« Une désorbitation de l’institution ecclésiale et un renouveau, ainsi qu’une dissémination des croyances. »
Au cours de la seconde moitié des années 1970, Certeau prend acte de la fin de la période postconciliaire. La tentative unitaire de Vatican II (1962-1965) est renvoyée à un mythe qui se voulait un soleil levant alors qu’il était déjà à son couchant. Le malentendu vient de ce que, selon Certeau, le concile venait avaliser un travail antérieur et le clore alors que l’on croyait à une rupture instauratrice : « Les catholiques ont pensé qu’il fallait ouvrir tout grands leurs fenêtres à ce qu’ils appelaient ‘le monde’. C’est l’eau qui est entrée ; de la maison envahie, on s’efforce de fermer les portes dans un espace plus petit (2) » Certeau rappelle que ce modèle unitaire n’a pas toujours prévalu et qu’à d’autres périodes le christianisme était composé d’une pluralité d’Églises. C’est ce christianisme « éclaté » qui est en train de se propager sous les décombres d’une institution désertée.
Sous la réforme conduite par les clercs, les fidèles sont retournés à une expérience spirituelle plus autonome, plus intérieure, disséminant la parole de l’Évangile comme ‘des milliers de petits éclats qui courent à la surface de la mer (3)’. C’est ainsi que Certeau lui-même définit sa propre situation, renonçant implicitement à toute fonction de maîtrise pour se considérer comme un de ces électrons libres, un de ces mille éclats flottants. Un choix qui n’implique pas pour autant une rupture avec l’institution ecclésiale ou avec la Compagnie, mais un refus de jouir d’une position statutaire. Il ne signifie pas un congé, mais énonce bien un déplacement sensible et lorsqu’il dit que désormais il n’est le délégué d’aucun message, il précise que « c’est une position pour moi nouvelle que de dire : je ne suis pas le médiateur d’une vérité ou d’un sacrement qui vaudrait en lui-même, qui viendrait d’ailleurs et dont je serais le messager (4). » Il annonce par là assez clairement la radicalisation du déplacement de ses interrogations vers des terrains profanes.
Certeau s’emploie à une analyse paradoxale du religieux : elle implique à la fois une désorbitation de l’institution ecclésiale et un renouveau, ainsi qu’une dissémination des croyances. Il voit par exemple dans l’ « affaire Lefebvre » un symptôme de cette crise. Pour Certeau, cette figure du traditionalisme catholique est devenue le porte-parole de l’idée que la majorité de l’opinion publique se fait de l’Église : « Elle y reconnaît ses souvenirs d’enfance : le latin, les clochettes de messe, un appareil doctrinal, des règles strictes, etc. Le religieux est devenu un passé dormant dans les mémoires. » À la faveur du recul des idéologies et d’une politique qui fléchit, le religieux revient, et Mgr Lefebvre révèle le schisme qui s’est produit entre une élite éclairée de clercs qui ont promu les réformes de Vatican II et une masse de fidèles qui n’a suivi que par docilité. Par ailleurs,
cette affaire révèle que la Vatican s’accroche à une conception unitaire de l’Église qu’il entend bien contrôler. Les professions de foi pluralistes du concile apparaissent comme un masque fragile qui couvre un désir d’unité. Mgr Lefebvre entend bien d’ailleurs profiter de ce pluralisme pour pouvoir ordonner lui-même des prêtres.
Évidemment, Certeau ne suit pas la voie définie par le chef de file du traditionalisme lorsqu’il préconise d’en revenir au latin, qui peut certes rester un repère des croyances, « mais d’une manière qui ne les pense plus et ne les articule plus sur la culture contemporaine. Il affirme, sans rien dire. C’est peut-être une musique, mais pas un langage. Son usage est déjà ‘glossolalique‘ – un acte d’énonciation qui ne comporte pas d’énoncés. »
« Pas plus que le Soleil et les astres, les pratiques n’obéissent aujourd’hui aux injonctions de la Bible et du pape. »
Certeau fait le constat de la perte de pertinence des objectifs conciliaires sur les questions politiques, mais aussi sur la sexualité, domaine dans lequel il s’était peu exprimé jusque-là. Il souligne le décrochage complet entre, d’un côté, les directives de l’encyclique Humanae vitae en 1968, prolongée par les appels du pape en 1976 contre l’immoralité sexuelle et les prises de position lors du référendum italien sur le divorce en 1975, et de l’autre côté des pratiques : « En Occident, ces interventions pontificales ont paru ‘médiévales’. Elles le sont par le contenu, conforme au passé, d’ailleurs plus ‘XIXe siècle’ que médiévales. Mais bien davantage par la procédure, qui consiste à maintenir les principes, quoi qu’il en soit des pratiques (5). » Certeau compare ce refus de la modernité caractérisé par cette négation principielle de la pratique comme lieu d’épreuve de la théorie à une erreur similaire à celle qui fît traîner Galilée devant les tribunaux : « Pas plus que le Soleil et les astres, les pratiques n’obéissent aujourd’hui aux injonctions de la Bible et du pape. » Les propos de Certeau révèlent une prise en compte des aspirations exprimées par le mouvement féministe lorsqu’il signale que « la femme se réapproprie son corps, qui ne saurait plus être géré ni défini par le savoir ou par le vouloir d’une théologie masculine ».
Il repère un déplacement des valeurs du sacré qui désertent les lieux traditionnels pour inspirer les formes d’engagement sociaux et politique ou même plus simplement la simple rencontre de l’autre. Cette évolution limite la portée de ce que l’on peut tirer comme enseignements des évolutions inexorablement à la baisse de toutes les pratiques du rituel chrétien classique,
car derrière ces phénomènes visibles un déplacement majeur s’opère dans le type d’expression de la foi. (…) Après avoir analysé la progression des mouvements charismatiques, Certeau conclut son étude (6) en reliant cette histoire aux angoisses contemporaines devant la perte de sens : « Une boulimie du sens, une fringale de signes, une attente de symboles ont été créées par la monotonie de la vie quotidienne… Mais les mirages ne transforment pas le désert. Ils en sont seulement le symptôme. »
En 1977 aussi, à l’occasion d’un numéro d’Esprit consacré aux militants d’origine chrétienne, Certeau livre une contribution essentielle : « La faiblesse de croire (7) ». Dans cette contribution, Certeau confirme sa conception d’une dissémination du christianisme qui a désormais perdu son socle ontologique : « Autrefois une Église organisait un sol, c’est-à-dire une terre constituée : à son intérieur, on avait la garantie sociale et culturelle d’habiter le champ de la vérité. » À ces certitudes, s’est substitué un corps chrétien fragmenté, source d’une véritable hémorragie, laissant les institutions intactes mais exsangues, métamorphosées en coquilles vides et faisant place à un discours d’autant plus profus que le corps n’est plus. On saisit bien là le souci constant de Certeau de chercher des voies inédites de refaire corps, dans ce paysage de ruines qu’il traverse, écartant les solutions illusoires, autoritaires ou anachroniques, repartant des pratiques elles-mêmes. (…)
Quant à l’expérience chrétienne elle-même au cœur de la modernité, elle prend la mesure de sa fragilité : elle emprunte les chemins non tracés de l’expérience mystique qui a déjà une histoire ancrée dans une épaisseur temporelle et « aujourd’hui voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Églises, et non plus quelques-uns individuellement blessés par l’expérience mystique, devait vivre ce que le christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort… Il s’agit d’accepter d’être faible ». À la fin de son article, Certeau dévoile la modernité de la figure mystique en citant Angelus Silesius : « Vers Dieu je ne puis aller nu, mais je dois aller dévêtu (8). »
L’analyse de la vie institutionnelle du christianisme élaborée par Certeau et son diagnostic d’un éclatement, d’une dissémination du croire dans les années 70 témoignent d’une lucidité quasi prophétique dans la mesure où ce qui n’était qu’en germes n’a cessé de s’accentuer…
François Dosse
La Faiblesse de croire
Texte de Michel de Certeau
Ainsi vécue, la foi chrétienne est expérience de fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre qui inquiète et fait vivre. Cette expérience n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, des mystiques, des spirituels la vivent et la disent. Aujourd’hui voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Églises, et non quelques-uns individuellement blessés par l’expérience mystique, devait vivre ce que le christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort. Cette mort n’est plus seulement l’objet d’un message concernant Jésus, mais l’expérience des messagers. Les Églises, et non plus seulement le Jésus dont elles parlent, semblent appelées à cette mort par la loi de l’histoire. Il s’agit d’accepter d’être faible, d’abandonner les masques dérisoires et hypocrites d’une puissance ecclésiale qui n’est plus, de renoncer à la satisfaction et à « la tentation de faire du bien ».
Le problème n’est pas de savoir s’il sera possible de restaurer l’entreprise « Église », selon les règles de restauration et d’assainissement de toutes les entreprises. La seule question qui vaille est celle-ci : se trouvera-t-il des chrétiens pour vouloir rechercher ces ouvertures priantes, errantes, admiratrices ? S’il est des hommes qui veuillent encore entrer dans cette expérience de foi, qui y reconnaissent leur nécessaire, il leur reviendra d’accorder leur Église à leur foi, d’y chercher non pas des modèles sociaux, politiques ou éthiques, mais des expériences croyantes – et leurs communications réciproques, faute de quoi il n’y aurait plus de communautés et donc plus d’itinérances chrétiennes.
Nul homme n’est chrétien tout seul, pour lui-même, mais en référence et en lien à l’autre, dans l’ouverture à une différence appelée et acceptée avec gratitude. Cette passion de l’autre n’est pas une nature primitive à retrouver, elle ne s’ajoute pas non plus comme une force de plus, ou un vêtement, à nos compétences et à nos acquis ; c’est une fragilité qui dépouille nos solidités et introduit dans nos forces nécessaires la faiblesse de croire. Peut-être une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place – c’est-à-dire de croire – à l’autre. Ainsi « l’itinérant » d’Angelus Silenus, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu :
Vers Dieu je ne puis aller nu,
Mais je dois aller dévêtu.
Michel de Certeau, mise en ligne juin 2024
Peintures de Georges Rouault
1- Cet article est extrait du livre de François Dosse, Michel de Certeau, Le marcheur blessé, Éditions La Découverte, Paris, 2002, 2007 - pages 214…218. / Retour au texte
2- M. de Certeau, « Le christianisme : mille éclats sur la surface de la mer », propos recueillis par A Woodrow, Le Monde, 1er février 1978. / Retour au texte
3- Ibid. / Retour au texte
4- Ibid. / Retour au texte
5- Ibid. / Retour au texte
6- Étude sur l’affaire Melchior, qui a donné lieu à une publication collective sous la direction du sociologue Y. Lecerf, Les Marchands de Dieu, analyse socio-politique de l’affaire Melchior, Complexe, Bruxelle, 1975. / Retour au texte
7- M. de Certeau, « La faiblesse de croire », Esprit n° 4-5, avril-mai 1977, p. 231-245. Expression qui sera reprise par Luce Girard comme titre d’un ouvrage posthume publié en 1987.
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8- Angelus Silesius, l’Errant chérubinique, I, p. 297. / Retour au texte