmes – l'Eglise presbytérienne. Sur fond d'ignorance les convictions sont fluctuantes. Les membres d'une même famille affichent des pratiques différentes. Pour beaucoup, l'adhésion se conclut en fonction de la proximité des lieux de culte. Ou encore, un jeune se retrouve à l'aise dans plusieurs chapelles…

Chaque confession a ses groupes de jeunes, ses bâtiments, parfois son autobus, souvent son école maternelle. La coexistence est pacifique. On organise parfois des tournois de football interconfessionnels… Mais il n'est pas question de dialogue sérieux : la Semaine de l'Unité des 18-25 janvier est unanimement ignorée. Seule l'Action Catholique ne tient pas compte des appartenances religieuses et fait se rencontrer des jeunes chrétiens et musulmans de toutes couleurs.

L'Eglise Catholique

Elle est présente de deux manières : l’Association de Haute-Egypte pour l'Education et le Développement (AHEED) et la paroisse Notre-Dame.

Les institutions émanant de l'Association de Haute-Egypte pour l'Education et le Développement comprennent deux écoles. L'une d'elles a pour nom "Ecole Catholique", dénomination maladroite qui en écarte les musulmans. Malheureusement les frais de scolarités sont de plus en plus élevés au point que ces écoles passent pour être réservées aux "riches". Les Frères des Ecoles Chrétiennes ont ajouté, toujours dans le cadre de l'AHEED, un centre d'alphabétisation communément appelé "école parallèle", gratuite. Enfin il existe un "Centre Social" comprenant un dispensaire et un large éventail d'activités. Cependant il n'est pas dans ses moyens de compenser les carences de la commune dont nous avons parlé.

La Paroisse "Notre-Dame" est le "pôle" autour duquel les catholiques se retrouvent. L'image du prêtre devant lequel les gens se courbent pour en baiser la main traduit un rapport hiérarchique évident : le Curé a un pouvoir pharaonique et le Conseil paroissial est un simulacre de participation des Laïcs. La Conférence de Saint-Vincent de Paul est le seul lien qui rattache l'Eglise au monde. En dehors de son action, l'ensemble des "réalités terrestres" ne franchit pas le seuil de la paroisse : jamais les problèmes du village ou de l'Egypte ou du monde ne sont évoqués dans les homélies ou dans les intentions de la messe. Il n'existe pas de groupes de réflexion. Enfin, le culte l'emporte de beaucoup de longueurs sur la Pastorale. Culte dont les rubriques ne le différencient aucunement du culte orthodoxe. Culte pétrifié qui ne laisse aucune marge à l'innovation. La célébration des mariages est formatée sans que perce la moindre particularité liée au choix des personnes concernées, ni sur le sujet des chants, ni sur le choix des textes ; il n’est bien sûr pas pensable d’envisager la moindre prise de parole personnelle. Les célébrations sont routinières et interminables.

L'Eglise n'est catholique que de nom. Elle est avant tout égyptienne. Elle est aussi "nationale" que les Eglises grecque ou russe. Le lien avec Rome est purement formel. Concrètement la béatification de Charles de Foucauld ou la visite de Benoît XVI en Terre Sainte ont été passés sous silence alors que ces deux événements auraient pu alimenter la réflexion sur l'interreligieux. L'imaginaire copte ne sort pas des 5 premiers siècles de l'Eglise. Il fait l'impasse sur les saints modernes comme Saint François ou Saint Ignace et ignore même les Saints des pays voisins (Charles Lwanga, Joséphine Bakhita). En revanche Saint Georges, figure un peu mythique, y prend une place exorbitante.

Les haut-parleurs sont le fer de lance de la Pastorale. Leur usage se réclame de la "tradition"(!). Il est double. A l'intérieur de la petite église où les chantres s'égosillent en appliquant le microphone contre leurs lèvres, sans ménager la moindre minute de silence, si ce n'est l'écart hélas réduit entre une panne de courant et le démarrage du groupe électrogène. A l'extérieur : quatre haut-parleurs diffusent jusque dans les champs et à des heures intempestives – de 4 heures à 11 heures les dimanches matin, et 5 soirées sur 7, avec des pics aux grandes fêtes et au mois d'août.

Les problèmes généraux des Eglises chrétiennes

Chacun garde donc son pré et étale ses signes identitaires avec un zèle qui frise le fanatisme. Mais les particularités qui marquent les frontières entre les six religions chrétiennes ne relèvent-elles pas d'une fiction ? Ne cachent-elles pas l'unité d'une conviction qui donne droit à se dire chrétien : la foi, bien vivante, en Jésus-Christ, dûment exprimée lors des grandes fêtes liturgiques. Mais cet œcuménisme non dit se double aussi, inconsciemment, d'un comportement indifférencié que l'on retrouve dans plusieurs coutumes.

Les mariages

A cet égard les Eglises manquent doublement à la discipline. D'une part elles ne protègent pas le libre consentement des époux. La plupart des unions sont encore des mariages arrangés. D'ailleurs on voit mal comment une jeune fille pourrait faire connaissance d'un partenaire, puisque "fréquenter ne se fait pas". Les rares unions extra-tribales se font à l'occasion des études universitaires mais là encore les parents opposent souvent leur veto. D'autre part les Eglises ferment les yeux sur les unions consanguines. En effet, pour que le patrimoine des deux parties ne sorte pas du clan, le mariage entre cousins, même cousins germains, est admis. Les conséquences sont navrantes : le village compte un grand nombre de handicapés.

Dans ce domaine les hommes font la loi. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur les rapports hommes-femmes qui laissent paraître une touche musulmane.

Le jeûne

Les Eglises imposent à leurs ouailles des périodes de jeûne exorbitantes, comme si tous les chrétiens devaient s'imposer une discipline monacale. La plupart des gens ici sont pauvres. Ils ne mangent de la viande – viande blanche des poulets élevés sur les terrasses – qu'une fois par semaine. Les en empêcher est un crime contre l'humanité ! D'autre part il ne faut pas oublier que 52% des Egyptiens sont anémiques. Le remède que devrait prêcher les Pasteurs serait de dire, comme Jésus : "Donnez-leur à manger !" Les conséquences des carences de la nourriture en fer et en protéines sautent aux yeux : beaucoup d'enfants accusent un grand retard de croissance. Plutôt que de les priver des mets de base en période de jeûne, incitons-les à ne pas consommer de sucreries qui, elles, sont permises alors qu'elles leur font le plus grand tort.

En bref, tout évolue sauf les Eglises

Alors que tout évolue, seules les Eglises ne bougent pas, blocs erratiques au milieu de changements fulgurants. Les jeunes – et aussi des adultes – entrent résolument dans la société de consommation et désertent les offices religieux. Et ceci au moment où les Eglises affichent un triomphe illusoire. Depuis un an le village se hérisse de clochers du haut desquels se répand la cacophonie bruyante et absurde de leurs patenôtres. Le nombre des édifices est passé de 6 à 14.

Cet accès de piété est le fait d'une théologie qu'on pourrait qualifié de théocratique. Il n'y en a que pour Dieu. L'homme ne compte pas. On souhaiterait une théologie christocentrique qui assume les réalités terrestres : l'Incarnation valorise tout ce qui a trait à l'homme, à ses projets, à ses besoins. Le temple est tombé en désuétude. Le nouveau lieu théologique, c'est l'humanité elle-même.

En fait les gens ne perçoivent la religion qu'à travers le culte. La construction de ces nouveaux "temples" a requis le versement de sommes phénoménales. Ce sont les habitants qui ont assuré le financement, notamment les travailleurs émigrés. Ils ont parfaitement intégré la théologie suspecte que l'on vient d'évoquer. Ils étaient prêts à donner pour la Gloire de Dieu. Mais une quête pour l'aménagement d'un terrain de basket n'aurait eu aucun succès.

Depuis deux ans la consommation de drogue a pris des proportions alarmantes. On s'en étonne. On prône des séances d'information dans les écoles. On ne va pas à la racine du mal : en l'absence d'équipements collectifs de culture et de sport, les jeunes s'ennuient et cherchent l'évasion.

Epilogue

C'est la fin du jour. Le soleil jette ses derniers rayons qui illuminent les falaises blanches de la rive droite. A leur pied se déroule une longue coulée verte de palmiers qui laisse deviner le Nil. La grosse chaleur a laissé la place à une brise légère. C'est le Jardin d'Eden revisité. Sans doute Dieu s'y promène-t-il. Du village monte une douce rumeur faite de gloussements de volailles et de vagissements d'enfants. Et voilà que s'élèvent, pures, mélodieuses et jubilantes, les trilles du kairouan, véritable hymne au Créateur.

L'instant est paradisiaque. Ce bonheur sera de courte durée : soudain un grésillement et les haut-parleurs d'une église, bientôt suivi par d'autres, déclenchent avec violence et pour deux ou trois heures leurs séries d'hymnes rauques, de prêches véhéments, de piètres oraisons, qui étouffent le murmure de la nature. Le charme est rompu. Paix et Beauté sont niées. Dieu se sauve en se bouchant les oreilles.

Que valent toutes ces religions qui ignorent que ce monde est bon ? Par quelles astuces psychologiques leurs responsables font croire aux gens que ce qu'ils enseignent, disent et font est du pain béni ? De quel droit entretiennent-ils un peuple fondamentalement bon dans l'ignorance, la soumission et la passivité ?

La nuit tombe. Elle inaugure une autre violence. Une orgie de lumière émane des multiples clochers et du minaret : elle gomme les étoiles. Les contempler nuirait à la piété. Confondues, les lumières se répandent en un lac phosphorescent, voile sans couture de la plus haute mystification : il désigne l'obscurantisme parvenu à son zénith.

Frère Xavier Subtil, 31 mai 2012
Illustrations : art copte