Une différence fondamentale
En 2018, le grand public apprend que des prêtres pédophiles ont été couverts par la hiérarchie depuis de nombreuses années. En février 2019, parait le livre de Frédéric Martel Sodoma, enquête au cœur du Vatican. On y découvre que les plus ardents défenseurs de la morale sexuelle de l’Église officielle – en particulier sur l’homosexualité - sont souvent eux-mêmes homosexuels et parfois pervers. En mars 2019, la chaîne de télévision Arte diffuse un documentaire : « Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église ». Le viol de religieuses par des prêtres y apparaît comme faisant partie d’un système que Rome connaît depuis longtemps et que la hiérarchie couvre, d’autant que bien des clercs violeurs de religieuses sont proches du Vatican. On apprend également que lorsqu’un prêtre met malencontreusement une religieuse enceinte, certains supérieurs poussent la sœur à avorter ou à abandonner l’enfant. Devant une telle avalanche de scandales, certains catholiques sont dans le déni. Mais, pour un grand nombre, cette fois, c’est trop ! Les uns quittent cette barque qui prend l’eau de toute part. D’autres dénoncent le fonctionnement global de l’institution ecclésiale dans lequel un clergé uniquement masculin, non seulement légifère pour les autres, mais couvre ses propres déviations perverses. Ce système dans son ensemble, disent-ils, doit être réformé.
Parmi ceux qui cherchent à opérer une « réforme systémique », beaucoup demandent que la place des femmes dans l’Église soit reconsidérée. Alors que l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes est revendiquée partout dans les sociétés occidentales, l’Église est la seule institution qui y résiste. On demande que des « ministères » soient ouverts aux femmes. On parle d’élévation au cardinalat pour certaines d’entre elles : rien ne s’y oppose puisque pour être cardinal(e) il n’est pas besoin d’être clerc. Quant au diaconat féminin, le Pape François a lancé en 2016 une commission d’études sur le rôle des femmes diacres dans l’Église primitive… en 2019, ses membres ne se sont toujours pas mis d’accord ! Certains espèrent ces réformes, d’autres les redoutent. Mais quelles que soient les avancées dans l’égalité de l’homme et de la femme, ne faut-il pas prendre acte que l’Église catholique posera toujours une différence fondamentale : seuls des hommes ont le droit d’être prêtre. Ce principe – au moins selon le Magistère – est immuable puisqu’il a sa source dans les Évangiles. Quand Jésus lui-même « consacra » le pain et le vin, le Jeudi-Saint, n’étaient présents que ses 12 apôtres… uniquement des hommes ! C’est pourquoi seuls des hommes ont le droit de présider l’eucharistie et d’administrer les autres sacrements. Il n’y a pas à chercher d’autres raisons. Cette règle est de « droit divin » et le Pape lui-même ne peut que s’y soumettre. À partir de cette différence, s’est constitué un corps clérical masculin seul habilité à actualiser la présence, par les sacrements, de Dieu au milieu de nous. Pouvoir sacré par excellence dont les femmes semblent devoir être à tout jamais exclues. Ainsi se justifie l’existence d’un corps clérical entièrement masculin, séparé des fidèles. Ce corporatisme favorise un secret permettant toutes les dérives que nous connaissons.
Certes l’institution ecclésiale ne va pas parler de cette différence en termes de supériorité des uns sur les autres. Elle va dire que ce pouvoir « sacré » - puisqu’il s’agit de donner Dieu à l’Église – est un service. N’empêche que ce service, seuls des clercs ont le pouvoir de le rendre. Et tandis que les prêtres donnent Dieu aux fidèles, ces derniers leur donnent quoi ? des clopinettes ? Le seul trésor des croyants n’est-il pas de s’entredonner Dieu ? Conscient qu’il y a là quand même un problème, le magistère va insister sur le fait que tout baptisé est « membre de Jésus-Christ, prêtre, prophète et roi » : l’homme et la femme, le clerc et le laïc, sont donc fondamentalement égaux. Mais reconnaissons quand même que chez les clercs cela se traduit par un pouvoir de sanctifier (prêtre), d’enseigner (prophète) et de gouverner (roi) et chez les autres de recevoir la sanctification, l’enseignement et le gouvernement des premiers.
Si la « réforme systémique » que l’on attend suppose une mixité réelle dans les instances de gouvernement de l’Église, il est à craindre qu’elle ne soit compromise pour longtemps. Mais supposons que la hiérarchie évolue et qu’elle autorise non seulement des ministères institués ouverts aux femmes, des diaconesses mais aussi l’ordination de femmes. Après tout, il n’est pas impossible de trouver, dans les évangiles, des arguments dans ce sens. Il est vrai que Jésus a fait preuve d’une liberté considérable dans son rapport avec des femmes. On peut citer de nombreuses scènes de vis-à-vis alors que la mentalité de l’époque l’interdisait. On peut surtout dire que, s’il n’y avait pas de femmes au moment de la Cène, ce sont elles qui les premières ont été les témoins de la résurrection. On peut aussi souligner que si l’eucharistie fait l’Église, cette dernière est née à la Pentecôte. Ce jour-là, aux dire de Saint Luc, Marie ainsi que quelques femmes étaient présentes. Il n’est donc pas absolument exclu que l’on fourbisse, à partir d’une relecture des évangiles, des arguments en faveur de l’ordination de femmes. On aurait alors la possibilité d’une réelle mixité jusque dans les instances les plus hautes de la hiérarchie. Cependant il resterait à démontrer en quoi cette mixité permettrait la « réforme systémique » que l’on attend.
Dans le documentaire d’Arte, on voit des femmes qui exercent un pouvoir réel : elles sont supérieures de leur ordre ou de leur communauté. Ces supérieures s’entendent très bien avec des prêtres pour monnayer les « services sexuels » rendus par de jeunes religieuses sous leurs ordres. Prétendre qu’en accédant au pouvoir hiérarchique on sera plus à même d’en contester le fonctionnement n’est-il pas un raisonnement à hauts risques ? Ne peut-on s’interroger sur le fait que des femmes revendiquent pour elles le pouvoir clérical qu’elles dénoncent, par ailleurs, chez des hommes… Si c’est bien ce pouvoir qui favorise l’omerta dans l’Église, en quoi le fait que des femmes y participent contribuerait-il à réduire ces abus ? Les femmes auraient-elles moins que les hommes la tentation de sacraliser leur tout nouveau pouvoir ? Le fait qu’elles accèdent au presbytérat, au diaconat ou au cardinalat ne comporte-t-il pas le risque de conforter le système qu’on critique à juste titre ?
Une troisième voie ?
Sous couvert de remédier à une phallocratie ecclésiastique source de tous les abus, beaucoup de catholiques se sentent sommés aujourd’hui de rallier le camp des réformateurs. S’ils sont conscients des dangers du cléricalisme mais émettent des doutes sur l’efficacité des réformes proposées, ils sont accusés de conservatisme. Sommes-nous tous acculés à choisir entre rester dans un statu quo ou épouser ces revendications ? Une troisième voie est-elle possible ?
Revenons au fait que, quels que soient les ministères auxquels pourraient accéder des femmes, elles n’auront jamais accès au presbytérat ou au moins pas avant extrêmement longtemps. Or le sacrement central – celui qui fait l’Église – est l’eucharistie. Depuis les origines du christianisme, c’est au partage du pain et du vin qu’on reconnaît les disciples du Christ et qu’ils se reconnaissent entre eux, membres d’un même Corps. Certes on ne pouvait pas alors parler de ministères institués pour présider ces eucharisties puisqu’il n’y avait pas encore d’institution. Elle ne se met en place que dans le courant du 2ème siècle. Depuis toujours on disait : pas d’Église sans eucharistie. Depuis la fin du second siècle on déclare : pas d’eucharistie sans prêtres… et donc pas d’Église sans prêtres… qui selon le récit de la Cène sont tous des hommes. D’où la constitution d’un clergé uniquement masculin. On peut vouloir remonter avant le 2ème siècle mais on peut aussi se demander ce que signifie depuis toujours l’eucharistie pour les chrétiens.
Juste après que le prêtre a consacré le pain et le vin, l’assemblée répond : « Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection et nous attendons ta venue dans la gloire ! » L’Eucharistie n’est rien d’autre que l’actualisation de la mort et de la résurrection du Christ dans et pour son Corps qu’est l’Église. Or le Vendredi Saint, un Dieu est mort. Au cours de l’eucharistie, nous célébrons la mort de ce Dieu : celui qui gouvernait le monde, le sanctifiait et l’enseignait du haut de sa splendeur. Sur la Croix, Jésus ne résiste pas à ceux qui le condamnent injustement. Il ne les menace d’aucune sanction. Bien plutôt, il prie pour ceux qui le mettent à mort en disant : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Le Christ, à l’heure de sa Passion, renonce volontairement à exercer une quelconque domination sur l’humanité. C’est ainsi qu’il révèle un autre Dieu, demeuré caché depuis l’origine, un Dieu qui abandonne toute puissance afin de révéler à chacun qu’il est maintenu, non par ses mérites mais par grâce, dans un Amour totalement libre et gratuit, sans limites et sans fin. C’est ce nouveau visage de Dieu qui se révèle, par Jésus, au jour de Pâques : un Dieu humble et pauvre en quête seulement de notre confiance. Chaque eucharistie renouvelle cet acte par lequel le Dieu de la toute-puissance est mort. Recevoir le Corps et le Sang du Christ c’est se laisser nourrir et abreuver d’un Amour qui passe par nous et nous dépasse afin de devenir capables – de limites en limites - à notre tour d’aimer chacun pour lui-même sans le contraindre à nous aimer en retour.
Lorsque Jésus, à l’aube de sa vie terrestre, fut présenté au Temple par ses parents, le vieillard Syméon les bénit et déclara à Marie, sa mère : « Vois ! cet enfant (…) sera un signe de contradiction… » (Luc 2,34). La contradiction ne consiste-t-elle pas à faire du signe de l’abandon total de tout pouvoir de Dieu sur nous le moyen d’exercer un pouvoir dont certains seulement – qu’ils soient hommes ou femmes - seraient dotés ? Les relations entre personnes de même sexe ou de sexes différents sont prisonnières d’un jeu de pouvoir dans toutes les institutions humaines. Mais alors que les autres institutions ont une fonction précise, telle que l’éducation ou la santé, l’Église aujourd’hui n’a plus dans la société aucune fonction particulière. Si ce n’est d’annoncer en paroles et en actes la mort d’un Dieu de Majesté et l’advenue d’un Dieu qui « abaisse les puissants de leurs trônes et élève les humbles, comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides » (Lc 1,51b-52). Quand l’Église manque à cette vocation elle se pervertit. De cette perversion découlent toutes les autres. L’institution ecclésiale aura beau ordonner des prêtres, hommes ou femmes, et instituer des ministères pour des laïcs, elle n’a plus aucune raison d’exister si elle ne combat pas d’abord en son sein la volonté de puissance des uns sur les autres. C’est ce qu’on attend d’elle. C’est parce que, trop souvent, elle ne le fait pas que des croyants la quittent.
Par-delà toute position conservatrice ou toute revendication pour des ministères féminins, cette troisième voie n’est-elle pas le chemin pour des clercs comme des laïcs, pour des hommes comme des femmes ? Vouloir maintenir l’Église en l’état ou vouloir la réformer sans s’interroger – et se laisser interroger par les autres ! - sur ce qui nous pousse à agir, c’est construire sur du sable : « La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, les vents ont soufflé, ils sont venus battre cette maison ; la maison s’est écroulée, et son écroulement a été complet » (Mt 21,28). Les premiers chrétiens étaient appelés « les disciples de la Voie ». Cette troisième voie n’était-elle pas la leur ? Il n’y a peut-être pas plus de raisons – fussent-elles théologiques - que des prêtres soient seulement des hommes ou que les femmes accèdent au presbytérat. Mais, qu’ils soient hommes ou femmes, cela ne changera rien si des baptisés – quels que soient leur sexe et leur statut – ne contestent radicalement, au nom de l’Évangile de Jésus-Christ, la manière dont s’exerce trop souvent le pouvoir dans l’Église.
Est-ce à dire que l’Église pourrait vivre sans des personnes y exerçant des responsabilités et dont certaines consacrent leur vie au service de l’ensemble ? Évidemment non. Mais d’une part, il n’est pas évident qu’il soit nécessaire d’être prêtre pour exercer cette responsabilité. D’autre part, s’ils le sont, n’ont-ils pas à manifester que leur fonction de présidence au cours de l’eucharistie s’accompagne d’un service réel qu’ils rendent à l’Église et donc concrètement à ses membres ? Juste après avoir parlé de l’eucharistie, saint Paul décrit l’Église comme Corps du Christ : « Il y a certes, diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère en tous. À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. À l’un, c’est un discours de sagesse qui est donné par l’Esprit ; à tel autre un discours de science, selon le même Esprit ; à un autre la foi…, à tel autre la prophétie…, à tel autre le discernement des esprits… Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend. » (1Cor 12,4-11). Ni la sagesse, ni la science, ni la foi, ni la prophétie, ni le discernement des esprits n’étaient l’apanage de celui qui présidait l’eucharistie dans l’Église primitive. Quel service un prêtre peut-il rendre aux baptisés si ce n’est de ne pas prétendre cumuler à lui seul tous les dons ? Plutôt que de se considérer – ou de se laisser considérer - comme le centre d’une communauté, n’a-t-il pas à faire place aux autres baptisés, à reconnaître le don de l’esprit qui est donné à chacun pour le bien de l’ensemble ? N’est-ce pas ainsi qu’il servira l’Église ? La charge de ceux qui « donnent Dieu » dans les sacrements n’est-elle pas de veiller à ce qu’on s’entredonne Dieu au sein d’une communauté ? Si tel n’est pas le cas, ne peut-on suspecter d’hypocrisie ceux qui prétendent que leur présidence de l’eucharistie est un service ?
Cependant « le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jn 3,8). Les prêtres qui consentent à favoriser cette liberté de l’esprit permettent évidemment que s’exerce une créativité dans leur communauté. Mais il leur faut se battre sur deux fronts : celui du Magistère et celui des fidèles. Le Magistère, en règle générale, n’aime pas du tout « ne pas savoir ni d’où ça vient, ni où ça va ». Les prêtres qui jouent le jeu sont presque toujours marginalisés. Du côté des fidèles, ils ont également fort à faire : il leur faut veiller à ce que chacun ne joue pas sa partition dans son coin sans se soucier de celle des autres. Il faut de la force et du courage pour permettre à l’Esprit de circuler entre tous. Il faut aussi que des laïcs – hommes ou femmes – se remettent à croire que « l’esprit est donné à chacun, en vue du bien de tous ». Qu’ils croient vraiment en leurs propres dons et cessent de se contenter de faire le ménage de l’église ou d’entériner les décisions des prêtres.
« Hommes et Femmes » ou bien « Prêtres et Laïcs »
Le combat pour des ministères féminins ou pour le presbytérat des femmes, n’occulte-il-pas la vraie question qui serait celle d’une collaboration réelle entre prêtres et laïcs pour faire l’Église ? Mettons une femme prêtre à la place d’un homme dans le contexte actuel de l’Église et demandons-nous ce que cela changera pour les laïcs. Cette femme sera-t-elle moins qu’un homme prisonnière des normes du droit canon qui fixe la place des laïcs : elle aura son Équipe d’Animation Pastorale qui ne permettra pas davantage aux fidèles d’être de réels collaborateurs qu’aujourd’hui. Elle devra se soumettre aux mêmes rites pour la liturgie qu’un prêtre de sexe masculin. On encensera une femme au lieu d’encenser un homme et on interdira tout autant l’accès du chœur aux laïcs a fortiori à la prédication.
Dans un entretien avec Anne Soupa (1), Monseigneur Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran dit : « Le vrai problème que j’identifie aujourd’hui bien avant celui de la prêtrise qui pour moi, en tant qu’évêque, n’est pas ouverte dès lors que trois papes successivement l’ont fermé (…) c’est que la Parole de Dieu ne puisse être commentée par une femme dans le cadre de la messe dominicale. C’est vraiment une question qui me touche. Nous avons aujourd’hui des femmes formées en théologie. Pourquoi ne les entend-on pas prêcher ? (…) Je rêve d’un ministère qui le leur permettrait tout autant d’ailleurs qu’aux hommes laïcs formés en théologie. » En effet, le fait que des laïcs – a fortiori des femmes – prêchent est hautement signifiant : ils ou elles sont le signe visible – au cœur de l’eucharistie – que la fraternité entre clercs et laïques est le fondement de l’Église et qu’elle précède la distinction des fonctions. Permettre à des laïques de prêcher aux messes du dimanche, marque que c’est bien l’Église comme peuple de baptisés qui est le Sacrement de Dieu et que c’est en elle que sont célébrés tous les autres sacrements.
Mais il ne suffit pas que des laïcs, hommes ou femmes, puissent assurer la prédication pour que ce soit le signe d’une coresponsabilité réelle entre clercs et fidèles. Ce peut être l’expression d’un pouvoir personnel fondé sur un savoir théologique et qui poserait une autre distinction fondamentale : la séparation entre des savants (prédicateurs clercs et laïcs) et des ignorants (le reste du peuple). La prédication assurée par des laïcs ne peut être le signe d’une coresponsabilité réelle que si cela ouvre le champ à d’autres laïcs de s’exprimer selon leurs propres compétences. En effet il n’y a pas seulement besoin de compétences théologiques dans une communauté : chercheurs, médecins, aides-soignants, pompiers, syndicalistes, policiers, mères au foyer, malades et bien-portants, hommes et femmes de droite ou de gauche, etc. ont chacun une expérience professionnelle et/ou humaine irremplaçable. Ces compétences, ce poids d’humanité, peuvent nourrir la réflexion et la vie au sein d’une communauté. Grâce à ces laïcs profondément engagés dans la société, les questions « du monde » peuvent faire partie intégrante de la vie d’une communauté. Mais aussi des questions propres à l’Église – qui demandent qu’on soit croyant mais pas nécessairement théologien - peuvent être partagées : on peut par exemple s’interroger sur le bien-fondé de faire payer les sacrements ou sur la manière de faire participer des enfants et des jeunes à la célébration de l’eucharistie. Du coup, la division entre l’Église qui serait l’affaire des seuls clercs et le monde qui serait l’affaire des laïcs n’est plus pertinente. Les questions du monde et de l’église sont assumées ensemble. Le prêtre a une fonction particulière dans les sacrements. Il n’est pas nécessairement le responsable de la communauté mais il a à veiller à ce qu’une coresponsabilité réelle s’instaure en son sein.
Dans cette recomposition de l’Église, le fait que des laïcs – a fortiori des femmes – prêchent n’est pas indispensable mais c’est loin d’être insignifiant. Elle ne suppose pas que des ministères particuliers soient reconnus à des laïcs. Elle ne l’exclut pas non plus mais là n’est pas l’essentiel. Je l’ai fait moi-même pendant les 12 ans où j’ai travaillé en paroisse de 1974 à 1986. J’avais un contrat de travail laïc comme en ont les théologiens qui enseignent dans un institut catholique. Je n’avais pas de lettre de mission. Il a simplement suffi que Mgr Delarue vienne dire aux paroissiens qu’il était légitime que je prêche puisque j’avais davantage de diplômes que bien des prêtres. Cette recomposition de l’Église suppose une volonté commune de la part des clercs et des laïcs. Elle s’est vécue, sous des formes différentes en de nombreux lieux, dans l’esprit du Concile Vatican II. Dans plusieurs diocèses, dont celui de Paris et de Nanterre, l’évêque a accordé sa confiance à des laïcs pour partager la responsabilité d’une paroisse et assurer la prédication au cours des messes dominicales. Mais ce dont « rêve » Monseigneur Vesco a été tellement oublié qu’il ne sait pas lui-même que cela a existé. En effet, par la suite, la prédication a été interdite aux laïcs par le nouveau Code de Droit Canon promulgué par Jean-Paul II en 1983 mais qui a mis un certain temps à être intégré par les évêques et imposé à l’Église universelle. Avant sa parution, l’Église catholique ne vivait pas sans règles : elle possédait un très vieux code que chacun savait périmé. On ne l’ignorait pas mais ses décrets, qui procédaient d’un autre âge, ne pouvaient qu’être relativisés si l’on voulait, un tant soit peu, respirer. Paradoxalement, cet ancien code, complètement dépassé, permettait aux évêques, aux prêtres et aux laïcs de vivre ensemble dans « l’obéissance de la foi » c’est-à-dire dans l’écoute mutuelle. Quand la loi ne fonctionne plus – ou fonctionne mal - on est acculé à se rappeler que « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». La plupart des évêques, des théologiens, des prêtres et des laïcs vivaient dans cet esprit. Ils étaient poussés à se parler, s’écouter, chercher un accord qui respecterait les différences de point de vue. Ils ne savaient pas alors quelle chance ils avaient de posséder un vieux code bien périmé !
Cependant rien n’empêcherait aujourd’hui de considérer le nouveau Code comme on le faisait de l’ancien. C’est dans ce sens que le Pape François à qui on demandait s’il allait abroger les lois sur la contraception répondit : « L’important n’est pas de changer une loi mais d’apprendre à la dépasser. » Encore faut-il le vouloir… et le faire dans le bon sens… Le combat à mener, à mon avis, ne consiste pas à réclamer des ministères féminins. D’une part ce combat va à l’échec pour au moins de très nombreuses années. D’autre part, fondamentalement, il ne rendrait pas nécessairement le fonctionnement de l’Église plus proche de l’Évangile. Il y a bien un combat à mener mais pour que s’instaure une collaboration à part entière entre clercs et laïcs. Il est vrai que certaines communautés sont demeurées envers et contre tout dans cet esprit et que, dans d’autres, certains laïcs peuvent supporter la re-cléricalisation actuelle dans la mesure où ils y ont des amis avec qui partager leur déception. Mais auront-ils le courage, avec d’autres qui sont partis, de mener ce combat tant il semble depuis longtemps presque partout avoir été mené en pure perte ?
Peut-être certains se résigneront-ils alors que d’autres s’organiseront autrement… en l’attente de prêtres qui consentent à les considérer comme capables de décider avec eux du présent et de l’avenir de leur vie en Église ? Quand on interroge Mgr Rouet (2), évêque puis archevêque de Poitiers de 1986 à 2011, il répond : « Une bourgeoisie catholique va tenir les rênes et veiller au grain. Elle rêve d’une restauration, comme celle que ses aïeux ont réussie au XIXe siècle. » Aux fidèles qui souffrent de cette situation, il dit : « Trouvez trois ou quatre amis et essayez de vivre des relations évangéliques. Demandez-vous comment être signifiant dans le monde et quel est l’essentiel de votre foi. » Il n’a manifestement rien de mieux à leur proposer aujourd’hui. Il se peut que ceux qui refusent cette restauration et ne supportent plus cette sacralisation autour de l’eucharistie soient acculés à inventer, parmi d’autres, cette forme de vie. La hiérarchie a interdit les Assemblées Dominicales en Absence de prêtre (ADAP). Il n’y a pas besoin d’une permission pour que des catholiques (avec d’autres chrétiens éventuellement) organisent des Assemblées Dominicales en Attente de Prêtres différents… d’autres ADAP ! Ils se réuniraient si possible le dimanche – puisque c’est ce jour qui signifie pour les chrétiens la communion - pour prier, lire ensemble l’Évangile, s’aider à en vivre en partageant ce qui fait leur vie quotidienne et les questions de la société, inventer une manière de célébrer le Dieu de Jésus-Christ. De même qu’il existe un baptême de désir – porteur des mêmes effets que le sacrement - il existerait alors une « communion de désir ». Certes pour que pain et vin soit consacrés il faudrait attendre qu’un prêtre consente à se faire leur partenaire. Mais en attendant… le Christ n’a-t-il pas dit : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » ? On ne pourrait pas célébrer l’eucharistie au sens institutionnel du terme mais la présence du Christ en serait-elle moins réelle ?
Une Église pauvre, disséminée à l’intérieur comme à l’extérieur de communautés chrétiennes… une Église qui ne possède plus de lieu pour se réunir… une Église humble qui considère ce qu’elle vit comme une des étapes possibles sur un chemin dont on ne sait où il va… N’est-ce pas à cette pauvreté et à cette humilité que sont acculés beaucoup de croyants aujourd’hui ? S’ils peuvent le vivre sans haine, sans ressentiment et sans mépris pour la « grande Église » alors heureux sont-ils car, selon le Christ, mystérieusement « le royaume des cieux est à eux » ! C’est peut-être par cette intense pauvreté – cette « mort » - que l’Église doit passer pour renaître sous des formes dont nous ignorons tout aujourd’hui…
Christine Fontaine
le 6/1/2020
Peintures de Hélène Schjerbeck
1- Anne Soupa, née le 1er avril 1947, est une journaliste, théologienne et bibliste. En 2008, elle cofonde et est depuis présidente du Comité de la jupe, qui promeut l’égalité des femmes et des hommes au sein de l’Église catholique (source Wikipedia). / Retour au texte
2- Entretien avec Monseigneur Rouet, dans Témoignage Chrétien le 25 juillet 2019 / Retour au texte