Une vie qui oblige à s’interroger sur ce que veut dire « témoigner » aujourd’hui
Dans les années 70-80 l’Amérique Latine est le théâtre d’un ensemble de coups d’état militaires engagés avec le soutien diplomatique, économique et militaire, des États-Unis.
Six dictatures d’extrême droite, d’une cruauté rare, vont exercer des pouvoirs totalitaires dans le plus grand et le plus puissant pays du continent (le Brésil) le plus riche (l’Uruguay) le plus européen (l’Argentine) et le plus démocratique (le Chili).
Assassinats, tortures, viols ont été massivement utilisés. De nombreux opposants ont dû se réfugier en Europe et en Amérique du nord. Ces faits sont connus.
Le film « Au nom de tous mes frères, le journal de Nadine Loubet au Chili » réalisé par Samuel Laurent XU est particulièrement intéressant dans la période actuelle.
Il s’agit tout d’abord de faire mémoire de ce moment historique si cruel avec lequel le Chili n’en a pas encore fini, loin s’en faut. C’est un récit qui nous oblige à interroger la place de l’Église Catholique, de ses évêques, de ses clercs, de ses religieuses et de ses communautés dans leurs diversités et leurs engagements. Au travers de la personnalité de Nadine Loubet, « sœur Odile » comme on l’appelait, religieuse dominicaine, évoquée par des souvenirs de ses proches, des documents de l’époque et des extraits du journal qu’elle écrit au fur et à mesure que les évènements se déroulent, nous sommes amenés à nous interroger sur ce que veut dire la priorité au pauvre, ce que veut dire témoigner, ce que veut dire croire en Christ, qu’advient-il après l’expérience du mal. Ces questions n’appartiennent pas qu’au Chili des années 70. Le très beau témoignage de sœur Odile nous donne l’audace et l’humilité de penser le monde qui vient.
Sœur Odile arrive au Chili en 1965. Elle va vivre assez rapidement, avec d’autres religieuses, dans une población. Comme disait Jean XXIII, il fallait ouvrir la fenêtre pour qu’entre un nouvel air dans l’Église. « Odile s’est engagée avec nous » dit Luisa Riveros habitante du población Violeta Parra. « Acheter et construire ensemble, cuisiner en commun, créer une équipe de santé. Elle vivait avec nous. »
Une femme prête à tout pour combattre l’immense souffrance du peuple chilien
Le 11 septembre 1973 les forces armées soutenues par une partie, du patronat, de la droite et des secteurs conservateurs de l’Église Catholique, font un coup d’état que symbolise le bombardement du palais de la Moneda au cours duquel le président Salvador Allende meurt.
Sœur Odile a vécu ces évènements tragiques dont elle témoigne, Explosions, attaques aériennes, les chars, les combats de rue. Petit à petit les chiliens se sont rendus compte qu’Allende était mort et une angoisse s’est emparée des pauvres, des petits. « Si on avait fait ça avec le chef que ne ferait-on pas avec nous ? »
La congrégation d’Odile a quitté le Chili, c’était devenu trop dangereux. Odile a dû choisir. En décidant de rester elle a abandonné son statut de religieuse. Ça a été une décision très importante. Elle avait la foi mais sans vie communautaire. Elle a choisi clairement de vivre dans la población. Elle se sentait plus la sœur des pauvres. Dans son carnet elle écrit : « je suis catholique. Pour certain cela ne dit rien. Pour d’autre cela parait ennuyeux. Pour moi c’était formidable. J’ai respiré le christianisme comme l’air que mes poumons inspirent. Quelque chose que l’on entend, pas quelque chose d’assidu, de continuel, quelque chose de vital. Pour moi le christianisme a été la vie, a été l’amour, ma raison d’être. C’est quelque chose de formidable le christianisme cela vous prend et ne vous lâche plus. »
Odile rencontre des étudiants de l’Université Technique d’État, dont certains qui témoignent de ce qui se passe au stade de Santiago, la mort qu’on attend, les suicides, les crises de folie, les coups, les tortures. Torturer pour forcer à donner des informations et des noms mais aussi pour détruire ce qui fait croire à l’humanité et briser toute velléité d’opposition.
En 1983, dix ans après le coup d’État naît le mouvement contre la torture qui continue ses ravages. Des manifestants se rassemblent dans la rue, déploient une banderole, se mettent à genoux et récitent le Notre-Père. Odile est au premier rang.
Le viol est utilisé massivement dans des circonstances d’une cruauté insupportable. Odile accompagne certaines de celles qui ont vécu ça. Comment est-il possible d’être à leur côté ? Et celles qui se retrouvent enceintes d’enfants qu’elles portent par violence ?
Odile écrit : « La torture des femmes, qu’on abuse d’elles, que l’on fasse exprès de les rabaisser, de les ravaler pire que des bêtes. Ce sont mes sœurs que l’on torture. Ils sont fous. Ça aurait bien pu être moi-même. Jusqu’à présent je n’ai pas pleuré. Vont-ils s’arrêter parce que l’on pleure ? Et les tortures des petits enfants parfois devant leurs parents. C’est pas possible, c’est pas vrai, mais jusqu’où iront ces militaires. Eux aussi sont pères, eux aussi ont des enfants. On dirait qu’ils sont dépourvus de sentiments humains. »
Les cadavres sur la rive du Mapocho à qui on essaye de donner une sépulture digne sans que l’on puisse connaître les identités.
Il faut aider les personnes recherchées. C’est l’action d’une organisation clandestine dans laquelle Odile est impliquée. Elle aidait les personnes menacées à se réfugier dans les ambassades qui les faisaient sortir du pays. Avec un prêtre ouvrier, Roberto Bolton, elle avait formé un duo. On les appelait les « pousse culs » poussaient ceux qui tentaient de s’enfuir afin de leur permettre de franchir les murs d’enceinte de ces ambassades. C’était des opérations dangereuses mais Odile avait beaucoup de courage. Elle était prête à mourir pour combattre toute cette souffrance au Chili. Elle agissait par amour avec la conviction que ce système était injuste.
« Mais que faisait la hiérarchie de l’Église ? »
L’Église Catholique a toujours été très ambivalente face au régime. Il n’est pas contestable qu’elle a joué un rôle solidaire pendant la dictature, mais plusieurs courants cohabitent dans l’Église. En témoigne la photo d’un prince de l’Église donnant la communion au général Pinochet scène que l’on voit filmée par les services de propagande du régime. Après le coup d’état des ecclésiastiques apportent leur soutien à la junte et font partie des proches d’Augusto Pinochet, alors que d’autres religieux risquent leur vie pour défendre les persécutés.
Odile écrit : « Mais que faisait la hiérarchie de l’Église ? Certains étaient très favorables au coup d’état et ils le disaient. La suppression des libertés d’un peuple n’était rien face au grave danger que représentait un gouvernement marxiste. Pour eux c’était normal que dans une guerre il y ait des morts. Quelques-uns, cependant, proches de ces derniers, se sont vite rendu compte des crimes, des tortures, des persécutions et cela ils ne pouvaient pas l’accepter. Il y a donc eu des évêques et des prêtres qui ont commencé à dénoncer cela dans leur sermon aux messes du dimanche. Mais Les responsables de l’Église chilienne se taisaient. Certains évêques dénonçaient les prêtres qui vivaient dans les quartiers populaires et protestaient contre la dictature. Selon eux ils faisaient de la politique alors que servir et louer le régime ce n’était pas faire de la politique. »
Cette ambivalence de l’Église dure pendant toute la dictature et s’intensifie avec la visite du pape Jean Paul II en 1987. Le peuple chilien attendait énormément de ce voyage. Le pape s’est affiché en présence du général Pinochet dès l’aéroport. L’image du pape apparaissant au côté du dictateur sur le balcon du palais de la Moneda a fait le tour du monde. Si Jean Paul II évoque la nécessité d’une sortie démocratique de la dictature, il ne condamnera pas ni les violations des droits de l’homme, ni la suppression des libertés, ni la mise en place d’un système néolibéral si impitoyable pour les pauvres. Ce voyage est devenu un terrible argument de propagande utilisé par les militaires chiliens alors qu’ils poursuivaient leurs exactions et les atteintes réitérées à la dignité humaine.
Le pape a participé à un grand rassemblement des poblaciones il a écouté leurs plaintes. Luisa Riveres proche d’Odile raconte : Elle a été choisie pour exprimer, devant le Pape, la situation de sa población. Elle refuse. Elle n’a pas d’éducation. Elle ne sait pas suffisamment bien lire. Odile lui dit « Non Luisa, c’est le Dieu de la vie qui t’a choisie. » Mais pourquoi le Pape est-il venu ? Je lui ai raconté quelle était notre situation mais il m’a seulement dit que je devais prier. Alors pourquoi est-il venu ? Je pensais qu’il allait demander la fin de la répression, de la violence, des morts, mais rien n’a changé.
Dans les carnets d’Odile on peut lire cette prière :
« Mon cœur me fait si mal. Il va craquer. Tout est noir à l’extérieur, à l’intérieur c’est le noir.
Et puis c’est la révolte qui éclate. A qui vais-je m’adresser ?
À toi Dieu qui a été le compagnon de ma vie. N’est ce pas toi avec qui j’ai marché ?
N’est ce pas pour toi que ma vie a le sens qu’elle a et toi tu me frappes en pleine figure et toi tu permets que des hommes tuent d’autres hommes, leurs frères.
Tu te moques de nous, dis !
Tu te rappelles quand on a tiré sur cet enfant, quand on a tué cet ouvrier, quand on a cherché partout ce frère criblé de balles dans le Mapucho.
Ça ne t’indigne pas tout ça ?
Et maintenant les femmes.
Les femmes, tu vois ce qu’on fait d’elles ?
Chaque officier peut aller s’amuser avec elles quand il en a envie.
Tu te rends compte ?
Tu nous as dit que nous devions être libres. Regarde autour de nous il n’y a que des esclaves.
Esclaves les uns parce qu’arrêtés et en prison. Esclaves les autres de leurs chefs sinon on les tue aussi.
Nous sommes tous des esclaves, même ceux qui dirigent ce déferlement de brutalité et de sauvagerie, même ceux qui sont en haut sont des esclaves de leur peur.
Qu’avons-nous fait de tes lois et de tes paroles qui sont vides et tuent.
Nous avions essayé de les mettre en pratique bien que très maladroitement, mais le peuple était heureux d’être peuple, d’être communauté, d’être ensemble, de construire ensemble et voilà où ça a mené, au massacre de masse, à la torture, torture à grande échelle et avec des instruments construits pour l’homme, aux camps de concentration, à la folie, à la souffrance, à la mort.
C’est tout ce que tu as à dire ?
C’est tout ce que tu as à répondre ?
Prends pitié. Mais quelle angoisse, toucher le fond, mais surtout se sentir impuissante.
Car que faire ? Que dire ? Faire quelque chose c’est se condamner à une mort certaine et puis c’est la guerre c’est normal que les gens meurent à la guerre.
Eh bien c’est la guerre que je ne comprends pas et puis c’est la torture que je ne comprends pas, que je hais de toute mes forces.
Nous sommes appelés à la vie, au bonheur.
Quelle ironie, faut-il dire à ceux qui ont perdu leur frère, leur père, leur mère, même, oui, les femmes aussi faut-il leur dire que tout ça est une question d’ironie.
Tu te rappelles cette dame qui disait " Dieu n’existe pas ou il nous a abandonné ". C’est à elle qu’il faut dire que tu nous as créé pour le bonheur.
Je hais le péché. Si je pouvais le dissoudre, l’arracher du monde.
Dieu ! Nous n’avons rien fait jusqu’à présent.
Ton fils est mort inutilement. N’en sommes-nous pas toujours au même point ?
La tranquillité et l’ordre dans la reconstruction du Chili. Le renouveau et l’ordre dans le pays.
Tous ces beaux mots dont nous gave la junte, ça cache tout ça. Ça cache les crimes, les pires atrocités.
C’est comme s’il y avait deux mondes, celui que l’on voit, celui que l’on entend partout et puis le souterrain, le clandestin, celui pour qui les lois n’existent pas.
Oui deux mondes, le monde de ceux qui écrasent et le monde des écrasés.
Le monde de ceux qui proclament au nom de Dieu que tout rentrera dans l’ordre. Quel ordre ? Que deviennent les assassins ?
Le monde de ceux qui sont bafoués torturés tués.
Le monde hypocrite et le monde de la réalité.
Alors quand les politiques, les gens du pouvoir disent quelque chose, comment peut-on leur faire confiance ?
Ces mots cachent la réalité, ces mots cachent les illégalités, cachent les injustices, cachent les tueries et cela pas simplement ici, dans le monde entier, par tous les temps.
Quelle horreur ! Ce monde est affreux, affreux et je ne m’habituerai jamais à y vivre.
Je ne veux pas de l’espérance. L’espérance ce serait s’échapper de la réalité.
Accepter le bonheur alors que les autres, mes frères sont dans le malheur ? Comment oserais-je ?
Oui c’est le noir que je veux.
Dieu, voilà ma prière ce soir, c’est ma révolte contre le mal.
Ce soir c’est le refus de l’espérance que la résurrection de ton fils m’apporte.
Ce soir je ne veux que la nuit, le noir c’est cela que je t’offre avec tous mes frères au nom de tous mes frères.
Merci de ce moment avec toi. »
Jusqu’à la fin du régime militaire en 1990, sœur Odile, accompagnée de plusieurs religieuses, continue de se battre contre la dictature. Grâce à elles des dizaines de personnes ont été sauvées de la mort et de la torture. Dans les années 80, Nadine Loubet échappe à une tentative d’assassinat commanditée par les services secrets de la junte. A la fin de sa vie, atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle doit quitter Santiago pour l’Argentine où elle meurt le 22 avril 2010 à l’extérieur du Chili qu’elle avait tant aimé.
Jean-Luc Rivoire, le 22 juin 2021
Pour voir le film de Samuel LAURENT XU :
Deux projections publiques:
- 13 septembre 2021 à Paris (maison de l’Amérique Latine)
- 16 octobre 2021 à Rouen (14h30 à L’Espace du Moineau)
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1- Spécialistes du Chili, Régine et Guy Ringwald sont auteurs du livre La bataille d’Osorno, La résistance exemplaire de catholiques chiliens face aux dérives du Vatican (Editions TempsPrésent / Golias, 2020) / Retour au texte