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Bethléem d’hier à aujourd’hui
Entretien avec Patricia Blanco

Depuis de nombreuses années, des bruits courent à propos de la communauté de Bethléem. On soupçonne une secte à l’intérieur de l’Église. Dans un entretien avec Christine Fontaine, Patricia Blanco montre comment des frères et des sœurs sont progressivement devenus capables de déceler ce phénomène sectaire et d’en sortir. Elle nous fait part également de la situation des sœurs qui sont sorties… et de l’état d’esprit de celles qui sont restées.

Cet entretien complète celui que nous avons publié entre Patricia Blanco et Yolande du Fayet de la Tour :
L'emprise à Bethléem, en sortir
Pour mémoire : La Famille monastique de Bethléem, de l'Assomption de la Vierge et de saint Bruno est un institut de vie consacrée contemplatif et monastique de droit pontifical (i.e. : qui dépend directement de Rome et non des évêques diocésains). Née en 1950, elle s’est développée dans les années 1970-1990 dans le sillage des communautés nouvelles. Elle compte aujourd’hui environ 600 membres. Patricia Blanco a publié un livre sur son histoire : 15 ans dans l’enfer de la famille monastique de Bethléem, Éditions Les impliqués 2020.

(2) Commentaires et débats

À partir de quand des frères et des sœurs ont pris conscience de ce phénomène d’emprise et ont commencé à quitter Bethléem ?

Les frères et les sœurs ont commencé à sortir de Bethléem à partir de 2005-2010. Quand j’ai moi-même quitté en 2009, plusieurs de ceux qui étaient à l'origine des frères quittaient également mais je ne le savais pas. Je ne l’ai appris qu’un an et demi plus tard, par hasard. Je suis restée stupéfaite car ils étaient à Bethléem depuis plus de trente ans. Quand une sœur part, elle est absolument seule et son départ n’est jamais signalé à la communauté. Donc, personne ne sait avant d’être sorti qui l’a fait précédemment. Dans les mêmes années que moi, plus d’une cinquantaine de sœurs sont parties. Vers 2008, tout a commencé à exploser. Mais quand on parle avec des sœurs plus âgées, elles décrivent dès le départ les mêmes phénomènes de manipulation mentale et spirituelle ainsi que la même discrimination entre celles qui sont de la haute société, surtout celles qui ont des évêques dans leur famille, et les autres. Tout cela, les anciennes le connaissaient déjà mais elle ne savait pas comment le nommer et elles n’en étaient pas autant révoltées que les générations qui ont suivi.

Sais-tu pourquoi la soupape a explosé à ce moment ?

Je ne peux me référer qu’à ma propre expérience et à ce qu’en disent celles qui ont quitté. Nous ne supportions plus le mensonge et l’incohérence entre les ordres donnés par une supérieure locale et d’autres venant de la supérieure générale. Le gros mensonge concerne la règle de vie qui a été écrite par la fondatrice, Sœur Marie, et que personne ne peut appliquer. En fait, cette règle sert pour paraître vis-à-vis de l’extérieur, pour faire croire qu’à Bethléem on mène une vie angélique, la plus sublime qui soit possible sur terre et supérieure à celle des autres ordres religieux. Quant aux chrétiens ordinaires, n’en parlons pas et surtout n’ayons aucun échange avec eux : ils ne pourraient pas nous comprendre tant ils sont loin de nous qui avons été choisies par Dieu pour sauver l’Église !

Mais en fait, cette règle est irréalisable et elle ne correspond pas à la réalité ; ceci dans tous les détails de la vie quotidienne. Par exemple, il est prescrit des jours de jeûne au pain et à l’eau pendant l’année et 40 jours pendant tout le carême, sauf les dimanches. Avec tout le travail que nous devons abattre, personne ne pourrait tenir le coup. Alors pourquoi faire croire que les sœurs suivent cette règle ? Pourquoi la maintenir ? Les jours de jeûne, certes nous mangeons du pain mais il est plein de graines et d’amandes, accompagné d’un ramequin d’huile d’olive et d’un morceau de fromage. Et les supérieures trouvent de bonnes raisons pour se dispenser de tout jeûne. Ou encore, Bethléem est, à en croire la règle de vie, l’un des ordres les plus exigeants quant à la clôture. Toute sortie est interdite, même pour aller chez un médecin : c’est lui qui doit se déplacer, sauf si une sœur doit subir une opération à l’hôpital ; or évidemment les sœurs sortent pour des examens médicaux : aucun cardiologue, par exemple, ne se déplacera avec tout son matériel. Pareil pour un radiologue. Autre exemple, selon la règle, les visites des familles doivent être extrêmement rares. En fait, l’application de cette règle dépend de la catégorie à laquelle on appartient. Un cardinal avait deux sœurs à Bethléem dont l’une est décédée. Elles n’ont aucun problème pour recevoir leur famille aussi souvent qu’elles le désirent ou à sortir se promener avec elles. Certaines sœurs sortent pour faire les magasins, pas seulement dans les souks de Jérusalem mais aussi à Paris. Pourquoi ces dérogations à la règle commune pour celles qui ont des relations très utiles à la notoriété de Bethléem ?

En fait, dès le départ, on ne peut que constater ces incohérences entre la règle annoncée et ce qui se vit réellement. Mais tout est mis en place pour nous faire refouler ce que nous voyons. Nous n’avons pas le droit de nous parler entre sœurs. Notre seule interlocutrice est notre supérieure à qui nous devons rendre compte par écrit de toutes nos pensées tous les jours. Tout jugement ou toute interrogation de notre part doit passer par son filtre : Dieu parle par elle et si nous pensons autrement qu’elle c’est parce que nous sommes encore sous l’emprise du démon. Nous avons à nous convertir. Jusqu’au jour où, sur un détail, la soupape explose. Ce détail pourrait paraître insignifiant mais c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le fait est que le vase a débordé pour un grand nombre, sans concertation, dans les mêmes années. Pourquoi à ce moment plutôt qu’avant ? Je ne sais pas. Mais depuis les sorties n’ont jamais cessées.

En 2015, Rome est intervenu à la suite de plusieurs plaintes d’anciens de Bethléem. Une inspection – appelée visite apostolique – a eu lieu en 2016. Des supérieurs ont été nommés par Rome pour une période de remise en ordre. Ils ont appelé, en 2020, la famille monastique de Bethléem à s’engager publiquement dans « une reconnaissance claire des erreurs et fautes du passé ». En janvier 2021, la communauté a annoncé avoir « pris conscience des blessures et de traumatismes que de tels dysfonctionnements ont causés ». Elle reconnaît que ces dysfonctionnements « ont pu aboutir à des abus ou des emprises ». Bethléem met alors en place une cellule d’écoute pour les victimes (1). A ton avis, cette intervention de Rome est-elle susceptible de corriger les erreurs du passé ?

Tous ceux qui sont sortis sont convaincus que rien ne va changer. Les supérieures agissent vis-à-vis de Rome et vis-à-vis de l’extérieur comme elles l’ont toujours fait : elles disent ce qu’il faut pour avoir la paix mais en réalité elles ne reconnaissent pas du tout leurs dysfonctionnements. La preuve nous en a été donnée par une sœur sortie juste avant les vacances de 2022. Elle nous a raconté l’un des derniers chapitres auquel elle était présente. Les supérieures ont dit aux sœurs : « Rome n’a rien compris à notre vie de solitude et de silence, nous continuerons comme avant. » La sœur qui vient de quitter nous a dit : « Aujourd’hui c’est pire qu’avant, aujourd’hui c’est la secte pure et dure. » Rien ne change mais tout doit demeurer encore plus caché que dans le passé. Voilà pourquoi elle est sortie après 25 ou 27 ans de vie cloîtrée. Même les plus petits détails demeurent inchangés. Les sœurs, par exemple, n’ont jamais le droit de se parler à deux : il faut toujours une troisième personne. Bethléem se veut un ordre du même esprit que celui des Chartreux. Même chez eux, les frères ont le droit de s’entretenir à plusieurs. Je ne me rappelle pas si cette interdiction est dans la règle de vie... mais ce qui est sûr c'est que cette coutume ou règle ne devrait plus être respectée or cela continue.

Les supérieures disent s’engager à dédommager les victimes. Mais aucune victime n’a jamais rien vu se concrétiser. Or, en matière de dédommagement, il y aurait à faire. En effet, Bethléem n’a pas payé de cotisations à l’URSSAF jusqu’à une période récente. Or la loi exige que ces cotisations soient payées pour chaque sœur dès son postulat. Je me suis battue pendant 11 ans pour récupérer mes trimestres et la plupart des autres soit se battent encore soit ont baissé les bras. Tout le monde n’a pas la force d’aller de lettres recommandées en lettres recommandées, de démarches en paperasse pendant si longtemps avec les frais qu’il faut supporter. Dédommager, consisterait à ce que Bethléem régularise chaque sœur. Nous attendons toujours. Les indemnités devraient également couvrir tous les frais médicaux consécutifs aux dysfonctionnements qu’elles semblent reconnaitre. Car on ne sort jamais indemne ni physiquement ni psychologiquement d’une telle épreuve. Enfin, Bethléem devrait donner une certaine somme à celles qui sortent, pour faire face aux dépenses immédiates, ou à celles qui sont sorties et demeurent à la rue et qui sont acculées à faire la manche. Or une sœur m’a dit que, n’arrivant pas à manger, elle s’était résolue à aller frapper à la porte de son ancien monastère. Il lui a été répondu : « Tu as choisi d’aller dans le monde. Maintenant que tu y es, fais comme les gens du monde et va frapper à la porte du Secours Catholique ou de la Croix Rouge, pas à la nôtre. »

Autant de signes qui nous obligent à constater qu’elles ne changeront pas. En fait, leur reconnaissance des dysfonctionnements et leur promesse de dédommagement ont pour fonction d’avoir la paix avec Rome d’une part, avec les media et l’opinion publique d’autre part. Fondamentalement, elles ne changeront pas parce qu’elles sont sûres d’être l’élite du christianisme. Toute remise en cause provient, selon elles, du fait que leur vie ne peut être comprise par le tout-venant. Ce qu’elles sont prêtes à excuser, évidemment… mais ce qui les autorisent aussi à ne rien changer. Elles agissent à l’égard de l’extérieur comme elles le font en interne. Il n’y a que la prieure qui a le bon jugement - celui qui vient de Dieu. Ton propre jugement, il faut toujours le rejeter puisqu’il vient du démon. Donc toute critique ne peut procéder pour elles que d’un jugement faussé qu’on doit redresser en interne, qu’on doit ignorer quand il vient de l’extérieur. Aucune remise en cause ne peut les atteindre. Il faudrait que Rome ou la société – au titre de l’interdiction des dérives sectaires – exigent leur dissolution.

Quelles sont les sœurs qui restent à Bethléem encore aujourd’hui ?

Il reste encore beaucoup de sœurs de nos générations mais elles sont tellement dans le système et souvent à des postes importants qu’elles ne partiront pas d’elles-mêmes. Elles peuvent aménager la règle autant qu’elles le veulent ; elles sont très bien logées, bien nourries et exercent des responsabilités sur les autres. Elles ne trouveront pas l’équivalent dans le monde. Pourquoi partiraient-elles ? Il reste aussi des sœurs âgées qui, sauf exception, ne peuvent plus partir parce qu’elles n’ont pas la force de commencer une vie nouvelle sans aucune ressource, sans retraite, sans logement à 70 ans. Il reste des jeunes – certaines entrent encore – éprises d’idéal et qui ne sont pas conscientes d’entrer dans une secte. Et j’ai mis quinze ans à le réaliser moi-même ! Il faudrait interdire à des jeunes d’entrer. Pour cela, la dissolution par Rome serait indispensable car, tant que la hiérarchie ne l’a pas ordonnée, elle cautionne. Toute autre parole risque de n’avoir que peu de poids auprès des futures postulantes et de leurs familles.

Quelle est la situation des sœurs qui sont sorties de Bethléem ?

Leur situation tant matérielle que spirituelle ou psychologiques sont très différentes. Certaines sont retournées chez leurs parents ; elles ne sortent plus et ne font rien de leur vie. J’en connais deux qui passent les nuits dans des salles d’attente d’hôpital pour ne pas dormir dans la rue. D’autres se débrouillent comme elles peuvent pour trouver des petits travaux par ci par là mais elles vivent très pauvrement avec un avenir très préoccupant : elles savent que, lorsqu’elles auront l’âge de la retraite, elles seront très loin d’avoir le nombre de trimestres suffisants. Certaines sont très révoltées contre l’Église et ne sont plus du tout croyantes. Elles considèrent que Dieu n’existe pas, que c’est une arnaque. L’une donne dans les chakras, les astres et la cartomancie. D’autres, comme moi, se sont mariées et ont eu des enfants. Trois autres veulent devenir vierges consacrées : elles ont besoin d’avoir encore un guide, un référent. Nous sommes toutes des victimes mais chacune est blessée différemment. Cependant, même celles qui sont aujourd’hui à la rue n’envisagent pas une seconde de retourner à Bethléem. Bien que blessées, nous considérons toutes que nous sommes sauvées d’avoir pu sortir de là. Maintenant nous pouvons commencer à vivre même si les conditions sont très difficiles. Personne n’est jamais retourné à Bethléem après en être sorti.

As-tu reçu un soutien de la part de l’Église ?

Au niveau institutionnel, le rapport de la Commission Indépendante contre les Abus Sexuels dans l’Église (CIASE) ne parle pas du tout de Bethléem. En effet, nous sommes victimes d’abus spirituels et psychologiques mais je n’ai jamais entendu parler d’abus sexuels. Du côté des évêques, rien. Reste les paroisses et les chrétiens de base mais ma propre expérience n’est pas encourageante.

Pour ma part, je suis toujours restée croyante mais, après ma sortie, je me suis écartée de toute participation à une quelconque vie paroissiale. Un jour cependant, par hasard, j’en suis venue à parler de la foi avec une personne qui m’a invitée à participer à un groupe d’échanges sur l’Évangile. J’y suis allée et tout allait pour le mieux… jusqu’au jour où mon livre est paru. Le dimanche suivant, tout le monde trouvait un prétexte pour ne pas répondre à mon bonjour. La semaine suivante, de même. J’ai compris… que mon livre n’avait pas plu ! J’ai arrêté de fréquenter ce groupe ainsi que d’avoir une pratique religieuse. J’ai eu l’explication du comportement de ces chrétiens plusieurs mois après. L’un des membres du groupe exposait au salon du chocolat où, avec des amis, nous avions emmené nos enfants. J’étais très étonnée qu’il ne me tourne pas le dos… même pour parler de chocolaterie ! Il en est venu à me dire que c’était le curé qui avait donné l’ordre à ses paroissiens de ne pas lire mon livre et de se méfier de moi. Comment un prêtre peut-il se permettre d’obliger les paroissiens à ne plus me parler et à leur interdire de lire mon livre !

Et pourquoi les paroissiens l’ont-ils écouté ? Les chrétiens vis-à-vis de ce prêtre me semblent fonctionner comme les sœurs de Bethléem vis-à-vis de leurs supérieures…

Mais, avec l’habit qu’il porte, pour les paroissiens ce prêtre est le Saint des Saints. S’il dit quelque chose, il est évident pour eux que c’est cela qu’il faut faire. Ces prêtres, selon moi, ne sont ni catholiques, ni chrétiens ! J’ai des amis musulmans, bouddhistes et même témoins de Jehova. On s’entraide. Quand l’un a besoin de quelque chose, il sait qu’il peut faire appel à ce groupe d’amis. Ça c’est la vérité ! Pour le reste, je n’ai pas besoin de l’Église pour vivre avec le Seigneur ! Surtout pas de celle-là !

Mais je ne voudrais pas terminer sur cette expérience négative. En positif, ce qui m’a donné une joie immense c’est ce prêtre de Lausanne qui m’a invitée à venir à sa paroisse. J’ai pris un an pour le tester, avant de lui répondre positivement tant j’avais peur de me faire à nouveau avoir. Durant ce week-end à Lausanne, j’ai vraiment trouvé l’Église des premiers chrétiens ! Ce prêtre ne rejette personne de sa paroisse. Ses paroissiens agissent de même. Dans l’assemblée où j’ai témoigné, pas une personne n’a fait la tête. Personne n’est sorti avant la fin. Tout le monde m’a remerciée pour mon courage et m’a dit qu’il était très important de leur ouvrir les yeux. Ça, c’est l’Église qui me tient à cœur mais dont je pensais qu’elle n’existait pas ! En tout cas, elle n’existe pas dans la région où j’habite et je n’ai pas besoin d’elle pour vivre ma foi !

Patricia Blanco, propos recueillis par Christine Fontaine (novembre 2022)
Peintures de Dominique Doulain

1- Sur l’histoire de Bethléem et de ses dysfonctionnements voir :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_monastique_de_Bethl%C3%A9em,_de_l%27Assomption_de_la_Vierge_et_de_saint_Bruno
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