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Gustavo Gutiérrez, la libération par la foi

Gustavo Gutiérrez, né à Lima en 1928, est décédé le 22 octobre 2024. Après des études de médecine à Lima, de psychologie et de philosophie à Louvain et de théologie à Lyon, il est ordonné prêtre en 1959. Il est l’un des principaux théologiens de la libération. « Dieu maintenant », héritier de cette manière de penser et de vivre la foi, tient à lui rendre hommage.

Cet entretien est extrait de la revue « Lumière et vie » (n° 275, juillet septembre 2007). Merci à eux d’avoir proposé cet article en accès libre.

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Lumière et Vie : Quelques mots pour commencer sur votre parcours de foi et de vie : qu’est-ce qui vous a rendu sensible à la question des pauvres dans votre vie ? quelle a été l’origine de votre vocation de théologien ?

Gustavo Gutiérrez : Je suis né à Lima (en 1928), mais une partie de ma famille est de l’intérieur du pays. Pendant mon enfance j’ai eu une sévère ostéomyélite qui m’a mis au lit pour quelques années, ce qui m’a fait quitter l’école et finir mes études par moi-même. Plus tard, je suis entré à l’université Nationale de San Marcos de Lima, la plus vieille du continent, pour faire des études de médecine, et aussi à l’université Catholique pour la philosophie. J’ai arrêté ces études pour entrer au Séminaire. Au Séminaire Léon XIII, à Louvain (Belgique), j’ai étudié la philosophie et la psychologie, et présenté un mémoire sur le conflit psychique chez Freud.

Pour la théologie, je suis allé à Lyon, où j’ai reçu, bien plus tard (en 1985), mon doctorat en théologie. Tout cela, c’était dans les années 1950, une période difficile dans l’Église de France (1), mais très riche, pastoralement et théologiquement, un moment qui m’a beaucoup marqué et qui m’a permis de prendre contact intellectuel et personnel avec Gelin, Paissac, Chenu, Martelet, de Lubac, Congar, Duquoc et d’autres théologiens de l’époque. Après quoi, j’ai fait un court séjour à la Grégorienne ; là, j’ai eu l’occasion de travailler la question de la nature et de la grâce avec Juan Alfaro.

Ordonné prêtre en 1959, je suis rentré en 1960 au Pérou, où j’ai été pris surtout par le travail pastoral, comme aumônier des mouvements chrétiens (je le suis encore) et vingt ans comme curé de paroisse. J’ai eu l’occasion de collaborer, à la quatrième session du Concile, avec mon évêque, le cardinal Landázuri et avec Mgr Larrain, alors président du CELAM (2). Plus tard, j’ai pu participer à la Conférence épiscopale de Medellín (3), et d’une manière ou d’une autre à celles de Puebla, Santo Domingo et Aparecida (4). J’ai commencé à enseigner la théologie dans une Faculté pour la première fois il y a six ans, étant déjà dominicain, après avoir fait mon noviciat au couvent du Saint Nom à Lyon, un temps dont je garde les meilleurs souvenirs (5). Aujourd’hui, j’enseigne à l’Université de Notre Dame (Indiana, USA) et à l’Angelicum (à Rome) et je donne des sessions au Centre des études institutionnelles de Lille (8).

Peut-on dire que le concile Vatican II a donné une impulsion à la théologie de la libération ?

Oui, le Concile, en incluant le témoignage et les intuitions de Jean XXIII – spécialement sa proposition d’une Église des pauvres, a été très important pour la théologie de la libération. Celle-ci est le résultat d’un processus qui commence au milieu des années 1960 et qui aboutit, avec ce nom déjà, en 1968 (juste avant la Conférence épiscopale de Medellín). Une intelligence de la foi qui avait, et qui a, trois points à la base : considérer la théologie comme une réflexion sur la pratique à la lumière de la foi, prendre la perspective du pauvre pour lire la réalité historique et aussi le message chrétien ; et ainsi, aller vers la présentation d’un évangile de la libération.

Pouvez-vous préciser ce que signifie prendre la perspective du pauvre ?

La pauvreté est un fait complexe qui ne se limite pas – même s’il est très important – à l’aspect économique. Pour cette raison, et dès le début, dans le cadre de cette théologie, on a parlé du pauvre comme « la non-personne » ou « l’insignifiant » socialement. Avec ces expressions – ou en affirmant que le pauvre est le membre de « classes sociales, de cultures opprimées et de races discriminées » et que la femme est « doublement opprimée et marginalisée » - on voulait faire allusion à la complexité mentionnée. Sont pauvres ceux qui n’ont pas de poids dans la société, les laissés pour compte. L’attention à ces diverses dimensions a une double source : d’une part, l’expérience de vivre dans un pays pauvre, multiracial et multiculturel, et d’autre part, la notion du pauvre réel que nous trouvons dans la Bible, où, en effet, la condition du pauvre ne se limite pas à l’aspect économique.

En outre, une chose est devenue de plus en plus claire aujourd’hui : la pauvreté n’est pas une destinée (voire une fatalité), elle est une condition ; elle n’est pas non plus un malheur, elle est une injustice. La pauvreté a des causes humaines, elle est le résultat de structures socio-économiques et de catégories mentales. Si elle est l’œuvre de nos mains, dans nos mains se trouve aussi la possibilité de l’éliminer. C’est une perspective relativement récente dans l’histoire de l’humanité, mais son entrée dans le Magistère de l’Église est encore plus récente. Et d’ailleurs, on ne peut pas dire qu’elle est suffisamment présente chez tous les chrétiens.

Quel était le contexte propre de l’Amérique Latine du point de vue social ? d’où venait l’idée de la nécessité d’une théologie contextualisée ?

Un fait historique et social, capital pour cette théologie, est ce qu’on a appelé « l’irruption du pauvre » ; avec cette expression, on vise la nouvelle présence des pauvres en Amérique Latine. En effet, ils arrivaient – et continuent à arriver – sur la scène historique du continent à travers des mouvements sociaux, des revendications de leurs droits comme êtres humains et comme enfants de Dieu, avec – comme disait Bartolomé de Las Casas au XVIe siècle à propos des indiens (7) – avec « leur pauvreté sur les épaules ». Nous voyons en cette irruption du pauvre (processus qui est toujours en vigueur) un signe des temps qu’il fallait scruter, comme le demande – en grande partie grâce au Père Chenu – la Constitution Gaudium et Spes (8). Et il a semblé opportun de le faire à la lumière de la libération en Jésus-Christ.

Curieusement, certaines personnes ajoutent le mot ‘contextuelles’ aux théologies qui se font en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Mais connaissez-vous une théologie que ne soit pas contextuelle ? Il s’agit d’une réflexion qui est faite par des personnes qui appartiennent à une situation historique déterminée et à un monde culturel très précis. Toute théologie est contextuelle, celle qui est élaborée en Europe aussi. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient bonnes seulement pour la région du monde d’où elles viennent. Ce qu’il y a, c’est vrai, c’est que ce sont des théologies qui reconnaissent leur contexte, et que d’autres ne le font pas. En même temps, toute théologie, sans laisser d’être enracinée dans une situation particulière, a une portée universelle, et constitue, d’une façon ou d’une autre, une interpellation pour les chrétiens vivant dans des environnements différents.

Un lieu commun sur la théologie de la libération, c’est la référence au marxisme, voire l’idée d’une certaine inspiration marxiste…

Une inspiration ? Pas du tout. L’inspiration est tout autre chose, et dans ce cas-ci, l’inspiration, c’est la foi chrétienne. En théologie de la libération, pour analyser certains aspects de la pauvreté, on a fait appel à la théorie de la dépendance qui s’était développée en Amérique Latine dans la décennie de 1960. Cette théorie, comme le font les sciences sociales, se servait des quelques notions provenant de l’analyse marxiste, sans utiliser cette analyse en tant que telle.

En effet, l’analyse marxiste est tout autre chose, pour elle l’élément déterminant est constitué par l’infrastructure économique, ce qu’on n’a jamais affirmé dans le cadre de la théologie de la libération. Par exemple, pour l’analyse marxiste, la religion, qui fait partie de la superstructure, est aliénante parce qu’elle justifie l’oppression et la pauvreté ; elle devrait disparaître s’il y a des transformations importantes dans l’infrastructure économique. Pour nous, la foi chrétienne (donc, la religion) est libératrice ; c’est exactement le contraire de la position de l’analyse marxiste. Confondre la présence de certaines idées de Marx sur la sociologie et l’économie de Marx avec l’analyse marxiste comme un tout, et pire encore comme incluant nécessairement des éléments de la philosophie matérialiste (introduite surtout par Engels), c’est faire preuve d’une méconnaissance de ces questions. Un texte du Père Arrupe (9), de 1980, qui fait voir les distinctions nécessaires, a été très clair à ce sujet.

D’ailleurs, il y a plus de vingt-cinq ans que la théorie de la dépendance n’est plus utilisée en théologie de la libération pour étudier la réalité sociale. Il y a eu d’importants changements, qui ont abouti à la mondialisation, devant lesquels la théorie de la dépendance, telle qu’elle se présentait dans les années 1960, est devenue un instrument insuffisant pour étudier la situation actuelle. Mais ne nous y trompons pas, une chose est la théorie de la dépendance, et une autre le fait de la dépendance, qui est de nos jours encore plus profonde qu’il y a quarante ans.

Certains catholiques ont reproché à la théologie de la libération de partager avec le marxisme, d’une part la volonté d’établir une société sans classe, et d’autre part la légitimation de la violence pour établir la justice sociale. Ces reproches sont-ils fondés ?

Vous le dites bien : « certains » catholiques. Parce qu’il y en a beaucoup d’autres qui ont bien compris le sens de cette théologie et ont assumé ses perspectives (paradoxalement, c’est l’une des raisons des difficultés que nous avons rencontré dans certains milieux). Il se peut que ces personnes confondent la théologie de la libération avec quelques écrits apparus, à la même époque, en Europe (10) (avec quelques échos en Amérique Latine), qui parlaient de la théologie de la révolution et même de la violence, vis-à-vis desquelles on a pris, dès les premiers pas de la théologie de la libération, une claire distance.

Mais on a été – et on continue à l’être, il est vrai, très ferme pour dénoncer la pauvreté inhumaine qui se vit en Amérique Latine comme une « violence institutionnalisée ». Expression, d’ailleurs, assumée par la conférence de Medellín. Mais cette position n’avalise pas tout type de réponse contre l’injustice et la pauvreté. De plus, ce sont Populorum Progressio (n. 31) (11), Medellín (Document Paz, n. 15), et un peu plus tard, l’épiscopat du Nicaragua (2 juillet 1979), qui ont rappelé les conditions présentées par Thomas d’Aquin à propos de la contre-violence (12). Celle-ci n’a jamais été un thème développé en théologie de la libération, qui n’est pas allée au-delà de la position classique en cette matière.

Il faut remarquer, d’autre part, que le grand spécialiste contemporain en questions de paix et de violence, Johan Galtung, de Norvège, a parlé un an après Medellín, de « violence structurelle » (13), distinguée de la violence personnelle. Notion qui recouvre ce qu’on exprime par violence institutionnalisée et qui est aujourd’hui très acceptée dans le monde académique. (…)

La situation de l’Amérique Latine a beaucoup changé en quelques décennies, sur le plan politique : le passage au socialisme de plusieurs pays a-t-il rendu caduque la théologie de la libération ?

En effet, la situation a beaucoup changé et cela a des conséquences sur l’analyse que l’on fait de la réalité historique, et par là, des répercussions sur l’approfondissement du message chrétien, c’est-à-dire sur le travail théologique. Mais la théologie de la libération n’est pas une idéologie politique, bien qu’elle nous invite à suivre avec attention les événements sociaux et politiques. Je ne vois donc pas en quoi notre façon de voir l’amour gratuit de Dieu au commencement de tout, de comprendre le rapport entre la justice sociale et le péché (le refus d’aimer), le sens à donner à la prière au milieu des souffrances d’un peuple, notre compréhension du texte de Mt 25,31-46 et du livre de Job seraient caduques parce que certains courants politiques qui se réclament plus ou moins du socialisme, détiennent le pouvoir politique dans certains pays latino-américains ! (…)

Avec le recul, quel bilan dressez-vous aujourd’hui de la théologie de la libération ?

Le sens d’une théologie est de contribuer au témoignage chrétien et à la proclamation du Règne de Dieu à un moment donné de l’histoire. Pour cela, elle doit prêter attention aux interpellations qui proviennent du devenir historique. Elle est toujours un dialogue avec la situation sociale, la culture et la pensée qui marquent le temps que vivent les personnes. La théologie de la libération a essayé de faire cela, et nous voyons aujourd’hui que certains de ses thèmes et de ses points de vue sont entrés dans la vie de l’Église et, et même, dans son Magistère (l’option préférentielle pour les pauvres n’est que le plus important d’entre eux).

Mais il faut dire aussi que ces perspectives se sont enrichies et précisées. C’est donc un vrai et fécond dialogue qui s’est pro- duit, dans la mesure où, comme toute théologie, elle se fait à l’intérieur de la communauté chrétienne et se comprend, comme aimait dire le Père Congar, comme un « service doctrinal » à la tâche de l’Église. Son but n’est pas de rester pour toujours, mais de donner un apport de la part des chrétiens, à la suite de Jésus, à leur engagement pour la justice et à leur témoignage vis à vis du monde. La théologie de la libération part d’une question : ‘Comment dire aux pauvres Dieu vous aime ?’

On a tenté de répondre à cette question en proposant l’option préférentielle pour les pauvres, qui est le noyau de la théologie de la libération. Cette option ne se limite pas à une question de distribution de ressources pastorales dans le milieu pauvre ; certes, ceci est important, mais il faut comprendre que cette option se déploie dans différents domaines. Elle est un élément de notre suite de Jésus, une contribution à la façon de faire de la théologie et une voie pour annoncer l’Évangile. Cette triple dimension donne force et perspective à l’option préférentielle pour les pauvres. Je crois que la théologie de la libération a fait quelque chose dans cette perspective, et je pense aussi qu’elle a, je ne sais pas pour combien de temps, un rôle à jouer encore dans notre continent.

Gustavo Gutiérrez, article de 2007 - mis en ligne décembre 2024

1- 1- Notamment en raison de la décision de Pie XII de mettre fin à l’expérience des prêtres ouvriers. Cf. sur la question, Émile POULAT, Les prêtres ouvriers. Naissance et fin (Casterman, 1965, revu et augmenté, Cerf, 1999) et François LEPRIEUR, Quand Rome condamne (Plon-Cerf, 1989). (Toutes les notes sont de la rédaction). / Retour au texte
2- Le CELAM est le Conseil Épiscopal Latino-américain institué en 1955. Il est un organe permanent de liaison entre les 22 conférences épiscopales d’Amérique latine et des Caraïbes. / Retour au texte
3- C’est à Medellin que sera notamment présentée une réflexion théologique sur la pauvreté, d’où viendra la notion d’option préférentielle pour les pauvres. / Retour au texte
4- La conférence de Puebla s’est tenue en 1979, celle de Santo Domingo en 2002, et celle d’Aparecida a été inaugurée par Benoît XVI le 13 mai 2007. / Retour au texte
5- Le Père Gustavo Gutiérrez a fait profession dans l’Ordre des Prêcheurs le 29 septembre 2001. / Retour au texte
6- Il s’agit du Centre d’études des dominicains de la Province de France. / Retour au texte
7- Gustavo Gutiérrez est passionné par l’histoire de Las Casas. Il lui a consacré un beau livre, Dieu ou l’or des Indes occidentales. Las Casas et la conscience chrétienne. 1492-1992 (Cerf, 1992). Citons aussi une édition de textes choisis de Las Casas : De l’unique manière d’évangéliser le monde (Cerf, 1990). / Retour au texte
8- Ou Constitution pastorale de Vatican II sur l’Église dans le monde de ce temps, en particulier aux numéros 4 et 11. / Retour au texte
9- Le père Pedro Arrupe fut Général des Jésuites de 1965 à 1983. Il fonda en 1980 le Service Jésuite des Réfugiés, signe de sa compréhension de la mission comme un service de la foi qui implique un combat pour la justice. / Retour au texte
10- Par exemple Joseph COMBLIN, Théologie de la Révolution, 1970, et Théologie de la pratique révolutionnaire, 1974, aux éditions universitaires. En écho, le collectif Discussion sur la « Théologie de la révolution » (Cogitatio Fidei 64, Cerf, 1972), avec les auteurs suivants : Hugo ASSMANN, Dom Helder CAMARA, Walter DIRKS, Helmut GOLLWITZER, Martin LOTZ, Jürgen MOLTMANN, Arthur RICH, David Andreas SEEBER, Rudolf WETH. / Retour au texte
11- « On le sait pourtant : l’insurrection révolutionnaire - sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays - engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines. On ne saurait combattre un mal réel au prix d’un plus grand malheur. » / Retour au texte
12- Saint Thomas n’a pas traité explicitement le sujet, mais laissé des notations : il justice le tyrannicide du « tyran par usurpation de pouvoir » en II Sententiarum, d. XLIV, Q. II, a. 2. Dans le De Regno, il invite à supporter le « tyran par exercice », s’il ne peut être destitué par le peuple ou par une autorité supérieure. Enfin, dans la Somme Théologique (II-II, q.42, a.2, ad3), il justifie comme non séditieux le renversement du tyran, à condition toutefois qu’un tel renversement n’entraîne pas un dommage plus grand pour le peuple. / Retour au texte
13- Johan GALTUNG a fondé en 1958 le Peace Research Institute Oslo. En 1969, il écrit Théorie et méthodes de la recherche sociale. Il développe une définition positive de la paix qui inclue la recherche d’une justice sociale et la lutte contre toute « violence structurelle » qui résulte de la pratique du pouvoir étatique. / Retour au texte