Pouvons-nous encore faire confiance et accueillir l’autre ? Il est bien sûr possible d’esquiver la question ou alors d’ignorer les fractures identitaires, ou encore de nous calfeutrer derrière nos murs. Pourtant, notre vie nous place constamment au carrefour de l’ouverture à l’autre, de la fermeture, ou de la vigilance.
En ce sens, la question de la migration et la manière dont elle est vécue nous le rappellent avec insistance. D’un côté, des citoyens et des associations franchissent le pas en se montrant solidaires des personnes exilées ; de l’autre, ceux pour qui les mots « migrants » ou « réfugiés » provoquent crispation et inquiétude. L’expression « vague migratoire » ne désigne-t-elle pas, tout comme les vagues épidémiques, une menace incontrôlable, qu’il faudrait endiguer à tout prix ? Notre représentation de l’étranger, nourrie par la peur et par l’approche sécuritaire dominante, est donc souvent négative.
Des questions sensibles
Reconnaissons-le d’emblée : les migrations engendrent des problématiques politiques, sociales, culturelles et religieuses nouvelles, qui doivent pouvoir être débattues sereinement en France. Certaines questions sont sensibles, notamment celles touchant aux rapports hommes-femmes ou à la laïcité. Tel est le constat effectué par JRS France dans un ouvrage publié en avril 2023, intitulé Le Pari de l’interculturalité.
Dans cet écrit magnifiquement illustré, la découverte de l’autre est comparée à la rencontre de deux icebergs qui s’entrechoquent : les différences que nous percevons et jugeons constituent la partie émergée de l’iceberg ; mais l’essentiel se joue en profondeur, à travers des éléments invisibles qui viennent inquiéter, voire blesser, notre identité culturelle, bousculant la partie immergée de notre iceberg qui s’entrechoque avec la partie immergée de l’iceberg de l’autre.
Le port du voile en donne un exemple éclairant : le voile est un élément bien visible de l’iceberg culturel de la personne qui le porte ; il dérange bon nombre de nos concitoyens car il cristallise des inquiétudes liées à des éléments invisibles de notre culture : laïcité, autonomie de la personne dans ses choix, droits de la femme, déclin du christianisme…
Exprimer librement les peurs
Face à ces non-dits, JRS France propose de parler à voix haute et claire, d’exprimer librement les peurs, de décrypter les malentendus quand cela est possible, tout en affirmant résolument les valeurs et les principes auxquels nous sommes attachés. Cette proposition de dialogue interculturel ne peut se construire qu’à partir du réel, en passant de l’imaginaire à la découverte, des représentations à la relation, de l’appréhension à la rencontre. Telle est l’expérience que nous vivons depuis près de quinze ans, dans le respect de la diversité culturelle, sans angélisme ni naïveté. Telle est la réalité au quotidien dans le réseau d’hospitalité JRS Welcome ou dans d’autres programmes comme JRS Jeunes.
Sur la base de cette expérience et à partir de témoignages rassemblés, tant auprès des familles d’accueil que des personnes exilées, des ateliers ont été mis en place et Le Pari de l’interculturalité a vu le jour. En voici quelques conclusions : la rencontre, loin d’être un « choc civilisationnel », est plutôt vécue comme un temps de surprise interculturelle ; les personnes exilées disposent souvent de talents insoupçonnés, dans leurs rapports avec le grand âge, le soin ou l’artisanat ; l’accueil et la rencontre contribuent à développer de part et d’autre une identité plus confiante, plus ouverte, plus adaptée ; le dialogue interculturel permet d’affirmer nos valeurs et de poser certaines limites indispensables.
Écarts entre les cultures
Loin d’être naïfs, les acteurs de JRS ont pleinement conscience, pour les avoir vécues, des difficultés du dialogue, des frottements dus aux écarts entre les cultures, et de l’impossibilité de tout maîtriser. Ils savent également que tout n’est pas culturel et que les conflits ne se résolvent pas avec de simples bonnes intentions ou à la grâce de Dieu.
Un dialogue ouvert et respectueux avec des personnes exilées, notamment musulmanes, est non seulement possible mais nécessaire : pour être au clair avec ce qui nous apparaît « non-négociable », pour pouvoir nommer l’essentiel ; pour rester bienveillant sans pour autant être complaisant. Ce dialogue doit dès lors éviter un double écueil : la posture « angélique », qui consiste à idéaliser l’exilé et à tout accepter de lui au motif que l’altérité est toujours un enrichissement positif ; la posture « identitaire », qui consiste à imposer aux arrivants l’assimilation ou l’adhésion à un bloc commun jugé intangible.
Ainsi, en partant des questions simples de la vie quotidienne, les acteurs de JRS souhaitent donner le goût du dialogue, entre nationaux et exilés, afin de réduire les peurs réciproques, et susciter la confiance.
Parce que nous savons que ce pari en vaut la peine, nous appelons de nos vœux une société plus fraternelle dans laquelle la diversité culturelle pourra être vécue de façon lucide et positive, réaliste et enrichissante pour ses membres, qu’ils soient français ou étrangers.
Véronique Albanel, présidente de JRS France
mis en ligne fin octobre 2023
Sculptures de Betty Hanns