Rendu public le 5 octobre, le rapport Sauvé, celui de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), donne à voir – de nos yeux brouillés de chagrin et d’effroi – le scandale de l’usage du secret. Un secret funeste, coupable, complice, qui a entouré tant et tant de crimes commis. Les rendant plus cruels encore. Il a enchaîné la victime, permettant à l’auteur de réitérer ses actes ignominieux, ici et ailleurs, avec le même enfant ou adulte rendu vulnérable, ou – et – avec d’autres. Faut-il rappeler ce que disait dans un tout autre contexte, le père Féret, dominicain, après sa condamnation, en 1954, par le Saint-Office, pour avoir été, avec trois autres théologiens, les pères Chenu, Congar et Boisselot, en faveur des prêtres ouvriers : « Le secret englobe toutes les conduites, le secret est la pierre d’angle du “système”. »
Le secret, pierre d’angle du système
Pierre d’angle du système ». Tout est là. Déjà, et depuis longtemps. Cette loi du silence ne souffrant aucune exception aura couvert des procès iniques, refusant aux accusés, tels ces théologiens, de connaître les raisons de leur mise en cause. Cette même loi, devenue un ethos, aura couvert nombre des agressions et des atteintes sexuelles commis par des clercs et des religieux. Un secret, un silence de plomb qui aura été un poison au service de la mort, servant les œuvres les plus viles, enkystant dans la honte les victimes.
Secret encore que celui qui a voulu couvrir l’enfant de sa perverse affection. « C’est parce que je t’aime et c’est notre secret. » Une des particularités des violences sexuelles commises dans l’Eglise, comme dans les familles, est justement qu’elles sont rarement « violentes » au sens habituel où nous l’entendons. Car elles se mêlent de proximité, de confidences, bref de liens. Comme l’écrit dans son livre bouleversant, Prière de ne pas abuser (Seuil, 96 pages, 12 euros), le théologien Patrick C. Goujon, « Quel enfant peut refuser les câlins ? » Le secret vient alors sceller ce que l’enfant croit être une élection, une préférence.
Il est un troisième secret qui aura scellé la mort, l’œuvre de destruction, celui de la confession. Car nombre de personnes vulnérables, enfants et adultes, ont été abusées durant ce sacrement dévoyé, rendu maudit, criminel. Quand le prêtre agresse alors qu’il confesse. Il tient ainsi sa victime dans ses rets, car si elle vient à trahir le secret devant Dieu, alors c’est l’enfer qui l’attend. Elle qui s’y trouve pourtant – dans les enfers – par l’effraction subie. Des vies, des confiances, des corps et des âmes sacrifiés sur l’autel du secret « inviolable » de la confession. Ecrire ces mots suffit à me replonger dans tant de récits recueillis, ou dans le rapport de la Ciase et son volume « de victimes à témoins ».
Silences hostiles
Au regard de ces modestes lignes, le secret dans l’Église ne peut être défendu. Il doit même être combattu résolument. Car il aura déchiré l’âme, interdit de parler et participé de l’impunité – absolue trop souvent – de l’agresseur. Les silences hostiles se cumulent, s’agrègent jusqu’à se sceller et construire un mur quasi infranchissable. Ils auront rendu plus durable encore le traumatisme, et plus lourdes ses conséquences.
Pourtant. Pourtant il est des discrétions indispensables à toute existence, à la parole confiée, à toute communauté humaine. Alors il faut douter du devoir de transparence qui se transforme bien souvent en tyrannie de l’apparence. « On sait bien que la volonté de savoir peut aussi être perverse avec les intentions cachées, celle de détruire l’objet qu’elle regarde, de détruire la personne qu’elle questionne », comme l’écrit le père jésuite Pierre de Charentenay. Comment distinguer le souci de justice et de vérité du besoin d’exhiber ? L’exigence d’honnêteté du désir de se repaître du spectacle de la misère morale d’autrui, du sordide…
Le secret rend compte de l’intime de l’humain dans cette relation, cette tension entre le dit et le non-dit, entre ce qui relève de la sphère privée et de la sphère publique, comme pour Jésus qui se retire pour parler à son Père dans le secret et y puiser la parole juste, vraie. Le secret est contemporain de la conscience. C’est le dialogue entre André Malraux et l’aumônier du Vercors dans les Antimémoires (Gallimard, 1967) : « Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ? » La réponse : « Le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… »
Entre l’intime et le pensable
Chaque existence est marquée de secret, pétrie de mystère. C’est en ce lieu que se constitue aussi le cœur de l’identité de chacun, de sa dignité. Parler ainsi du secret, c’est dire qu’il est un bon secret, aimable, ouvert comme les coulisses d’un théâtre. Il est cette région en nous-mêmes où le passage se fait entre l’intime et le pensable, et peut-être alors le partageable. Sans ces secrets-là, dont le confident peut être un proche, un ami, un médecin, un prêtre, où s’appuyer ?
Alors il faut trancher. Car le secret ne saurait être une vertu en lui-même. C’est même exactement le contraire qui a sévi dans l’Église catholique, le secret comme instrument de la violence contre les consciences, les intimités, les corps. Peut-être que la solution est assez claire, somme toute. Mais encore faut-il y être résolu. Rien ne peut se faire – moins encore se défendre – au détriment de l’humain. Au détriment de l’humanité en l’homme.
Car c’est de sauver qu’il est question dans la foi chrétienne que je confesse. Le sabbat est fait pour l’homme, dit Jésus, et non l’homme pour le sabbat. Il en est de même pour le secret, fût-ce celui de la confession, comme pour les secrets dans l’Église. Sauf à les idolâtrer. Sauver une vie l’emporte sur tout secret. Sauver un enfant est sans comparaison avec la soumission à une loi, si justifiée la loi soit-elle par ailleurs. Rien ne peut être au-dessus de l’inviolabilité de l’humain en sa fragilité, à commencer par celle du plus vulnérable.
Véronique Margron, mis en ligne le 22 octobre 2021
Peinture de Vasilij Kandinskij