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Eglise et masculinité
Josselin Tricou

Josselin Tricou est sociologue. À ce titre il a enquêté sur la masculinité des prêtres catholiques. Il a donné une conférence autour de son livre Des soutanes et des hommes, dont nous extrayons les passages suivants. « Plus l’Eglise refuse l’idéal d’égalité entre les sexes et les sexualités, plus elle prend le risque d’attirer l’attention sur la sexualité et le genre si particulier du prêtre » (1).

Lien avec la conférence de Josselin Tricou (1h38) :
https://www.youtube.com/watch?v=fJCaHGHKLT0 Faute de place, nous avons omis son analyse très intéressante sur la bataille actuelle autour de la masculinité des prêtres et des laïcs dans le catholicisme identitaire. On peut la trouver à partir de 46’38 dans cette vidéo.

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Enquête sur la masculinité des clercs

Les enquêtes en sociologie montrent que l’ordonnancement entre les sexes et les sexualités n’est pas seulement une différenciation mais aussi une hiérarchisation. Les études de genre ont longtemps travaillé sur l’inégalité structurelle entre les sexes et l’invisibilisation culturelle des femmes. Leur champ de travail a concerné ensuite les gays et les lesbiennes. Relativement récemment, ceux qui poursuivent ces études se sont dit qu’il fallait aussi s’intéresser à ceux que l’on ne questionne pas tant leur existence est une évidence : les hommes et le masculin. C’est dans ce créneau que s’inscrit mon travail avec pour domaine d’application l’Église catholique dans la société aujourd’hui. Beaucoup ont questionné la place des femmes dans l’Église et j’ai pensé qu’il était temps de questionner aussi la masculinité et la place des hommes, notamment ceux qui accèdent à des postes de pouvoir : les clercs et les religieux.

Le point de départ de mon travail repose sur la constatation d’un double paradoxe dans l’Église. Premier paradoxe. Elle développe un discours sur la nature féminine et la nature masculine ; elle parle de complémentarité entre l’homme et la femme qui se concrétise dans le mariage hétérosexuel ; elle pose le principe d’une vocation universelle à l’hétérosexualité. Mais en même temps, elle contredit son propre discours par son organisation même puisqu’elle institue non pas une masculinité qui viendrait de la nature mais deux masculinités : celle du laïc et celle du clerc (ou du religieux). Le laïc a pour vocation à se marier et à investir des champs dans la société où les hommes ont toute leur place (économique, politique, militaire, etc.). Le clerc est appelé au célibat et à performer des vertus plutôt codées comme féminines au sein de la société (écoute, soin, non-violence, etc.). Le clerc (et le religieux) échappe surnaturellement à cette vocation naturelle et universelle des hommes. En ce sens, l’Église contredit son discours par son organisation même.

Deuxième paradoxe. Alors que la société institue des hiérarchies entre les formes de masculinité, et qu’elle place au sommet celle des hommes mariés hétérosexuels, l’Église l’inverse puisqu’elle place au sommet ceux qui incarnent cette masculinité atypique, marginale en termes de nombre et de performance de genre, les prêtres qui ont pouvoir au sein de l’Église à la fois sur les femmes et sur les autres hommes. J’ai appelé ce double paradoxe un « bougé du genre », comme on parle en photographie d’un bougé flou délibéré. Bougé parce qu’en un sens l’Église ne vient pas révolutionner l’ordre de genre de la société qui l’englobe, elle le déplace un peu. J’ai tenté de comprendre d’où vient ce bougé. Après être remonté à la construction de l’idéal sacerdotal au cours de l’histoire, j’en suis venu à m’interroger sur ce qu’il produisait dans une société comme la nôtre où le genre et la sexualité sont devenus d’une part une question politique, autrement dit qui ne relève plus de la nature mais du débat et du choix démocratique, d’autre part un lieu central d’identification, de subjectivation des individus.

Dévaluation au sein de la société de la masculinité sacerdotale

En soixante ans, l’histoire de la masculinité sacerdotale connaît deux phénomènes. Le 1er est une sorte de déclassement dans l’ordre de genre de cette masculinité dans les représentations sociales. Depuis les années 60, la sécularisation de la société française s’accélère. Une forme d’ex-culturation du catholicisme se produit. C’est aussi le début de la démocratie sexuelle, l’accès des femmes à la contraception, à l’IVG : le modèle de genre et de sexualité promu par la République se détache totalement de l’Église catholique. Dans ce contexte, vont se créer des représentations sociales qui vont dévaluer la masculinité du prêtre. J’ai objectivé ce phénomène en regardant tous les films français où figurent des prêtres depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. J’ai construit des indicateurs que j’ai mis en séries. Dans l’après-guerre et jusque dans les années 1965, le prêtre est surtout un héros de drame. C’est un prêtre asexuel (sans représentation de sexualité) mais qui, par ailleurs est virilisé. Le film Monsieur Vincent en est un exemple. Vincent de Paul arrive dans sa paroisse d’affectation. Il rentre dans un village désert. Il comprend qu’il y a une suspicion de peste. Il va gagner l’épreuve de virilité avec les villageois en ayant le courage d’aller voir celle qui est décédée, de prendre son corps, de construire lui-même le cercueil et de l’enterrer. Il met en avant des compétences techniques et paysannes et gagne ainsi la confiance des hommes du village. 2ème épreuve de virilité, le noble local est un impie qui s’est dangereusement blessé. Monsieur Vincent vient à son chevet. Le noble se moque de lui en disant : « Vous allez me soigner avec vos prières ! ». Or Vincent de Paul met en œuvre des techniques de chirurgie. Le noble est stupéfait puis il lui demande un verre de vin. Monsieur Vincent refuse et le noble obéit. M. Vincent a gagné son épreuve de virilité.

À partir des années 60, le prêtre passe de héros de drame à héros de comédie (Cf Don Camillo) puis héros burlesque où le célibat est suspect et cache souvent une hétérosexualité rampante (Cf. la série Mon curé est…). À partir des années 80, le bon prêtre revient (notamment par des films portés par des chrétiens) cependant apparaît aussi le vieux prêtre désabusé qui n’y croit plus et s’affronte à des paroissiens pénibles. Enfin, dans des films comme La vie est un long fleuve tranquille, le prêtre devient plutôt un personnage décoratif ; son côté très maniéré et efféminé peut renvoyer à l’homosexualité. Dans Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu, la même analyse peut être faite ; avec cette réplique significative de la mère de famille dans une scène où elle dit de lui : « Ah ! mais il a toujours été très gai (gay ?) ! » Si le mot « gay » a été longtemps un langage crypté, il ne l’est plus au moment de la sortie du film et tout le monde peut comprendre le double-sens. Cette image s’installe dans le cinéma et, selon moi, signe le déclassement de la masculinité sacerdotale dans les représentations sociales. Attention : on parle de représentations sociales et non de réalité.

Le grand chassé-croisé des sexualités aux portes des sacristies

Cette dévaluation vient percuter un autre phénomène, cette fois interne au clergé catholique : celui que j’appelle « le grand chassé-croisé des sexualités aux portes des sacristies ». On peut penser que la foi est irréductible aux phénomènes sociaux ; néanmoins elle existe dans une société où l’on est marqué par une appartenance de classe, de genre, etc. En sociologie, on tente d’analyser les mécanismes sociaux facilitant l’accès à la prêtrise et ceux qui ne le rendent pas attirant. Jusque dans les années 60, le principal mécanisme d’attrait est l’accès à la notabilité pour des classes populaires et moyennes issues du monde rural. Quand vous êtes agriculteur, si l’un de vos enfants est prêtre cela évite de trop partager le patrimoine foncier. Mais surtout le petit séminaire est le moyen de donner accès pour son enfant à des études longues. Dans les années 60, les petits séminaires sont décriés comme embrigadant des enfants et la République généralise le Collège d’Enseignement Général. À partir de là, le bassin de recrutement des prêtres tend à se réduire aux classes bourgeoises.

D’autres phénomènes ont lieu dans les années 70 – années de la crise catholique comme l’appelle Denis Pelletier – crise qui auréole Vatican II, liée aux transformations de l’Église et à la révolution culturelle qui a lieu dans toutes les sociétés occidentales. On assiste au départ de nombreux prêtres, religieux et religieuses. Ces prêtres ne sont pas tous partis pour se marier mais 95% d’entre eux se sont mariés dans l’année qui a suivi leur départ. Ceux qui partent sont donc des hétérosexuels et, par voie de conséquence, on peut penser que beaucoup de ceux qui restent ne sont pas attirés par le mariage hétérosexuel. Dans les mêmes années, il se passe également une grande révolution dans la doctrine catholique : jusque-là un état de perfection était lié au célibat consacré, le concile Vatican II change la donne : une égale dignité des statuts ecclésiaux est affirmée. Cette égale dignité s’accompagne d’un discours de survalorisation compensatoire de la sexualité hétérosexuelle. L’Église, sans en être consciente, se tire une balle dans le pied : elle génère une désaffection des hétérosexuels pour la prêtrise.

Enfin, les sociétés occidentales - qui jusque dans les années 80, déployaient des politiques homophobes - renoncent à cette homophobie. Or l’Église la maintient puisque le discours officiel consiste à dire que l’homosexualité ne peut pas être considérée comme une sexualité normale. Cette position génère un effet paradoxal de renforcement du mécanisme « placard » que je décris dans l’ouvrage. Quand vous naissez garçon dans une famille très catholique, dans un monde conservateur et bourgeois comme celui qui recrute les prêtres aujourd’hui, qu’est-ce qui se présente à vous comme horizon des possibles légitimes quand vous n’êtes pas intéressé par le mariage hétérosexuel ? La prêtrise ou la vie religieuse. Plus l’Église développe de manière décalée par rapport à la société un discours homophobe, et plus elle génère une sorte d’attraction chez les homosexuels pour la prêtrise. C’est ce que j’appelle « le grand chassé-croisé aux portes des sacristies ».

L’effet « placard » du discours de la hiérarchie

Ce « placard » ecclésial entre en crise à partir des années 90. Les jeunes prêtres – comme tous les clercs - incarnent l’institution : ils doivent défendre ses positions tout en se rendant compte que ce discours est en décalage, non seulement par rapport à la société, mais aussi par rapport à leur propre vécu. En 2005, Joseph Ratzinger édite un texte dans lequel, pour la première fois, il est explicitement dit qu’il ne faut pas ordonner les candidats qui ont des tendances homosexuelles profondes ni les candidats qui promouvraient la « prétendue culture homosexuelle » (dans le texte). Autrement dit, tout ce qui est vécu comme homosexualité perçue comme passagère, ne pose pas de problème, mais il faut exclure les homos profonds ainsi que les hétéros qui ne comprennent pas qu’il faille exclure les homos.

Un certain nombre de formateurs dans les séminaires reconnaissent que ce texte est inapplicable. En effet, son application nécessiterait soit l’aveu de la part du candidat, soit le flagrant délit. Le flagrant délit supposerait que le supérieur suive le candidat dans sa chambre. L’aveu est également compliqué : quand vous voulez être prêtre, vous avez beaucoup d’autres raisons de le vouloir ; à18-20 ans - surtout dans ce climat catholique très conservateur où il n’y a pas de place pour parler de l’homosexualité - on se tait sur ses tendances profondes. Les formateurs confirment que l’effet de ce texte n’a pas été d’exclure les candidats homosexuels mais de renforcer l’incapacité des séminaristes à parler tranquillement de l’homosexualité.

Non plus seulement à destination interne mais pour les fidèles et la société, au même moment et par les mêmes personnes s’expriment des positions autour de la théorie du genre comme représentant le danger extrême qui serait destiné à détruire la famille traditionnelle. Pour moi ce sont les deux faces d’une même pièce : ils ont les mêmes effets qui est principalement de faire taire les clercs. Au moment où ce discours contre la théorie du genre se concrétise en France dans des manifestations contre le « mariage pour tous », un certain nombre de clercs homosexuels ont peur de se faire « outer ». Un prêtre homosexuel n’a-t-il pas été dénoncé auprès de son évêque par ses paroissiens ? Ce phénomène empêche les prêtres de parler et renforce leur placardisation.

Bataille autour de la masculinité des prêtres

Le « grand chassé-croisé aux portes des sacristies » et cette « placardisation » fragilisent un clergé qui se sent mis en cause sur sa propre masculinité par les stéréotypes que la société porte sur lui et par cette difficulté interne à s’assumer comme membre d’un corps plus fortement habité qu’au sein de la société par une homosexualité qui ne peut pas se dire. Face à ces difficultés, le bougé de genre devient une sorte de « trouble dans le genre » qui met le clergé dans une sorte de position défensive. C’est la deuxième partie de l’ouvrage où j’analyse ce que j’appelle des politiques de la masculinité portée par des prêtres qui sont des manières de contrer toute cette dévaluation, cette « émasculation symbolique du prêtre ».

Cette bataille autour de la masculinité sacerdotale est largement invisible aux yeux des fidèles. Ce qui manifeste deux choses. Premièrement, qu’il y a une très grosse logique de corps au sein du clergé et qu’elle passe aussi par une logique du secret : ce qui peut se dire à l’extérieur est différent de ce qui peut se dire « entre nous ». Je vous livre ici un secret : si j’ai moi-même eu accès à ce discours interne, c’est parce que j’ai été moi-même religieux et que j’ai été reconnu comme tel par mes interlocuteurs. Deuxièmement, cette invisibilisation manifeste que le regard des fidèles a largement été construit pour qu’il y ait des choses qu’ils soient incapables de voir. Toute proportion gardée, mais dans la même logique,je pense que le choc vécu par un certain nombre de fidèles au moment du rapport Sauvé est à la hauteur de l’illusion que l’idéal sacerdotal a construit dans leur regard, notamment s’agissant de l’absence présumée de sexualité active chez les prêtres ou encore de capacité à la violence. Troisièmement cette bataille invisible est une bataille qui obsède le clergé catholique, quand bien même tous les prêtres ne sont pas homosexuels ou ne sont pas sexuellement pratiquants.

D’où deux problèmes. 1er problème : cette obsession pour la masculinité du clergé, et celle sous-jacente pour l’homosexualité présente en son sein, a rendu le clergé indifférent à la question des violences sexuelles et sexistes commises par un certain nombre de prêtres. 2ème problème : puisque l’Église condamne l’homosexualité au sein du clergé y compris quand elle n’est pas pratiquée, dénoncer le petit camarade qui a éventuellement des pratiques relevant du crime dans le droit français, c’est prendre le risque d’être soi-même dénoncé pour des pratiques non criminalisées au regard du droit français (entre adultes consentants) mais criminalisées par le droit de l’Église. Ce n’est pas l’homosexualité qui génère des abus. Mais c’est l’homosexualité qu’on ne peut pas dire qui génère le silence sur les abus.

L’Église indexe l’exercice du pouvoir sur des enjeux de sexualité. Qu’est-ce qui fait qu’un prêtre est légitime ? Ce n’est pas tant sa compétence professionnelle : des prêtres sont très mauvais en homélies. Est-ce sa compétence en matière de théologie ? Des laïcs le sont autant et parfois plus que lui. Sa compétence en termes de gestions de projet ou d’accompagnement ? Bien des laïcs le sont autant que lui. Ce qui légitime un prêtre, son monopole sur les sacrements, c’est le fait qu’il respecte son engagement au célibat… ou, en tout cas, qu’on croit qu’il le respecte. Quand on construit le pouvoir sur des enjeux de sexualité, celle-ci devient le terrain privilégié des abus de pouvoir. Le célibat en lui-même, pourquoi pas. Mais l’Église a progressivement fait du célibat la condition d’exercice du pouvoir et l’a sacralisé. Cadenasser pouvoir et sexualité empêche de penser le pouvoir en termes de compétences et d’inclusivité.

Josselin Tricou (extraits recueillis par la rédaction), avril 2023

1- Extrait de la 4ème de couverture de Josselin Tricou, Des soutanes et des hommes – enquête sur la masculinité des prêtres catholiques, PUF 2021 / Retour au texte