Je regarde le tableau.
C’est la nuit ou le crépuscule. Sur le sol aride d’une montagne, Isaac y est ligoté, les poings derrière le dos, allongé, le torse entièrement dénudé. Sa peau aussi pâle qu’une lune et la clarté de son cou - cassé vers l’arrière sous le poids de la main de son père qui lui recouvre et écrase le visage… peut-être justement pour ne pas le regarder à l’instant où il s’apprête à le mettre à mort – laissent deviner la jeunesse et l’innocence de cet enfant. Le plus extraordinaire est qu’Isaac ne semble pas se débattre. Grandeur du fils, grandeur de la jeunesse, grandeur d’Isaac ! Comme s’il se résignait entièrement à la volonté de son père. Au-dessus de lui, Abraham, le visage étrangement inexpressif, s’emploie à obéir à l’injonction divine, sans hésiter, sans craindre… sauf peut-être justement de cacher le visage de son fils. Et encore au-dessus d’Abraham, dans le coin supérieur gauche du tableau, sorti de la nuit, un ange retient la main du père. La main qui tenait le couteau. Comme si au dernier moment, au moment où la lame allait trancher la gorge de l’enfant, quelque chose de sublime, quelque chose d’immense, quelque chose d’inattendu, quelque chose d’extraordinaire est venu interrompre le geste de mort du père envers le fils.
Je regarde le tableau et je suis éberlué, médusé.
Quelque chose se met en place comme la coïncidence entre deux morceaux de puzzle qui n’ont pourtant strictement rien à voir l’un avec l’autre. Je regarde l’ange du tableau et je repense aux messages que j’ai reçus aujourd’hui de quelques-uns de mes amis. Est-ce vrai ou non, je l’ignore. Mais on dit que les poissons sont revenus dans la lagune de Venise. On dit même que des dauphins y ont été aperçus. On dit aussi qu’à présent, la nuit, dans le ciel de Paris, on peut apercevoir les étoiles. Dans le journal, une carte météorologique montre la densité de la pollution au-dessus de la Chine avant l’épidémie et une autre celle d’aujourd’hui. De la lourdeur à la légèreté ! On dit aussi que la consommation d’électricité a drastiquement diminué. On dit aussi que quelque chose est en train de se réveiller auprès des humains. On dit que les animaux reviennent. On dit que le ciel respire. On dit que les machines se sont mises à ralentir. On dit que quelque chose commence à souffler.
Je regarde le tableau.
L’ange, Abraham, le couteau, l’instant de la mise à mort. Et si l’humanité était Abraham obéissant à cette loi… Cette loi devenue divine au fil du temps – par moment monstrueuse ! – la loi des exploitations, de la brutalité des exploitations que l’on fait du monde… pour rependre ce merveilleux titre qui sonne aujourd’hui comme une prophétie. Si l’humanité était Abraham obéissant à cette loi… Oui, si nous étions Abraham sur le point d’égorger ce qui lui était le plus cher : la vie elle-même, la vie de la jeunesse, la vie des enfants des générations à venir. Et si, précipités dans cette course, dans cette obéissance à cette loi devenue divine, Abraham, - notre humanité, nous – n’avait plus la possibilité de s’arrêter, ne savait plus comment s’arrêter, d’arrêter le geste tout seul ! Celui de l’égorgement. Il lui fallait alors impérativement le surgissement d’un ange. Que pouvait être alors cet ange ? Que peut être un ange ? Et si le virus était un ange arrêtant notre bras sur le point d’égorger ce qui nous était le plus cher… Et si cet ange exterminateur était en train de nous dire quelque chose d’immense…
Je regarde le tableau de Rembrandt. Je regarde la main de l’ange agrippant celle d’Abraham.
Dans les Écritures il est dit qu’après cette nuit une nouvelle alliance fut établie entre Abraham et son Dieu. Quelle alliance saurons-nous inventer entre nous ? Quels mots pour la nommer ? Et qui pour l’écrire ? Depuis toujours, les humains se sont rassemblés autour de la parole. Alors quels sont les nouveaux mots ? Comment ferons-nous pour donner un sens nouveau aux mots de la tribu ?
Wadji Mouawad
1- Extraits de la présentation de la page sur le site de Wadji Mouawad / Retour au texte