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Etre prêtre ouvrier aujourd'hui
Jean-Louis Cathala

Jean-Louis Cathala est prêtre ouvrier. Âgé de 60 ans en 2023, il est l’un des très rares prêtres ouvriers qui est encore en âge d’occuper un emploi salarié. Les autres sont à la retraite et beaucoup décèdent chaque année. Il partage sa vie entre un emploi dans une entreprise de nettoyage et une communauté paroissiale qu’il accompagne. Il dit : « Un prêtre ouvrier n’est pas un prêtre qui travaille en plus de la paroisse. C’est l’inverse : la dimension d’apostolat plus traditionnel est une conséquence et, je l’espère, est marquée par cette vie d’ouvrier. »

Les lignes qui suivent sont extraites d’un entretien avec Jean-Louis Cathala, organisé par l’association « Chrétiens Ici Maintenant Ensemble (CIME) », à Montpellier en octobre 2019. Nous en avons conservé majoritairement le style parlé. On peut trouver ici l’intégralité de cet entretie :
https://www.youtube.com/watch?v=Fsxm73SiFvk

(0)Commentaires et débats

Pouvez-vous décrire le déroulement d’une journée du Prêtre Ouvrier que vous êtes ?

Avant j’étais religieux dans la famille de Charles de Foucauld. Depuis 2003, je suis dans le clergé diocésain comme Prêtre Ouvrier. J’ai demandé à n’être qu’à mi-temps au service d’une communauté chrétienne. Actuellement, je travaille du lundi au vendredi, tous les matins, dans une entreprise de nettoyage. Je me rends en tram sur un certain nombre de sites où je nettoie des toilettes, des cages d’escalier ainsi que des parties communes soit de bureaux, soit d’habitations. Le travail n’est pas très dur par rapport à d’autres que l’on peut faire ou que j’ai fait moi-même. Le matin je suis au travail, je me repose de la paroisse ! l’après-midi je suis à la paroisse et je me repose du travail ! En dehors du travail manuel, j’essaye d’accompagner cette communauté.

En fait, ma vie comporte trois pôles : le travail manuel, la communauté paroissiale dans le quartier de la Paillade, une paroisse très populaire, sympathique, dans un quartier très marqué par l’islam. Et, depuis quelque temps, un autre pôle : en effet, au presbytère habitent des personnes en difficulté ou des réfugiés. Il y a tout un aspect relationnel qui là aussi me donne beaucoup de joie et me prends un peu de temps. Par ailleurs, je vais souvent au Secours Populaire, simplement pour rencontrer des gens. Le jeudi après-midi je me repose ou bien je vais au Carmel pour prier, pour être en silence. Et le week-end j’ai quelques activités à la paroisse. C’est une vie assez équilibrée finalement parce que le fait de travailler donne un cadre très fort pour la journée. Toutes les années de travail que j’ai derrière moi m’ont transformé de l’intérieur. Je sens une grande unité dans ma vie. Je suis très heureux d’être prêtre ouvrier. Je me sens solidaire de cette tradition.

En quoi, selon vous, les Prêtres Ouvriers sont-ils « traditionnels » ?

On peut dire que les prêtres ouvriers sont nés au cours du XXe siècle, cependant la relation entre l’Évangile et le travail remonte bien plus loin : notre « fondateur » n’était-il pas, si ce n’est un ouvrier, du moins un artisan à Nazareth ? Cette dimension de l’incarnation à travers le travail a toujours marqué l’Église : le peuple bien sûr qui essayait de vivre sa foi dans une vie quotidienne de travail mais aussi la spiritualité des moines. Il est vrai que cette spiritualité n’imprégnait pas spécialement le monde des clercs, bien que, dans le monde paysan, les prêtres des campagnes étaient souvent proches des gens. Le Concile de Trente (au XVIe siècle) a accentué la fonction du prêtre liée au sacré. Il devenait inconcevable que des mains marquées par l’onction effectuent un travail manuel. C’était presque un oxymore de dire « prêtre-ouvrier ».

Jean-Louis Cathala retrace l’histoire des prêtres ouvriers, nés d’une prise de conscience, au milieu du XX° siècle, du mur qui se dressait entre ce que l’on appelait à l’époque « la classe ouvrière » et le monde de l’Église. C’est d’abord une histoire française qui a essaimé surtout en Europe mais dont on retrouve l’esprit ailleurs dans le monde, en particulier dans la théologie de la libération en Amérique Latine. Cet esprit peut de résumer dans la phrase de Paul VI : « L’Église se fait conversation ». Une Église non plus dominante mais en dialogue avec les hommes et les femmes de ce temps, partageant leurs espoirs, leurs peines et leurs joies. Dans cet esprit, des initiatives ont été prises de partager la vie des « humiliés » : « Madeleine Delbrel et ses compagnes, les petites sœurs et les petits frères de la famille de Charles de Foucauld, des dominicains et même des jésuites se sont engagés dans ce mouvement. Et puis des prêtres diocésains. » Les prêtres ouvriers ont incarné à leur manière ce courant qui animait toute une partie de l’Église. Des évêques et des cardinaux les ont appuyés, d’autres les ont combattus. En 1954, ils ont été interdits par Rome. Ils ont été à nouveau autorisés en 1965, dans l’esprit du concile Vatican II.

Deux raisons ont motivé l’arrêt. La première, plus explicite mais moins fondamentale que la seconde, était la peur que le marxisme contamine ces prêtres. Forcément, en allant travailler en usine, ils étaient dans une posture de rupture avec la vie paroissiale bourgeoise. Ils n’allaient pas seulement faire un petit stage en passant, ils étaient vraiment présents à la vie des ouvriers et, comme ils avaient une certaine éducation, ils se sont très vite engagés syndicalement. On (des membres influents du côté du clergé et du patronat) a eu peur de cet engagement. On disait que ce n’était pas le rôle du prêtre de se syndiquer. Cependant la raison - moins explicite mais plus fondamentale - est que, par leur manière de vivre, ils faisaient tomber de son piédestal le prêtre tridentin. Toucher à cette conception sacrale du prêtre était l’interdit par excellence. Mais le paradoxe est qu’ils n’étaient qu’une centaine en 1954 et bien plus nombreux au moment de la reprise en 1965.

Comment vous reliez-vous les uns aux autres ?

Il n’y a pas eu de fondateurs des prêtres ouvriers. Il n’y a pas eu de figure dominante comme dans la fondation d’un ordre. Ce sont d’abord ceux qui étaient extérieurs à l’Église qui ont donné ce nom. Ils ont dit : « Tiens, des prêtres ouvriers ! » Nous formons une association, un collectif de prêtres. Nous n’avons pas de statut canonique particulier. Certains sont religieux, la plupart prêtres diocésains. Mais cette association nous permet de nous rencontrer, de nous soutenir. C’est très fraternel. Nous sommes aujourd’hui très peu nombreux. Les prêtres ouvriers ont été, en France, jusqu’à plus de huit cents à la fin des années soixante-dix et ils ont essaimé dans des pays d’Europe. J’ai participé il y a quelque temps à une rencontre européenne des prêtres ouvriers… la moitié n’étaient pas prêtres et la moitié étaient des femmes. L’assemblée était très mélangée : des protestants, des catholiques, mais tous avec cette même sensibilité qui est la marque des prêtres ouvriers.

Il n’y a pas eu de renouvellement. Ce n’est pas dans l’air du temps. Sans parler de manière caricaturale, depuis le pontificat de Jean-Paul II, on assiste quand même à un retour en arrière. Moi-même, j’ai été au séminaire entre 1986 et 1991, donc sous le pontificat de Jean-Paul II, on ne parlait jamais des prêtres ouvriers, sauf sous forme d’allusion dans un cours d’histoire de l’Église. Pourtant, à l’époque, ils étaient encore assez nombreux. Aujourd’hui le collectif s’est réduit : beaucoup, très âgés, vivent en EHPAD, davantage encore sont partis auprès du Père éternel. Le collectif comprend environ 350 cotisants mais quelques-uns seulement sont encore en âge de travailler et 200 environ en capacité physique de participer à des rencontres. Nous ne sommes qu’une quinzaine à travailler encore. Il y en a un en Allemagne, un ou deux à la retraite en Belgique, au moins un en Espagne, en Catalogne. Je suis le seul dans mon diocèse et ce qui intéresse mon évêque n’est pas que je sois au travail, mais que j’assure le job en paroisse. Dans cette mesure, il me laisse tranquille d’autant plus que, travaillant par ailleurs, je ne lui coûte rien !

Pourriez-vous préciser ce qui fait la spécificité des prêtres ouvriers ?

On nous confond souvent avec les prêtres de la Mission de France qui eux aussi sont souvent au travail. Certains prêtres sont avocats ou médecins sans pour autant être prêtres ouvriers. Ils veulent être présents dans le monde séculier, en travaillant avec les gens. La particularité des prêtres ouvriers est leur désir de travailler au côté des humiliés, des plus bas, des plus pauvres. Leur engagement comporte une dimension à la fois mystique et politique. Cette dimension était peut-être davantage visible chez les anciens, à une époque où on trouvait facilement du travail à plein temps dans les grandes industries. Maintenant c’est moins visible mais tout aussi présent. La plupart travaillent actuellement dans des EHPAD, un est à la Poste, un autre est routier, moi je suis dans le nettoyage. On travaille là où l’on peut. Mais cela fait partie de la précarité liée au monde du travail d'aujourd’hui.

Avant on pouvait dire que les prêtres ouvriers étaient ceci ou cela. Maintenant ce n’est même plus la peine de le dire parce que numériquement nous n’existons pas. Dans le diocèse il y a eu trois autres prêtres ouvriers : Claude que je n'ai pas connu, et qui est mort depuis plusieurs années, Dominique, qui est venu pendant quelque années, et René, âgé de plus de 90 ans. Un prêtre ouvrier n’est pas un prêtre qui travaille en plus de la paroisse mais l’inverse : la dimension d’apostolat plus traditionnel est une conséquence et, je l’espère, est marquée par cette vie d’ouvrier. Pour moi, la première mission est d’aller au travail sans y faire de prosélytisme. Pendant 7 ou 8 ans j’ai été délégué syndical dans une société où c’était possible. Actuellement ce n’est plus possible, donc je n’ai aucun engagement syndical. C’est une présence, un apostolat de présence, avec une dimension de gratuité un peu contemplative.

Quelqu’un disait à un l’un de nous : « Alors que les prêtres se font si rares, vous n’allez pas partir travailler. Il faut rester dans les paroisses. » Il lui a répondu : « C’est justement parce que les prêtres sont peu nombreux qu’il faut qu’il y ait des prêtres ouvriers. » L’Église n’est pas d’abord faite pour la petite frange des brebis qui restent dans le bercail mais pour les autres. Être prêtre ouvrier représente une manière parmi d’autres de le vivre. Quand j’ai commencé, je pensais d’une certaine manière et parce que je pensais comme cela, je voulais vivre de cette manière. En fait, on ne vit pas comme on pense, on pense comme on vit. Maintenant je suis heureux d’être dans cette vie et d’y durer parce qu’elle me transforme. J’en ai vraiment besoin.

Ceux avec qui vous travaillez savent-ils que vous êtes prêtre ?

Cela dépend. Il ne s’agit pas de le dire ou de le taire à tout prix. Mais dans le cadre d’une amitié, on dit ce qui est important pour soi. On en vient vite à parler de ce qui nous fait vivre. Donc ceux qui me connaissent le savent mais je ne me présente pas d’emblée en disant : « voilà, c’est moi. » Je ne le dis pas aux employeurs. La plupart ne l’ont jamais su. Certains l’ont su quand j’étais à Mazamet, une petite ville où je suis resté 12 ans dans la même entreprise. Évidemment on finissait toujours par me voir à un enterrement ou dans une autre liturgie. Tout se sait dans les petites villes. Dans une grande ville, comme Montpellier, c’est différent. Il ne s’agit pas de dire. Ce qui importe, mais c’est vrai pour tous les croyants, c’est notre manière d’être avec les personnes que nous côtoyons.

J’ai été beaucoup touché par un collègue avec qui j’ai longtemps travaillé et avec qui j’ai fait un peu de syndicat. Il n’était pas du tout croyant. Il savait comme tout le monde que j’étais prêtre mais il ne m’en parlait pas. Je ne suis jamais allé chez lui pendant tout le temps où nous avons travaillé ensemble. À la fin il m’a invité et il m’a dit : « Je voudrais te remercier parce que tu n’as jamais cherché à me convertir. » De manière plus large, il y a un tel malentendu en Occident - entre ce Dieu que nous avions la prétention d’annoncer et les dégâts que cela a causé ! Aussi est-il très important de travailler avec les gens en se taisant. Je ne suis pas contre la visibilité de l’Église, parce qu’on a besoin de signes. À ceux qui demandent d’écouter la Parole, il faut la leur donner. J’aime lire l’évangile et prêcher. J’aime célébrer. Mais le plus important est d’être là et de se taire. Le malentendu est tel qu’il faut, selon moi, qu’on se taise pendant encore longtemps.

En quelques mots, comment voyez-vous le présent et l’avenir de l’Église ?

Aujourd’hui, on arrive à un modèle de ministère – je caricature – où les nouvelles générations de prêtres en France passent leur temps entre le presbytère, la salle de catéchisme et la sacristie. On a fait une confusion entre le spécifique et l’essentiel. Le spécifique du prêtre est qu’il préside la communauté, mais ils ne font plus que cela. On dirait que toute la partie immergée de l’iceberg - celle qui est essentielle - cette simple présence auprès des gens ne les concerne pas. Le fait d’être prêtre ouvrier me permet d’être là, dans une sorte de désappropriation de cet état clérical. Cette simple présence imprègne ma vie. Elle transforme également ma manière de me situer avec les autres baptisés à l’intérieur de la paroisse. L’Église a besoin de cela plutôt que de boucher des trous en faisant venir des prêtres de partout.

On n’a pas besoin de beaucoup de prêtres, on a besoin de communautés vivantes avec quelques prêtres qui soient non pas des chefs mais des missionnaires. La mission étant d’abord la présence au milieu des gens. Les prêtres ouvriers ont pratiquement disparu. Cependant, quoi qu’il arrive il y aura toujours des femmes et des hommes qui croiront en l’Évangile, qui se retrouveront pour le partager et pour chercher ensemble comment, au nom de cet évangile, ils peuvent être présents par exemple aux habitants d’un quartier. Alors j’ignore l’avenir de l’Église mais, si tout le reste s’écroule, cela n’a guère d’importance !

Jean-Louis Cathala, mis en ligne octobre 2023