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Fin de vie : accepter la complexité
François Larue

François Larue, médecin au centre hospitalier de Bligny (Essonne) et ancien chef de service de soins palliatifs, est également membre de l'équipe animatrice. Il a pris part au débat sur la fin de vie en signant trois tribunes publiées dans des revues grand public. Avec l'accord de ces revues, nous les mettons à la disposition de nos lecteurs.

1- Fin de vie : la loi actuelle permet de faire face à l'immense majorité des situations
2-L'ambivalence des patients en fin de vie doit être respectée
3- Contribuer à la mort d’un patient peut-il être un soin ?

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1- Fin de vie : la loi actuelle permet de faire face à l'immense majorité des situations

François Larue témoigne de son expérience face à des situations de fin de vie. Il raconte leur complexité, l’importance des prises de décisions collégiales, et s’interroge sur le risque que la dépénalisation de l’aide active à mourir ne soit qu’ « une illusion ».

La convention citoyenne vient d’achever ses travaux et s’est définitivement prononcée en faveur de l’autorisation de l’aide active à mourir. Il devient probable qu’un projet de loi sera présenté au Parlement. Le temps des décisions définitives approche. Car il n’y aura pas de retour en arrière

Médecin depuis 40 ans, anesthésiste réanimateur puis médecin de soins palliatifs, mon avis se fonde sur une longue expérience de terrain. Confronté à de nombreuses situations de fin de vie, à des questions éthiques complexes, je n’ai de leçon à donner à personne : j’ai plusieurs fois changé d’avis, participé à des décisions aux limites de la loi. En réanimation, il m’est arrivé de contribuer à la mort d’un patient qui était dans une impasse médicale et dont la vie n’était artificiellement maintenue que par un respirateur. J’ai été tenté d’aider une patiente à se suicider (cette situation s’est présentée une fois en 35 ans), ai décidé puis mis en place des sédations terminales chez des patients en fin de vie dans un contexte émotionnel parfois bouleversant.

Toutes ces décisions ont été prises avec le souci de répondre aux besoins et aux attentes des patients. Elles ont toujours été précédées de débats, parfois longs, associant le patient à chaque fois que c’était possible, son entourage, les médecins et les équipes qui le prenaient en charge. Il n’y a pas d’éthique sans collégialité.

Bien des médecins sans doute se reconnaitront dans ces lignes. N’en déplaise à ceux qui les jugent, le poids de ces décisions est lourd au moment de les prendre, de les mettre en application, et parfois bien longtemps après.

Nos choix auraient-ils été plus faciles si la loi avait permis l’aide active à mourir ? Non. Les équipes de réanimation et de soins palliatifs que je connais n’ont pas attendu des lois pour instituer des réflexions éthiques régulières. Les équipes de soins palliatifs n’ont pas attendu la loi de 2016 pour réaliser des sédations profondes et continues jusqu’au décès chez des patients en fin de vie présentant une souffrance réfractaire.

Mais je n’ignore pas que de tels débats manquent encore trop souvent.

La loi actuelle permet de faire face à l’immense majorité des situations que j’ai accompagnées. Mais la complexité est bien présente et aucune équipe sérieuse notamment de soins palliatifs ne prétend avoir résolu la question de la souffrance en fin de vie. Dès lors, la priorité est-elle de changer radicalement la loi ou de privilégier les débats éthiques, les réflexions en équipe ?

Faire évoluer la loi comporte-t-il un risque ?

On le sait, la dépénalisation de l’aide active à mourir est revendiquée par certains au nom d’une liberté de choix  : droit à la liberté de disposer de soi-même, droit à définir soi-même les limites d’une vie digne. A première vue, on est tenté de souscrire à cette demande ce qui explique sans doute la large adhésion à cette proposition dans les sondages d’opinion. Mais la réalité est complexe et la question pourrait se poser ainsi : une loi qui semble permettre une liberté est-elle garante de cette liberté pour tous ?

Le bénéfice d’un tel changement de loi semble concerner bien peu de patients : les statistiques belges montrent que quelques dizaines de patients français seulement franchissent chaque année la frontière pour bénéficier d’une euthanasie. En regard de ce faible nombre, il faut considérer l’immense majorité des patients qui ne demandent rien. Dans leur long et difficile cheminement certains demandent momentanément une assistance à mourir qui est avant tout un appel à l’aide. La demande d’euthanasie s’efface le plus souvent quand une aide appropriée leur est fournie. L’ambivalence est presque constante et elle doit être respectée. La dépénalisation de l’aide active à mourir peut constituer un obstacle à l’expression et au respect de cette ambivalence.

De plus si l’on en croit Theo Boer, professeur d’éthique aux Pays-Bas les extensions d’une telle dépénalisation seraient inévitables (1). Il y était favorable en 2002, convaincu qu’elle permettait le juste équilibre entre la compassion, le respect de la vie humaine et la garantie des libertés individuelles. Il observe ce qui s’est passé dans son pays en 20 ans : le nombre annuel d’euthanasies a quadruplé, dans certains endroits des Pays Bas jusqu’à 15% des décès résultent d’une mort administrée, le champ d’application s’est progressivement étendu (personnes souffrant de pathologies chroniques, handicapées…). Il prédit une évolution identique dans tous les pays légalisant l’aide active à mourir au nom de l’égalité de tous à accéder au droit. Il écrit maintenant « je me suis trompé ». Reproduirons-nous le même scenario au risque de nous tromper ?

Au cours des débats éthiques cliniques en équipe, qui sont notre quotidien, nous cherchons une solution à un problème complexe. On espère la bonne solution. On doit souvent se contenter de la moins mauvaise. Pourrions-nous, comme on le fait dans les débats éthiques cliniques admettre qu’il n’y a pas de « bonne » solution au débat sur la fin de vie ? La dépénalisation de l’aide active à mourir, présentée par certains comme la bonne réponse, n’est-elle pas une illusion ?

François Larue

Article paru dans La Croix :
https://www.la-croix.com/Debats/Fin-vie-loi-actuelle-permet-faire-face-limmense-majorite-situations-2023-04-06-1201262412


2- L'ambivalence des patients en fin de vie doit être respectée

Les personnes atteintes d’une maladie grave développent des mécanismes de défense qui peuvent conduire à des demandes d’aide à mourir fluctuantes dans le temps, prévient, dans une tribune au « Monde », le médecin spécialiste de soins palliatifs François Larue.

La pratique des soins palliatifs apprend que l’ambivalence des patients est habituelle voire systématique : il est très fréquent qu’un patient, notamment en phase avancée d’une maladie grave, exprime parfois dans le même temps qu’il est conscient d’être en fin de vie mais qu’il projette un voyage dans un délai qui paraît peu réaliste. Cette ambivalence peut se manifester par des demandes : demande d’euthanasie un jour qui s’efface si le patient voit que des attentes, des besoins sont satisfaits, ou s’il a vécu un moment chaleureux avec des proches. J’ai en mémoire le souvenir de cet ami mort du SIDA dans les années 90 et qui déclarait sans ambiguïté, au moment où sa maladie était diagnostiquée, qu’il ne connaitrait pas la déchéance (en clair, qu’il se donnerait la mort). J’ai rarement assisté à une telle évolution et à une agonie aussi longue. Au fur et à mesure que la maladie s’aggravait, les convictions du départ semblaient laisser place à un désir de vie, quelles que soient les conditions de cette vie.

Cette ambivalence doit être entendue et respectée.

Être attentif au discours du patient c’est aussi respecter ses mécanismes de défense. De quoi s’agit-il ? Les personnes atteintes de maladie grave ressentent une angoisse importante. Elles développent des mécanismes de défense, processus psychologiques inconscients qui leur permettent de faire face aux situations difficiles et à l’angoisse qu’elles génèrent comme l'a montré la psychologue Martine Ruszniewski (2). Ceci peut conduire à des discours ou des comportements peu compréhensibles pour qui n’est pas habitué à les analyser (agressivité, déni, rationalisation…).

Demandes contradictoires

La relation médecin malade est complexe. Elle permet que s’expriment des demandes parfois contradictoires qu’il faut entendre, décoder et qui peuvent évoluer dans le temps. C’est une pratique fine. Tous les médecins n’en sont pas familiers.

Et il ne faut pas nier l’ambivalence des autres acteurs. L’entourage n’en est pas exempt : combien de fois voyons-nous, entendons-nous des familles qui, aimant sincèrement la personne malade souffrent d’assister à une fin de vie longue, qui leur paraît dénuée de sens. Après le décès, nombre d’entre eux se disent « non préparés » à ce deuil. Ils appelaient pourtant de leurs vœux une mort rapide peu de temps avant. Les professionnels de santé eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’une certaine ambivalence.

L’ambivalence n’est pas spécifique de la fin de vie et occupe une place dans le fonctionnement psychique de chacun. Mais elle prend une dimension particulière dans ce contexte.

Certains partisans d’une évolution législative autorisant une aide active à mourir mettent en avant l’acquisition d’un nouveau droit, d’une nouvelle liberté. Est-ce certain ?

Comment s’assurer, si la loi évolue, que l’ambivalence des patients sera respectée ? Quand deux demandes contradictoires sont émises, ce qui est fréquent, qui peut garantir que les deux seront entendues connaissant la difficulté de la relation médecin malade et le nombre probablement insuffisant de médecins formés à cette pratique complexe.

Défaut de prise en charge palliative

L’impression d’être « à la charge » de sa famille ou de la société est fréquente au cours des maladies graves. Le sentiment de culpabilité est régulièrement évoqué par les malades. Ne sera-t-il pas plus prononcé, ressenti, mis en avant, s’il lui est possible de mettre fin à sa vie en y étant aidé de façon active ?

Ceux qui aspirent jusqu’au bout à l’émancipation et à l’autodétermination sont-ils si nombreux comme sembleraient le montrer certaines enquêtes d’opinion ? Il est permis d’en douter. L’affirmation selon laquelle de nombreux patients français se rendraient à l’étranger pour bénéficier d’une aide active à mourir n’est pas recevable car elle ne repose sur aucune donnée fiable. Parmi ceux qui revendiquent cette liberté de choix quand ils vont bien, beaucoup exprimeront probablement une opinion différente lorsqu’ils feront face à la maladie. C’est l’expérience de toutes les équipes de soins palliatifs.

La nécessité de développer les soins palliatifs n’est contestée par personne. L’inégalité d’accès aux soins, notamment aux soins palliatifs reste une réalité en France particulièrement en cette période de crise du monde de la santé alors même que la loi garantissant à tous l’accès aux soins palliatifs date de 1999. Imaginons que l’aide active à mourir soit dépénalisée, un patient pourrait être enclin à la demander, non parce qu’il présente une souffrance réfractaire mais parce qu’il n’a pas accès à une prise en charge palliative adaptée. Il devrait porter alors le poids de cette décision - et quelle décision ! - alors que cette inégalité relève de la responsabilité de la société.

Respecter le droit des patients, c’est avant tout les écouter, entendre toutes les dimensions de leur discours. Le respect de l’ambivalence est fondamental.

François Larue

Article paru dans Le Monde :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/06/aide-active-a-mourir-l-ambivalence-des-patients-en-fin-de-vie-doit-etre-respectee_6160690_3232.html


3- Contribuer à la mort d’un patient peut-il être un soin ?

Le débat sur la fin de vie se poursuit.

De nombreux soignants s’opposent sur la question de savoir si contribuer à la mort d’un patient peut être qualifié de soins. Je respecte les convictions de chacun mais préfère m’en tenir à mon expérience :

Ai-je déjà contribué au décès d’un patient ? Oui. Médecin anesthésiste réanimateur, j’ai le souvenir d’un patient de réanimation atteint d’une pathologie respiratoire gravissime et incurable. Il ne pouvait vivre qu’avec l’aide d’un respirateur, appareil qu’il ne supportait qu’avec un traitement sédatif lourd. Après bien des débats avec toutes les personnes concernées (conseil de famille, équipe soignante) il est devenu évident que la poursuite de cette vie n’avait pas de sens et qu’il convenait de mettre un terme à ce qui ne pouvait être qualifié que d’acharnement thérapeutique. Sur le plan éthique, les discussions ont rapidement été consensuelles. Mais il fallait réaliser l’acte ce que j’ai fait en présence de l’équipe. J’ai injecté un anesthésique puissant, retiré le tube qui reliait le patient au respirateur et arrêté la machine. Quelques instants plus tard, le patient est décédé. Bien des réanimateurs ont sans doute fait la même chose. Ai-je pris soin, avons-nous pris soin du patient ? Il me semble que oui.

Ai-je aidé un patient à mettre fin à ses jours ? Non. Mais j’ai été tenté de le faire une fois. Il s’agissait d’une personne âgée atteinte d’un cancer en phase avancée. Je l’ai rencontrée chez elle, à sa demande. Ayant vécu l’horreur des camps de concentration elle refusait de connaître une fois de plus la déchéance, inéluctable selon elle dans la situation médicale où elle se trouvait. Aucune des options de soins palliatifs que je lui proposais ne semblait lui convenir et sa demande d’aide à mourir était claire et répétée. Je n’y ai pas accédé. D’une part parce qu’il m’était impossible d’établir la moindre collégialité (je n’ai jamais pu joindre son médecin ou tout autre soignant). D’autre part car je me savais potentiellement passible de la cour d’assise. J’ai peut-être manqué de courage. J’étais seul. Bien d’autres médecins sans doute ont connu cette douloureuse solitude. La patiente a fait une tentative de suicide. Puis elle a été admise dans un service de soins palliatifs où on lui a malheureusement refusé la sédation qu’elle réclamait (c’était avant la loi Clayes Leonetti mais des sédations étaient déjà pratiquées dans bien des services…) et elle est finalement décédée dans les conditions qu’elle redoutait.

Pour cette patiente j’ai hésité. J’aurais pu me poser les mêmes questions dans d’autres situations notamment de maladie neuro-dégénérative. Incontestablement ces quelques (rares) patients existent. Comment les aider, entendre leur demande d’aide à mourir voire y accéder ?

Comme d’autres, je ne suis pas favorable à l’évolution annoncée de la loi. Présentée comme l’acquisition d’un droit, elle pourrait en réalité se révéler liberticide, conduire à des dérives. Des exemples étrangers le démontrent. C’est le cas des Pays Bas. On peut aussi relever qu’un sujet n’est jamais évoqué publiquement car trop polémique : la question économique. Une mort administrée est moins couteuse que des soins palliatifs attentifs. Est-on certain que cet argument implicite est absent du raisonnement des décideurs ?

Mais comment un soignant peut-il se positionner dans ce débat ? Un soignant est un professionnel qui prend soin d’une personne, d’un patient. Prendre soin impose de tenir compte de tous les aspects de la complexité qui concerne les besoins et demandes des patients. De cela vient la difficulté du débat actuel.

Ne peut-on, sans modifier la loi, admettre le principe d’une exception pour ces patients ? Il faudrait respecter une impérative collégialité, y associer éventuellement l’intervention d’un magistrat. Il s’agirait d’une mesure d’exception avec contrôle a priori, c’est-à-dire analyse critique de la situation avant l’acte létal. Mais, à ce jour, une telle hypothèse semble écartée au profit d’autres modèles comme celui de la Belgique ou des Pays-Bas où le contrôle, lorsqu’il est réalisé, l’est a posteriori...

De mon point de vue, admettre et préciser les conditions de l’exception dans un cadre légal non modifié, permettrait de considérer que contribuer au décès d’un patient peut être une façon d’en prendre soin.

Article paru dans La Croix :
https://www.la-croix.com/JournalV2/Contribuer-mort-dun-patient-peut-etre-soin-2023-11-06-1101289578?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=NEWSLETTER__CRX_JOURNAL_EDITO&utm_content=20231106

François Larue, mise en ligne sur le site décembre 2023
Vitraux de Marc Chagall

1-Theo Boer. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/01/fin-de-vie-ce-qui-est-percu-comme-une-opportunite-par-certains-devient-une-incitation-au-desespoir-pour-les-autres_6152451_3232.html / Retour au texte
2-M Ruszniewski. Face à la maladie grave. Dunod Ed / Retour au texte