Ce que je voudrais dire ici c’est seulement que dans l’aventure actuelle de la Nature et de la Liberté, le christianisme aurait un rôle immense à jouer. Mais il ne s’agit absolument pas de revenir en arrière, au moyen-âge, à une société « chrétienne », à une domination de l’Église. Ceci serait absurde et précisément faux ! Il s’agit de repenser l’authenticité du message biblique et de voir comment précisément il s’insère dans cette contradiction et cette dialectique de la Nature et de la Liberté.
Première leçon : L’homme s’est considéré comme maître de la nature, de façon absolue, puisqu’elle n’était plus sacrée. Mais on oubliait l’essentiel : cette nature était la création de Dieu qui la confiait à l’homme non pas pour en faire n’importe quoi, l’utiliser n’importe comment, mais la gérer au nom de Dieu. Qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord que Dieu ne veut pas régir lui-même directement cette création… Dieu place l’homme dans cette nature précisément pour que tout ne soit pas mécaniquement soumis à la toute-puissance, mais pour y introduire une liberté, une autre volonté que la sienne. Ensuite, cela veut dire que, bien évidemment cet homme (reflet, image de Dieu) est appelé à se comporter comme Dieu envers la création, moins la toute-puissance. Et ce Dieu-là, s’il donne une indépendance à la création, c’est par amour. Et l’homme doit traiter alors la Nature de cette façon-là : la gérant non pas pour son profit aveugle et égoïste mais par amour. Telle était la signification des mythes de la Genèse.
L’homme, ce gérant, doit évidemment rendre des comptes. Cette idée revient sans cesse dans l’enseignement de Jésus. Il est responsable : il a à répondre devant quelqu’un. Et même si nous n’acceptons pas la foi biblique, ce double aspect doit être retenu : l’homme gérant du monde pour quelqu’un d’autre, seraient-ce, par exemple, le reste de l’humanité ou bien ses descendants.
La seconde leçon que je veux retirer de l’enseignement biblique est la suivante. L’homme apparait limité à trois points de vue. Il y a la finitude, les seuils, les limites. La finitude c’est simplement le fait que l’homme et le monde dans lequel il se trouve sont « finis »... C’est comme ça et nous ne pouvons rien y changer… Les « seuils » c’est-à-dire le point où il y a renversement d’une tendance (par exemple l’excès de médicaments qui produit de nouvelles maladies). Nous sommes en présence d’un effet « automatique », qui se produit à tous les coups. Donc là aussi il y a une limite à notre liberté. Enfin il y a les « limites ». Et ici au contraire nous sommes en présence de la possibilité de liberté de l’homme. La limite, c’est l’expression suprême de la liberté de l’homme qui choisit de ne pas faire ce qu’il pourrait faire. Après tout, c’est quand l’homme pose la limite « Tu ne tueras pas », qu’il devient vraiment homme. Il y a une action possible en fait, et voici que, pour des raisons qu’il se choisit et se donne, l’homme décide librement de ne pas la mener jusqu’au bout. C’est à ce moment qu’il est libre et non pas quand il augmente indéfiniment son action, son pouvoir, sa puissance…
Le message évangélique nous propose un troisième élément, c’est l’exemple même de Jésus qui en toute circonstances choisit la non-puissance (ce qui va beaucoup plus loin que la non-violence). S’il y a une imitation de Jésus-Christ, cela ne peut être que dans cette voie. Mais le choix de la non-puissance remet en question à la fois notre façon de traiter la nature, les animaux, les autres hommes, à la fois aussi les fondements et les orientations de notre société militaire et technicienne, et à la fois notre idée de la liberté comme autonomie, indépendance absolue, souveraineté, etc. Mais choisir la non-puissance est justement aussi notre liberté par apport à nos tendances naturelles. La nature nous donne aussi l’exemple de la « lutte pour la vie » et de la survie du plus puissant. Si nous entrons dans ce jeu (ce que nous avons fait), nous augmentons indéfiniment la puissance en étant purement et simplement conditionnés par la nécessité. En vivant simplement l’expression d’une fatalité. Au contraire, au milieu de ce monde de fatalité, nous avons à introduire une liberté, qui ne peut s’exprimer que par la décision de la non-domination, non-violence, non-aliénation de l’autre, non-exploitation (qu’il s’agisse de l’exploitation du milieu naturel ou de celle des autres hommes).
Je pense que ces trois leçons expriment correctement tout le message biblique. La catastrophe a été que les chrétiens ont récusé cette ligne de vie et ont profité de l’autonomie sans assumer responsabilité, respect, non-puissance, expressions de l’amour. Si les chrétiens voulaient bien revenir à la source du message biblique et retrouver ces données fondamentales, ils fourniraient une raison supplémentaire à l’écologie, et, en même temps, apportant la certitude qu’il s’agit d’un enseignement de Dieu, ils donneraient le courage et l’espérance de risquer cette aventure difficile avec une chance de ne pas échouer.
Jacques Ellul et Bernard Charbonneau
Du 1 septembre au 4 octobre le Pape François appelle avec les différentes confessions chrétiennes à un temps pour la création. La conversion écologique à laquelle nous sommes invités est à la fois tellement difficile et tellement nécessaire. Peut-être la pensée de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau, leur dialectique de la nature et de la liberté peuvent nous aider dans notre cheminement individuel et collectif.
Septembre 2022