Le titre de votre dernier ouvrage, avec Danièle Hervieu-Léger, s’interroge sur une implosion de l’Église catholique dans notre pays. Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?
Jean-Louis Schlegel : Pour le titre, nous avions d’abord prévu « Le catholicisme éclaté », qui renvoyait bien sûr au « christianisme éclaté », le livre de Michel de Certeau paru en 1973, qui était la reprise d’un débat sur France Culture avec Jean- Marie Domenach. Au fil de nos entretiens, il nous est apparu de plus en plus clairement que l’Église n’était pas ébranlée aujourd’hui par des ennemis extérieurs qui pour beaucoup, sont désormais indifférents à son devenir, mais qu’elle éclatait « de l’intérieur », défaite, minée, en train de s’effondrer sur elle-même pour ainsi dire, faute de réformes internes un peu conséquentes, non pas aujourd’hui – c’est trop tard –, mais hier, pendant la seconde moitié du XX° siècle. Le Concile Vatican II avait été, n’en déplaise à Benoît XVI et son « herméneutique de la continuité », une rupture intellectuelle, théologique, ecclésiologique, spirituelle avec le Concile de Trente, et même avec la réforme de Grégoire VI au XI° siècle, d’où est issue l’Église du second millénaire.
On pourrait dire : Vatican II a changé surtout, heureusement, l’attitude de l’Église envers les « autres ». Mais à y bien regarder, aucune réforme pratique sur elle-même, sa nature et sa structure internes, n’a suivi : on pense d’abord à la place des femmes, bien sûr, et au statut des prêtres, à l’opposition radicale (théologiquement justifiée) entre prêtres et laïcs, mais aussi et surtout au « fonctionnement » de l’institution, à la définition, aux formes d’accès, au fonctionnement et au rôle du pouvoir, etc. Il faudrait même ajouter que, nonobstant sa modernité en certains domaines, le souci de Jean-Paul II, aidé par le cardinal Josef Ratzinger, a été avant tout de « restaurer » l’ancien. Il n’y a pas eu de dynamique vers l’avant, mais beaucoup de freinages et de reculs. Ce disant, je n’oublie pas, comme sociologue, que cette peur du changement, car c’est aussi de cela qu’il s’agit, a trouvé rapidement du soutien à la base, dans les « communautés nouvelles » par exemple et les nouvelles générations des années 80, mais aussi chez les laïcs mainstream effrayés.
Covid-19, crise des abus, Communauté Saint-Martin et Foyers de Charité dans le viseur romain, tout comme les diocèses de Fréjus-Toulon et Strasbourg... Faut-il y voir les symptômes de cette implosion que nous vivons « en direct » ?
Oui, bien que ce soient des événements différents, on peut y voir des « symptômes d’implosion », et il en arrive tous les jours de nouveaux et de surprenants ! Même s’il subsiste toujours des mystères, entretenus du fait que les décisions vaticanes ne sont pas expliquées ni justifiées : on en reste à des modes de communication archaïques au temps de l’information en temps réel et des réseaux sociaux... Là encore, je suis trop sociologue pour croire en une « transparence » du pouvoir, même dans la sainte Église. Mais je connais quelques mesures qui feraient du bien, par exemple, pour les « symptômes » que vous nommez, la présence d’un « tiers » non catholique pour les visites canoniques. Il restera toujours un doute si le rapport de la visite est trop favorable, indulgent, secret, etc., car le conflit d’intérêt est réel : des hommes d’Église, des évêques, sont chargés de « visiter » d’autres hommes d’Église, d’autres évêques, qu’ils connaissent bien de surcroît... Sauf erreur, les « audits » profanes sont indépendants par rapport aux institutions qu’ils analysent. De manière générale, le « tiers » neutre, dans toute instance humaine qui juge, est essentiel.
Vous parliez d’effondrement il y a quelques mois. Implosion et effondrement sont-ils synonymes pour vous ou voyez-vous des nuances ?
L’effondrement, c’est le constat objectif qu’on peut faire, d’une sécularisation ininterrompue des sociétés modernes depuis deux ou trois siècles : l’Église y perd son rôle dominant, mais recule, « perd » si l’on veut, quantitativement, en particulier avec la baisse chiffrée, tout de même phénoménale, de la pratique non seulement de la messe du dimanche mais de tous les sacrements, si importants dans le vécu spirituel des catholiques. Quand ils font ce constat, les sociologues entendent toujours de hauts cris... Attention, cela ne dit rien de la « foi » (sous-entendu qui se maintient). Soit, j’en doute, mais admettons. En revanche, ce sont d’incontestables signes de la vitalité et de la continuité des communautés.
Quoi qu’il en soit, la baisse déjà enregistrée, en quantité et en qualité, et celle qui est encore à venir est telle, en quelques décennies, qu’on peut parler d’un « effondrement ». Implicitement, et plus d’une fois explicitement, les catholiques - laïcs, prêtres, évêques et même à l’occasion pape – accusent, non sans théories complotistes, la vilaine société moderne, le matérialisme ambiant, les méchants laïcards, le relativisme sans principes, etc. Autrement dit, ce sont des adversaires extérieurs qui seraient la cause des malheurs de l’Église.
L’« implosion » dit plus ou autre chose : à savoir que l’Église est elle-même responsable de sa disgrâce, qu’elle s’effondre en quelque sorte sur elle-même, comme un bâtiment qui part en ruines faute de rénovations absolument nécessaires... depuis longtemps. Au point qu’on peut se demander, à supposer qu’elles aient enfin lieu, si ce ne serait pas par les confinements). L’Église elle-même le dit. Mais alors que les prêtres manquent de plus en plus pour l’assurer, avec des conséquences extrêmement pénalisantes pour les simples catholiques, l’Église est infichue de sortir de son modèle exclusif. Seul le prêtre masculin et célibataire peut célébrer une messe. Cet immobilisme suicidaire est justifié par des raisons théologiques de plus en plus « mystiques » et incompréhensibles pour le commun des catholiques... alors que la seule question qui compte devrait être : de quoi ont besoin les catholiques ?
En 2020, vous aviez préfacé l’ouvrage publié par Le Seuil de votre ami Loïc de Kerimel : En finir avec le cléricalisme, qui a rencontré un certain succès. Vers l'implosion s’inscrit-il dans cette veine ? Quels liens faites-vous entre ces deux ouvrages ?
Le lien essentiel, je crois, tourne – on y revient toujours - autour de la critique du « sacré », de l’usage du « sacral », de la « sacralité » (de certaines fonctions), de la « sacralisation » (d’hommes, de
lieux, d’objets), du sens et de la pratique des « sacrement », du statut des hommes (mâles et célibataires) « consacrés », le tout réglé par une « hiérarchie » (littéralement une « autorité sacrée »). Loïc fait une critique historico-philosophique - il a été prof de philo - de la reprise par l’Église, aux IIe et IIIe siècles, de cette conception sacrale du « sacerdoce », que le judaïsme avait abandonnée, tandis que Danièle Hervieu-Léger et moi-même rappelons les conséquences négatives, aujourd’hui, de la sacralisation du prêtre et du sacré en général. C’est l’alibi pour ne toucher à rien - surtout, en partie inconsciemment, à la place des femmes - et le verrou pour tout figer.
L’Église vit un synode sur la synodalité. Les évêques français ont envoyé une contribution en s’excusant presque de sa teneur, comme s’ils ne partageaient pas les vues des fidèles (par ailleurs ciblés comme « boomers » aux vieilles idées). N’est-ce pas là un autre symptôme de cette implosion ?
Oui, les divisions et les oppositions irréductibles dans l’Église actuelle - que le discours permanent et insistant, voire culpabilisant, sur l’unité et la « communion » des catholiques ne parvient pas à résorber - a aussi une forte composante générationnelle, d’ailleurs très présente aussi dans la société civile, politique, culturelle... On l’a vu dans les élections récentes, en particulier par l’abstention lors des votes successifs. Mais dans l’Église, il se pourrait bien, c’est une hypothèse, que les JMJ, nés d’une intuition, qu’on peut admirer, de Jean-Paul II, aient accentué le fossé générationnel et contribué à une transmission disons « peu enthousiaste » du Concile, voire à sa vision de plus en plus négative, dans les générations qui ont suivi.
En sens inverse, j’admets que la génération conciliaire, marquée à vie par Vatican II, a pu manifester peu de compréhension pour la distance prise par ses épigones. L’évolution culturelle à partir des années 70 a fait le reste, au point que la « division implosive » entre générations est maintenant caricaturalement visible dans la préparation du synode. Il ne faut pas se faire d’illusion : le fossé générationnel entre conciliaires encore engagés dans l’Église et jeunes tradis est aussi un fossé énorme de culture (théologique) et d’expérience religieuse. On a dit, et ce n’est sans doute pas faux, que les conciliaires-boomers ont dû jeter aux orties une Église préconciliaire qui avait construit son identité infaillible contre la société moderne : les jeunes en mal d’identité d’aujourd’hui croient sans doute à l’inverse que là pourrait être leur salut identitaire dans un monde hostile, et donc que la génération de leurs grands-parents a trahi la « vraie Église »... Mais, encore une fois, les parallèles avec la société profane seraient nombreux. Et le nombre des jeunes tradis, par ailleurs fortement issus des classes aisées, est tout de même infime. À la limite, pour cette raison, vu le rôle des papes dans le formatage des jeunes catholiques, le profil du successeur de François pourrait être décisif par rapport à des jeunes qui n’ont pas quitté l’Église mais ne mettent plus les pieds, ou très peu, à l’Église.
Votre ouvrage pointe en définitive les structures de l’Église à réformer si elle veut se maintenir. C’est peu ou prou la position de Hans Küng que vous avez bien connu. Mais est-ce possible ? Les obstacles ne sont-ils pas devenus insurmontables ?
Oui, c’est mon impression, sans engager sur ce point Danièle Hervieu-Léger. Dans l’Église romaine, dernière monarchie absolue, ayant une prétention, et une réalité, d’universalité, toute réforme institutionnelle semble devenue impossible, compte tenu de son histoire de sa dimension, de sa forme, de sa doctrine, et aussi de ses multiples divisions géographiques, nationales, culturelles, doctrinales, culturelles et cultuelles... Le mot « réforme » lui-même a pour nombre de catholiques, surtout dans les instances du « magistère », quelque chose de malsonnant, une odeur de soufre. On le voit bien quand, à tout propos, les catholiques qui veulent réformer sont accusés de « protestantiser » : c’est bête à pleurer, mais ça marche. D’autant mieux que les protestants ont aussi leurs difficultés, qu’on stigmatise inlassablement, alors que la seule question à se poser devrait être celle de la fidélité à l’Évangile de Jésus-Christ, c’est-à-dire à la Vérité du christianisme dans l’histoire.
Jean-Louis Schlegel, propos recueillis par Gino Hoel
mis en ligne septembre 2022