1- Le Concordat et ses suites
Le Concordat
Au sortir de la tourmente révolutionnaire, l'Eglise catholique n'est pas morte en France.
Certes, les difficiles conditions d'existence dans l'émigration ou la clandestinité, les exécutions,
les "abdications" souvent suivies de mariages, l'arrêt presque total du recrutement, les décès
naturels, ont éclairci les rangs du clergé, qu'il soit réfractaire ou constitutionnel. Les laïcs qui ne
faisaient jusque-là allégeance que par prudence et nécessité sociale ont déserté. Mais les fidèles
qui demeurent ont souvent soutenu très efficacement leurs prêtres au milieu des difficultés, ont
pris des initiatives. Dans l'Eglise constitutionnelle, le concile de 1797 a manifesté une vitalité
certaine et lancé des idées intéressantes dont quelques-unes resurgiront à Vatican II, tandis que
les réfractaires ont reconstitué progressivement le tissu ecclésial en l'absence des évêques
émigrés mais en communion avec eux. Même divisée, l'Eglise est toujours là, et son
enracinement dans la population a été prouvé. Pour le pouvoir politique, c'est-à-dire pour
Bonaparte qui vient de confisquer ce pouvoir en novembre 1799, mieux vaut tenir compte de
cette réalité, tout en faisant le nécessaire pour prévenir les désordres que le maintien de la
division peut faire renaître : une religion bien organisée est au contraire un facteur d'ordre dans
la société.
Très vite après son installation, le Premier Consul a donc fait engager des pourparlers
avec Rome. Pie VI, le pape qui avait refusé la Constitution civile du clergé, est mort à Valence
où les troupes de la Révolution l'avaient emmené prisonnier. Lors d'un apaisement passager des
guerres, un conclave a pu se réunir à Venise, et l'Eglise romaine a un nouveau pontife, Pie VII
(mars 1800). Celui-ci délègue à Paris le cardinal secrétaire d'Etat Consalvi, et, après d'âpres
discussions, ce que l'on va appeler communément le Concordat (le mot n'est pas dans le texte)
est signé le 16 juillet 1801.
Le pape et son négociateur n'ont pas pu éviter que soient entérinés certains acquis des
Lumières et de la Révolution. Ils s'y résignent mais, semble-t-il, comme à un moindre mal, parce
que l'Eglise vient de connaître bien pire, et qu'on a besoin d'un accord pour reconstruire en paix.
Ils auraient aimé que, comme sous l'Ancien Régime, le catholicisme romain soit la religion
officielle de l'Etat, ils doivent se contenter qu'il soit reconnu comme "la religion de la grande
majorité des français", ce qui n'est plus qu'une simple constatation, et implique que la liberté de
conscience et de pratique dont jouissent les protestants et les juifs n'est pas une simple tolérance,
mais un droit tout naturel. Durant tout le 19ème siècle, et même jusqu'à ce que Vatican II prenne
le contre-pied, les rapports entre l'Eglise romaine et la société moderne seront empoisonnés par
cette thèse maintenue en principe que, là où l'Eglise en a la possibilité, elle aurait le droit
d'exiger au nom de "la Vérité" d'être seule reconnue par l'Etat et permise : dès lors la liberté
concédée à d'autres apparaît comme acceptée du bout des lèvres.
Autre acquis de la Révolution : l'état-civil demeure aux mains de l'Etat seul, ce qui
implique notamment que le mariage est conclu, et rompu, selon les seules lois civiles. On ira
même plus loin(1): pour un prêtre, bénir le sacrement de mariage d'un couple qui ne s'est pas
préalablement marié à la mairie constitue (encore aujourd'hui) un délit. L'Etat s'est affranchi de
la tutelle de l'Eglise, celle-ci n'est pas libre de tout contrôle de l'Etat.
Ce contrôle va être renforcé par la solution apportée au problème des confiscations de
biens d'Eglise opérées par la Révolution. Presque toujours ces biens devenus "biens nationaux"
avaient été vendus, et acquis par une bourgeoisie qui était le principal soutien d'un régime
politique en train de remettre de l'ordre dans une société bouleversée. Il n'était pas question de
les lui reprendre. L'Eglise dut en faire son deuil. Mais les revenus de ces biens, sous l'Ancien
Régime, entretenaient le clergé. L'Etat va donc, en compensation, accorder un traitement aux
évêques et aux curés, puis progressivement aux autres prêtres (ce dernier soin fut d'abord confié
aux autorités locales, qui s'en acquittèrent fort mal). Jadis "bénéficiaires", c'est-à-dire vivant du
"bénéfice" d'un bien d'Eglise affecté à leur fonction, et la plupart du temps titulaires inamovibles
de ce bénéfice, donc jouissant d'une forte indépendance, les clercs deviennent des fonctionnaires
du culte, soumis à un fonctionnaire en chef, l'évêque, comme d'autres fonctionnaires sont soumis
au préfet.
L'Etat récupère la faculté, qu'avait auparavant le roi, de choisir les évêques, le pape se
réservant de leur conférer l'investiture religieuse. Les autres clercs seront affectés par l'évêque du
lieu. Le bouleversement opéré par la Révolution dans la carte des diocèses est maintenu avec
quelques modifications, chaque diocèse coïncidant avec un département, ou en regroupant deux,
très rarement trois.
Comment liquider le schisme ? Selon Bonaparte, en faisant table rase des hiérarchies
rivales : il décrète donc la démission des évêques constitutionnels, et obtient du pape que celui-ci
demande aux réfractaires la leur et s'engage à les remplacer s'ils refusent(2). Le nouvel épiscopat
fut constitué de quelques anciens évêques constitutionnels, d'un nombre plus important
d'évêques réfractaires, et de clercs issus des deux Eglises, promus par le choix du nouveau
ministre des cultes, Portalis, à la fois catholique sincère et pleinement dévoué au régime
consulaire puis impérial. Ces évêques fonctionnaires, ces "préfets violets", furent dans
l'ensemble des prêtres consciencieux, dignes dans leur vie privée, s'occupant vraiment de leurs
diocèses. Rien à voir avec les scandales et les absences de vraie vocation qu'on avait pu
connaître avec certains prélats d'Ancien Régime. Les anciens constitutionnels avaient dû faire
une démarche de regret et de soumission envers le Saint-Siège, qui impliquait un désaveu de
leur fidélité au serment constitutionnel. Grégoire, qui avait accepté de se démettre de son siège,
ne put se résoudre à trahir le moins du monde ses anciennes fidélités, et il resta marginalisé
jusqu'à ses derniers jours.
Ce Concordat va régir l'Eglise catholique en France durant un siècle. Il entérine un
contrôle du pouvoir politique sur le personnel ecclésiastique, personnel d'ailleurs peu enclin à la
contestation, tant il a besoin de la tranquillité civile, mais ce même pouvoir ne se soucie plus
d'intervenir (qu'on se souvienne de Louis XIV face au jansénisme et au quiétisme !) dans les
débats religieux et spirituels. Les circonstances dans lesquelles a été négocié le Concordat ont
définitivement établi l'autorité du Saint-Siège sur la hiérarchie en France, le gallicanisme n'a
plus d'avenir.
L'application du Concordat
Un coup de force l'inaugure. Certes, il était nécessaire que l'Etat précise les modalités
selon lesquelles il exercerait les responsabilités que lui conférait le Concordat : ce fut l'objet des
"Articles organiques". Mais le Premier Consul se garda d'en faire négocier les termes avec
Rome, il en profita pour accentuer la dépendance du clergé envers lui, pour limiter le nombre
des diocèses et des paroisses, pour subordonner à une autorisation gouvernementale la
promulgation en France des textes du pape ou d'un éventuel concile général. Il demanda au
Corps Législatif d'approuver la Concordat et les Articles organiques en un vote unique, ce qui
rendait les deux textes pratiquement indissociables. Le Saint-Siège rappela qu'il n'était engagé
que par le Concordat lui-même, mais qui s'en souciait ?
Le Concordat s'appliquait sur tout le territoire français, déjà élargi par exemple à toute la
rive gauche du Rhin. Plus tard l'Empire annexa la Hollande et des territoires italiens. Des Etats
vassaux furent installés dans le reste de l'Italie, en Allemagne, en Espagne. Partout, Napoléon
introduisit le Concordat ou imposa des dispositions analogues. Les biens des couvents furent
sécularisés, ou du moins on mit cette sécularisation en train. En Allemagne, les principautés
ecclésiastiques disparurent. Dans les pays qui avaient connu un certain engouement pour la
Révolution française, l'influence fut durable et survécut à la chute de l'Empire. En France même,
la Restauration eut la sagesse de maintenir l'édifice. Mais en Espagne l'opposition avait été
grande, et l'on revint en 1814 à l'état antérieur pour l'essentiel.
D'autre part, Bonaparte devenu Napoléon 1er entendait bien engranger les dividendes de
la restauration du catholicisme. Il obtint la présence du pape à son sacre à Notre-Dame de Paris
(1804). Mais entre un conquérant despote assoiffé de tout régenter et un pape dont l'emprise
spirituelle sur les catholiques était désormais confortée, l'entente ne put durer. Les empiétements
du nouveau pouvoir dans les territoires conquis ou vassalisés (plusieurs prélats français y furent
nommés par l'empereur à des sièges importants), le refus du pape de faire participer les Etats de
l'Eglise à cet acte de guerre qu'était le blocus continental contre l'Angleterre, et bientôt l'invasion
de ces Etats et l'annexion de Rome et du Latium à l'Empire français, conduisirent à une rupture
totale. En juillet 1809, le pape est arrêté, assigné à résidence à Savone, en 1812 il sera exilé en
France à Fontainebleau. Le pape a protesté, a excommunié, mais personne ne peut le savoir, la
censure y a veillé. Il s'enferme dans un silence protestataire, et utilise la seule arme contre
laquelle l'empereur ne peut rien, le refus de l'investiture canonique aux nouveaux évêques (arme
jadis utilisée, rappelons-le, contre les prétentions "gallicanes" de Louis XIV), 27 sièges sont
bientôt sans titulaire. Si soumis qu'ils soient au pouvoir, les évêques français convoqués en
concile ont refusé de se passer du pape. De guerre lasse, et déjà aux abois militairement,
Napoléon rend sa liberté à Pie VII en janvier 1814.
Sorti vainqueur d'années d'exil et d'humiliations, le pape voit son prestige renforcé.
Napoléon tombé, le Congrès de Vienne lui rendra la presque totalité des Etats de l'Eglise. La
résistance obstinée de Pie VII avait-elle été celle d'un souverain temporel revendiquant le bien
dont on l'avait frustré, ou celle du responsable spirituel refusant l'asservissement de l'Eglise au
pouvoir de l'Etat ? Les deux à la fois probablement. Le prestige spirituel acquis par le défenseur
de l'indépendance de l'Eglise a aidé le souverain à récupérer ses Etats, avec finalement, on ne l'a
su que bien plus tard, un grand dommage pour l'Eglise et pour l'Italie, tant la "question romaine"
empoisonnera l'atmosphère jusqu'aux accords du Latran en 1929.
Les paradoxes et les ambiguïtés du Concordat ne sont nulle part plus visibles que
lorsqu'il s'agit de l'enseignement. D'un côté, pour se concilier les catholiques, Napoléon avait
confié à des croyants sincères non seulement les affaires religieuses, mais aussi la responsabilité
de l'éducation des jeunes (Fontanes grand-maître de l'Université); des prêtres enseignent dans les
lycées, et la prière a une place officielle dans les établissements. D'un autre côté, et comme en
compensation, les institutions d'Etat jouissent du monopole de l'enseignement (les facultés de
théologie elles-mêmes feront partie de l'Université impériale), alors que sous l'Ancien Régime
c'étaient l'Eglise et les ordres religieux qui dirigeaient les collèges. L'Eglise ne garde que ses
séminaires, petit à petit remis en marche après la tourmente révolutionnaire. Le résultat est qu'au
cours du 19ème siècle, en France, ce sont les catholiques libéraux qui revendiqueront le plus la
liberté de l'enseignement, les catholiques conservateurs étant plus attentifs à maintenir le
contrôle de l'Eglise sur l'enseignement officiel.
Les protestants et les juifs
En même temps qu'il faisait ratifier par le Corps Législatif les Articles organiques pour
l'application du Concordat, Bonaparte régla par des Articles organiques particuliers le cas des
luthériens, des réformés et des juifs. Ils y gagnaient la reconnaissance officielle de leur religion,
bien au-delà de la tolérance dont ils avaient dû naguère se contenter, et ceci fit accepter le
contrôle, analogue à celui qui était institué sur les catholiques, que stipulait le nouveau système.
Dans chaque confession protestante, les paroisses sont groupées sous la houlette de
"consistoires", qui doivent en principe coiffer chacun au moins 6000 fidèles. L'Eglise réformée
comptera ainsi 81 consistoires. Ce sont les consistoires, formés des pasteurs déjà en place et de
notables laïcs choisis parmi les plus imposés, qui pourvoient aux nominations de pasteurs dans
les paroisses, et non plus les conseils d'anciens (conseils presbytéraux) de celles-ci. Des synodes
régionaux pourront se réunir, mais leur convocation est soumise à l'autorisation de l'Etat. Les
synodes nationaux sont exclus. Chez les luthériens, il y a bien pour coiffer l'ensemble un
consistoire général, qui siège à Strasbourg, mais trois de ses cinq membres sont nommés par le
chef de l'Etat. Et les francophones de Paris et de Montbéliard acceptent mal la tutelle d'un
luthéranisme germanophone. Comme pour les catholiques, la mise en place de la rémunération
des ministres du culte ne fut que progressive.
"Je ne vois pas dans la religion le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre
social : elle rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche que le riche soit massacré par
le pauvre. La religion est une sorte d'inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre
amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prêtres valent
mieux que tous les Kant et les docteurs de l'Allemagne. Comment avoir de l'ordre dans un
Etat sans religion ?"
BONAPARTE, 1801
2- Les Eglises face aux défis du 19ème siècle
C'est d'un 19ème siècle un peu décalé qu'il s'agira, allant de la chute de Napoléon à la
veille de la première guerre mondiale. Le mouvement des Lumières et les principes de 1789
(souveraineté de la Nation, Droits de l'Homme) pouvaient en 1815 paraître avoir échoué. En
réalité, l'Ancien Régime n'était pas vraiment reconstitué, il subsistait le Code civil, des transferts
de propriété, les aspirations à plus de liberté semées par la propagande française dans toute
l'Europe. Bien des minuscules principautés, notamment toutes les principautés ecclésiastiques,
ne furent pas restaurées en Allemagne (la Prusse en profita, put s'augmenter de territoire rhénans
largement catholiques, et le luthéranisme cessa ainsi d'y avoir une position presque exclusive).
Les dérives terroristes de la Révolution française à partir de 1792, le despotisme
impérial, les Restaurations de 1814-1815 avaient ainsi dévoyé ou interrompu, mais non pas
supprimé, une évolution qui allait reprendre sur un mode beaucoup plus progressif tout au long
du siècle. Les monarchies autoritaires vont céder peu à peu la place à des monarchies
constitutionnelles et même à des républiques, d'abord censitaire le suffrage va devenir universel
(universellement masculin, il est vrai), la liberté personnelle, y compris en matière religieuse,
sera de plus en plus respectée en Europe. Le développement des sciences encouragera la
confiance dans les possibilités universelles de la raison. L'industrie va créer des concentrations
ouvrières et faire émerger la question sociale. L'exploration de l'Afrique et l'ouverture de l'Asie
orientale vont modifier, non sans crises et ambiguïtés, les conditions de la mission lointaine.
Face à plusieurs de ces défis, l'Eglise catholique romaine s'est trouvée plus mal à l'aise
que ses homologues protestantes, notamment à cause du caractère monarchique de son
fonctionnement, et parce que le Pape était aussi un souverain temporel, chef des Etats de l'Eglise
reconstitués en 1815. La marche vers plus de démocratie causait moins de remous dans les
Eglises issues de la Réforme, sauf peut-être là où le 16ème siècle avait fait du souverain local un
"évêque par nécessité", et, en l'absence d'un pouvoir central fulminant des condamnations, les
débats doctrinaux y ont eu moins de conséquences immédiatement visibles, même si cette plus
grande tolérance n'a pas évité des crises et des départs. Les chapitres suivants vont tenter de dire
la manière dont il a été répondu à ces défis.
3- Face à la montée des libertés
Dans certains pays, la présence d'une Eglise "établie", ayant au moins nominalement le
souverain à sa tête, pouvait poser problème.
C'était le cas dans les Iles Britanniques, avec ce paradoxe que le même caractère officiel
était (est toujours aujourd'hui) reconnu en Angleterre à l'Eglise anglicane et en Ecosse à l'Eglise
presbytérienne, qui est calviniste, si bien qu'un fidèle de l'anglicanisme relève de l'Eglise établie
au sud et d'une Eglise libre au nord, et que le souverain change de confession en passant d'une
des nations de son royaume à l'autre ! Quoi qu'il en soit, les différentes dénominations
protestantes jouissaient d'une entière liberté depuis longtemps dans le royaume, et le
catholicisme romain n'y était plus interdit, même si ses adeptes voyaient encore les emplois
publics leur être fermés. Cette restriction fut levée en 1829, des catholiques purent siéger aux
Communes. En 1878 le pape Léon XIII estimera pouvoir rétablir en Angleterre une hiérarchie
normale (et non plus des vicariats apostoliques considérés comme des missions). Pour prévenir
certains froissements, il prit soin de donner aux nouveaux évêchés des sièges ne doublant pas les
sièges historiques devenus anglicans depuis trois siècles (c'est ainsi qu'il n'y a pas d'archevêque
catholique de Londres, mais de Westminster, un peu comme si une seconde confession
chrétienne à Paris créait un archevêché de Grenelle), cela n'évita pas une poussée, vite résorbée,
d'antipapisme dans le pays. En Irlande on avait le paradoxe d'une Eglise anglicane "établie" dans
un pays où l'Eglise catholique, avec sa hiérarchie de toujours, était majoritaire. Le souverain
anglais mit fin à cet établissement en 1869, et le même désétablissement fut décidé en 1912 dans
le Pays de Galles. Mais on ne changea rien ni en Angleterre ni en Ecosse, malgré les voix qui
s'élevèrent dans les Eglises concernées elles-mêmes en faveur de la rupture des liens avec l'Etat.
Le serment des députés aux Communes comportait une référence à Dieu, ce qui interdisait de
siéger à un athée, ce n'est qu'en 1886 que cette interdiction fut levée.
En Prusse, on arriva à une situation également paradoxale : une fois que la tentative du
roi de régenter le catholicisme dans ses Etats eut subi un échec, et après un changement de règne
en 1840, les catholiques, désormais quelque 35% du pays, furent moins dépendants du roi que
les luthériens, la confession dominante qui depuis Luther reconnaissait dans le souverain le
remplaçant des évêques : le roi n'entendait pas abdiquer entre les mains d'institutions synodales
son pouvoir sur l'Eglise.
Pour les raisons qui ont été indiquées, c'est cependant l'Eglise romaine qui est
essentiellement impliquée dans la confrontation avec les libertés modernes.
Napoléon n'avait pas épargné les humiliations à Pie VII. Le prestige du pontife rentré à
Rome après l'élimination du conquérant déchu n'en fut que plus grand. La crise révolutionnaire
avait brisé l'esprit "gallican" d'autonomie à l'égard de Rome, et pas seulement en France. Partout
dans les décennies suivantes c'est vers le pape que se tournent les évêques et les fidèles en cas de
difficultés avec les pouvoirs politiques. On put croire à Rome que l'autorité du pape était plus
que restaurée, qu'il faudrait seulement empêcher les poisons semés par la Révolution de se
répandre à nouveau. Cet état d'esprit ne favorisa pas la compréhension envers ceux des
catholiques qui, bientôt, voulurent construire un accord entre leur foi et leurs aspirations à la
liberté dans l'Etat et la société.
En France, c'est autour de l'abbé Félicité de Lamennais et de son journal L'Avenir qu'ils
se rassemblèrent. D'autres catholiques s'en indignèrent. Le pape Grégoire XVI(3)
condamna
l'entreprise de Lamennais en 1832. Son encyclique Mirari Vos contient cette phrase étonnante :
"De la source putréfiée de l'indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt
ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience." Lamennais s'éloigna
de l'Eglise. La plupart de ses amis se soumirent aux interdictions prononcées et poursuivirent
une action plus ciblée, dans la politique (Montalembert), la prédication (Lacordaire) ou l'action
sociale (Ozanam), mais sans mélanger les genres.
Pie IX, pape de 1846 à 1878, passait lors de son élection pour un pape plus libéral. Ses
velléités de réformes politiques dans ses Etats ne résistèrent pas au choc des mouvements
révolutionnaires de 1848, qui le chassèrent un moment de Rome. Il lui paraissait indispensable à
l'exercice libre de sa fonction spirituelle de rester le souverain d'un Etat suffisamment important.
Il aurait peut-être accepté d'entrer dans une confédération italienne qu'il aurait présidée, il ne
pouvait être question à ses yeux d'une véritable unité italienne, destinée tôt ou tard à avaler
Rome. C'est pourtant ce qui va se produire, en plusieurs étapes. En 1860, les deux tiers de l'Etat
pontifical (Romagne, Marches, Ombrie) se rallient au royaume d'Italie en formation, ne laissant
au pape que le Latium, sous la protection de troupes françaises. En 1870, les défaites françaises
et la chute de Napoléon III priveront la papauté de ce soutien : les troupes royales entrent le 30
septembre à Rome, désormais capitale de l'Italie. Le pape s'enferme au Vatican, où il se
considère comme le prisonnier d'un envahisseur.
Pie IX n'avait jamais cessé de mettre en garde contre les erreurs, véritables ou supposées,
véhiculées par les idées modernes. En 1864 son encyclique Quanta cura reprend ce combat, et il
la fait suivre d'un catalogue des thèses qu'il a déjà condamnées à diverses occasions, le Syllabus.
Ainsi se trouvent condamnées les propositions suivantes : (n° 15) "Chaque homme est libre
d'embrasser et de professer la religion qu'à la lumière de la raison il aura jugée vraie(4)."
ou encore : (n° 16) "Les hommes peuvent trouver le chemin du salut éternel et obtenir le salut dans
le culte de n'importe quelle religion. (n° 17) Au moins doit-on avoir bon espoir du salut éternel
de tous ceux qui n'appartiennent en aucune façon à la véritable Eglise du Christ(5)."
On peut
ajouter encore la condamnation de toute organisation laïque de l'enseignement (n° 48) et le refus
du divorce civil, même quand il s'agit de gens extérieurs à l'Eglise (n°67).
Cela dit, après avoir constaté le caractère inacceptable de certaines condamnations, il est
bon de relire en entier le Syllabus. On se rendra compte que l'Eglise avait à se défendre contre
des prétentions de l'Etat sur elle. Parmi les erreurs dénoncées, on peut relever : "Il appartient au
pouvoir civil de définir les droits de l'Eglise et les limites dans lesquelles elle peut les exercer"
(n° 19) - "L'Eglise n'a pas de droit naturel et légitime pour acquérir et posséder des biens" (n°26)
- - "L'Etat, étant l'origine et la source de tous les droits, jouit d'un droit sans limites" (n° 39) -
"L'autorité civile (...) peut juger les instructions que les pasteurs de l'Eglise, conformément à leur
charge, publient pour la conduite des consciences ; elle a même pouvoir de décision sur
l'administration des sacrements et les dispositions nécessaires pour les recevoir" (n° 44) -
"L'autorité civile peut empêcher la libre et mutuelle communication des évêques et des fidèles
avec le Souverain Pontife" (n° 49). Il nous suffit de regarder du côté du pouvoir soviétique hier,
des autorités chinoises aujourd'hui, pour savoir que ces prétentions ne sont pas des chimères.
Le n° 55 condamne la thèse selon laquelle "l'Eglise doit être séparée de l'Etat, et l'Etat
séparé de l'Eglise". Le moins qu'on puisse dire est que l'Etat n'était pas alors mieux préparé que
l'Eglise romaine à accepter cette séparation, et que la tentation peut toujours revenir de
concevoir la séparation elle-même comme privant l'Eglise de l'appui de l'Etat sans interdire
réciproquement le contrôle de l'Etat sur l'Eglise. L'idéal d'une "Eglise libre dans un Etat libre",
qu'allaient mettre en avant des artisans de l'unité italienne comme Cavour, est bien fragile.
L'entrée à Rome des troupes italiennes, en septembre 1870, n'eut pas pour seule
conséquence de faire du pape un prisonnier volontaire. Elle interrompit les travaux du concile
que Pie IX avait ouvert au Vatican le 8 décembre 1869. Du vaste programme prévu, seules
quelques questions avaient été examinées lorsque l'assemblée dut s'ajourner. On traitera de
l'infaillibilité pontificale dans le chapitre suivant. Une autre décision de ce concile nous importe
ici : il fut déclaré que le pontife romain possède sur l'ensemble de l'Eglise une juridiction
ordinaire et directe. On était habitué, certes, à ce que le pape intervienne dans la vie de n'importe
quel diocèse lorsqu'il y avait une crise, son droit d'aller en ce cas jusqu'à déposer un évêque
n'était pas contesté par la plupart dans l'Eglise catholique romaine, il a été exercé très tôt en
Occident. Intervenir ainsi, c'est exercer une juridiction extraordinaire, motivée par des
circonstances graves, exceptionnelles. Parler d'une juridiction ordinaire, c'était aller beaucoup
plus loin, c'était faire du pape l'évêque universel, évêque de chaque diocèse au moins tout autant
que l'évêque légitime du lieu, et peut-être même avant lui. Comme ce concile n'eut pas le temps,
avant sa dispersion forcée, de se pencher sur le rôle des évêques et sur la vocation des fidèles, la
doctrine demeura gravement déséquilibrée.
Si les libertés modernes semblaient dangereuses et même sataniques aux papes et à la
plupart des catholiques du 19ème siècle, il en est pourtant une qu'ils n'ont cessé de réclamer en
France et dans ceux des autres pays où l'Etat s'était réservé le monopole de l'enseignement : la
liberté d'ouvrir librement des écoles. En France, dès Napoléon, l'Etat s'était accommodé en fait
d'une participation des ecclésiastiques à un enseignement primaire qu'il était alors bien incapable
de généraliser, mais il gardait jalousement dans son giron l'enseignement secondaire et
supérieur, y compris les facultés de théologie. Les catholiques libéraux combattirent ce
monopole tout au long du siècle. En 1850, la peur qui perdurait dans les classes moyennes et
supérieures depuis la révolte ouvrière de juin 1848 fit que même les bourgeois voltairiens
concédèrent volontiers aux catholiques la liberté de l'enseignement primaire et secondaire (loi
Falloux), sans aller jusqu'à étendre cette liberté au supérieur, formateur des futurs cadres
dirigeants de la société. Il fallut attendre 1875 pour que l'Eglise obtînt le droit d'ouvrir des
établissements d'enseignement supérieur.
4- Face aux conquêtes de la raison scientifique
Le 19ème siècle voit un grand développement de la science, dans tous les domaines. Sur
deux terrains au moins, les conséquences qu'on tirait de cet essor constituèrent un défi pour la
foi et pour les Eglises.
L'explication du monde et l'origine de l'humanité
L'élaboration progressive des lois scientifiques qui décrivent l'organisation de l'univers a
commencé bien avant l'époque dont nous parlons. C'est en 1687, par exemple, que Newton a
exposé sa théorie de la gravitation universelle. Mais l'accumulation de ces progrès aboutit
maintenant à une mutation de la pensée : certains savants en viennent à l'idée que la complexité
sensible du réel résulte des effets conjugués de quelques lois simples de la physique et de la
chimie, généralement susceptibles d'une expression mathématique, et les succès déjà remportés
assurent qu'on réussira (bientôt ?) à élucider tout ce qui résiste encore. Dès lors, à quoi sert
l'hypothèse "Dieu" pour la compréhension du monde ? Le chimiste Marcelin Berthelot (1827-
1907) ira jusqu'à écrire : "Le monde est aujourd'hui sans mystère". Reconnaissons que nombre
de savants refusèrent de le suivre sur ce terrain, mais la tentation du scientisme, à laquelle il
succombait, n'en était pas moins forte, moins chez les savants peut-être que dans un public
enthousiasmé par les échos qu'il recevait des conquêtes de la raison scientifique. Pour un
Auguste Comte (1798-1857) la science moderne relègue dans un passé périmé toute religion et
toute métaphysique, on est entré dans l'ère du positivisme.
Quand on aborde l'origine de l'homme, il ne s'agit plus simplement d'une confrontation
entre une compréhension rationnelle de la manière dont fonctionne le monde et le regard
religieux porté sur lui. Il s'agit d'une contradiction entre les acquis progressifs de la
paléontologie et la lettre des textes bibliques. La découverte et la datation de fossiles humains
recule la naissance de l'humanité bien avant l'époque que lui assigne la chronologie présente
dans la Bible. La théorie darwinienne de l'évolution des espèces (Darwin, L'origine des espèces,
1859) est incompatible avec le récit de la création d'Adam et Eve dans la Genèse. Or, en ce
même milieu du siècle, un doyen de la faculté de théologie de Paris se croyait encore tenu, et
capable, de défendre la vérité littérale d'un séjour sans dommage de Jonas dans le ventre du gros
poisson durant trois jours ! Les temps n'étaient pas encore mûrs, ni d'un côté ni de l'autre, pour
une appréciation plus fine de ce que la Bible dit réellement aux hommes.
Face à cette mise à l'épreuve de la foi, les réactions furent diverses.
Dans le protestantisme, notamment allemand, certains ont pensé très tôt qu'il serait vain
de s'opposer aux ambitions de la raison et de la science, et de chercher à combattre la
positivisme et le scientisme sur ce terrain-là. Ils ont situé la religion ailleurs. Pour Friedrich
Schleiermacher (1768-1834 : les dates font de lui un précurseur et un initiateur) c'est
l'expérience vécue de notre dépendance à l'égard de l'infini qui fonde la nécessité de la foi.. Peu
ou prou, avec des diversités et des rectifications, tout ce qui compte comme théologiens
protestants allemands au 19ème siècle prendra appui sur cette intuition. Expérience ne veut pas
dire ici une vague impression psychologique teintée de sentimentalisme, mais quelque chose de
plus profond, éprouvé par l'être humain face à la réalité de sa vie.
A partir de là, on peut s'arc-bouter sur les dogmes traditionnels de sa confession,
nonobstant toute contestation rationaliste. On peut aussi, et c'est la tendance personnelle de
Schleiermacher, les relativiser et prendre de la distance à l'égard des énoncés doctrinaux
impératifs. C'est en ce sens que se développera au cours du siècle le "protestantisme libéral",
pour lequel la référence au Christ peut être interprétée très largement et très librement, sans
s'astreindre à aucune révérence envers même les précisions apportées par les grands conciles de
l'Eglise indivise au temps des Pères en ce qui concerne la Trinité ou la divino-humanité du
Christ. Le compromis en vue de rationaliser ce qu'on croit peut alors aller fort loin. Certains
protestants libéraux finirent même par sortir des Eglises, mais sans les drames et les
excommunications en usage dans le monde catholique.
On se souvient que le 18ème siècle avait connu dans les pays anglo-saxons des
mouvements de "réveil" comme le méthodisme, et en Allemagne l'essor de groupes piétistes
dans lesquels on lit ensemble la Bible et on s'encourage à une piété plus active. Ce double
mouvement se poursuit au 19ème siècle, et constitue une sorte de réponse vivante tant aux
prétentions d'un rationalisme scientiste qu'à la dilution du message chrétien à laquelle peuvent
conduire certaines positions libérales. Mais aux Etats-Unis ces réveils multipliés provoquèrent
malheureusement une profusion de dénominations chrétiennes diverses et dispersées, et
certaines ajoutèrent même à la Bible des révélations nouvelles et des interprétations si
particulières que cela situe les Mormons (1830) et les Témoins de Jéhovah (1872)(6).
sur les marges (dedans ? dehors ?) du christianisme.
Dans le catholicisme, avant de s'attacher aux réponses apportées à ces défis par l'autorité
romaine, on regardera la manière dont, sans conscience claire des enjeux la plupart du temps, le
bon peuple fidèle réagit. Les contestations nouvelles au nom du progrès de la raison n'étonnent
pas tellement, elles ne font que prolonger, pense-t-on, les assauts de Voltaire et de la Révolution.
On répond par un engagement plus profond. Que de saintes filles (les plus anciennes s'étaient
déjà illustrées en aidant des réfractaires pendant les années noires) rassemblent quelques
compagnes pour soigner les malades de leur ville ou de leur canton, ou apprendre aux enfants à
lire dans le catéchisme ; elles se font guider par un bon prêtre qui sollicite l'approbation de son
évêque, lequel est bientôt heureux de fonder une congrégation de droit diocésain, avant de la
présenter à l'approbation romaine si son succès s'étend. C'est à cette époque que sont nées un si
grand nombre de congrégations féminines que le Bon Dieu, selon une plaisanterie connue,
ignorait même leur nombre exact. Ne sourions pas trop. Il y a là un véritable dévouement, qui se
manifestera aussi dans les oeuvres d'assistance aux missions et bientôt la fondation de
congrégations missionnaires. Il y a peut-être également une prise d'initiative significative, dans
une Eglise régie et reprise en mains par des clercs masculins, de la part de femmes qui ont su
prendre leurs responsabilités dans les temps difficiles et qui trouvent tout naturel d'apporter leur
pierre à la reconstruction.
On se risquera à associer à ce qui précède le fait que ce siècle a été un temps de
glorification de Marie dans le monde catholique. Il y a eu les apparitions : La Salette (1846),
Lourdes (1858), Pontmain (1871), Pellevoisin (1876), Fatima (1917). Chacun de ces événements
serait à apprécier en lui-même, en fonction du message qui s'y est trouvé délivré(7),
et de la qualité
des fruits qui en sont résultés. Il y a eu en 1854, par Pie IX, la définition solennelle du dogme de
l'Immaculée Conception : en vue de l'Incarnation, Marie est justifiée par avance par les mérites
de son Fils, et donc préservée dès ses premiers instants de toute atteinte du péché. Objet de débat
parmi les théologiens du Moyen Age (certains saints votant pour, d'autres contre), cette doctrine
avait été assumée à partir du 12ème siècle par une fête liturgique, et ne faisait plus vraiment
problème au 19ème dans le peuple catholique. La nouveauté de la proclamation de 1854 est donc
plutôt à chercher du côté de la décision prise par Pie IX de proclamer un dogme de sa propre
autorité, sans intervention d'un concile, en anticipant en quelque sorte sur la définition de
l'infaillibilité à Vatican I, et il faut remarquer aussi que, pour la première fois, l'addition d'un
article à ce qu'il convient de croire ne résultait plus comme lors des grands conciles de la
nécessité, en quelque sorte subie, de couper court à des déviations doctrinales (l'arianisme par
exemple) ayant mis l'Eglise en crise, mais de l'initiative d'une autorité sûre de son droit de
donner un caractère irréversible à un acquis de la piété et de la théologie catholiques. Aussi bien
du côté des protestants, qui rejettent le dogme, que du côté des orthodoxes, dont l'intense piété
mariale n'éprouve pas le besoin de se figer en des déclarations irréformables, et que choquait
l'initiative unilatérale du chef de l'Eglise d'Occident, cela ne pouvait être bien reçu. Mais qui se
souciait d'oecuménisme alors ? La proclamation du dogme de l'Assomption par Pie XII en 1950
présentera évidemment les mêmes inconvénients.
Qu'un dogme ait été proclamé par le pape tout seul ne créa en tout cas pas de difficultés
particulières chez les fidèles catholiques : peut-être cela venait-il de la foi mariale de ces fidèles,
mais cela indiquait aussi qu'ils s'étaient habitués à considérer le pape comme le responsable
ultime de la doctrine. Un intervalle de presque trois siècles sans concile et les progrès de la
centralisation romaine avaient fait leur oeuvre. Rappelons qu'en 1791 les évêques
constitutionnels, élus malgré le refus opposé par Pie VI à la Constitution civile du clergé, lui
avaient cependant notifié leur élection en protestant de leur fidélité à la foi professée par le Siège
romain. Les évêques réunis pour le premier Concile du Vatican pouvaient donc en 1870 n'avoir
pas le sentiment d'innover s'ils proclamaient une infaillibilité des déclarations doctrinales du
pape. Beaucoup d'évêques et de conseillers du pape voyaient là un moyen de confirmer son
autorité et celle de l'Eglise, après les controverses soulevées par Quanta cura et le Syllabus, et
alors que la raison et la science étaient érigées par certains en rivales d'une foi considérée
comme périmée. Il n'y eut que très peu d'opposants sur le fond.
D'autres, plus nombreux mais eux aussi nettement minoritaires, contestaient l'opportunité
de la proclamation. Ils ne purent convaincre, et quittèrent le concile avant le vote pour ne pas
donner le spectacle de la division. Le texte, adopté massivement le 18 juillet 1870, reconnaît à
certaines déclarations papales concernant la foi et les moeurs l'infaillibilité promise à l'Eglise de
Jésus Christ, mais il prévoit pour cela des conditions si strictement définies qu'un seul pape
depuis lors, Pie XII en 1950 pour l'Assomption, a donné ce caractère à une de ses décisions. Ce
dogme ne provoqua sur le moment le départ que de très peu d'opposants, surtout des
universitaires allemands autour de l'historien Döllinger. Leur Eglise de Vieux-Catholiques s'unit
bientôt à celle qui s'était constituée au 18ème siècle à Utrecht aux Pays-Bas sur le refus d'accepter
les condamnations romaines du jansénisme(8).
Dès le 24 avril 1870, le concile avait voulu répondre à un autre problème : la constitution
Dei Filius traite des rapports de la raison et de la foi. Le rationalisme, qui prétend éliminer la foi
au nom de la raison, est évidemment condamné, le panthéisme, qui dilue Dieu dans la nature,
l'est aussi, mais le fidéisme, c'est-à-dire une manière de se reposer sur la foi qui fait fi de toute
raison, est aussi rejeté comme une mauvaise solution. Pour le concile, la raison honnêtement
utilisée est capable de reconnaître Dieu à partir de ses oeuvres, et si, bien sûr, cette connaissance
demeure partielle et imparfaite sans la révélation, il n'en demeure pas moins que foi et raison
n'ont pas à entrer en conflit. La raison peut sans se renier collaborer avec la foi. Dans les
décennies et le siècle suivants il ne manquera pas de penseurs chrétiens, clercs ou non, qui
sauront appliquer ce programme.
La critique textuelle se saisit de la Bible
Le 19ème siècle est aussi le siècle qui voit l'essor de la science philologique, c'est-à-dire de
l'étude critique des textes, si anciens soient-ils. Pour les oeuvres de l'antiquité classique, on a
désormais retrouvé un nombre de manuscrits médiévaux bien plus considérable que celui dont
ont pu se servir les érudits de la Renaissance, et on affine les méthodes par lesquelles on se
rapproche du texte original, toujours plus ou moins altéré par la transmission. On discute les
attributions, car tout ce qui nous est arrivé sous le nom de Platon, de Cicéron ou de saint
Augustin n'est pas forcément d'eux. On décèle des interpolations, on se met à penser que des
oeuvres traditionnellement attribuées à un grand nom, Homère par exemple, résultent peut-être
de l'assemblage et du remaniement de textes écrits à des époques successives. Une étude plus
systématique du vocabulaire et des procédés de style qui caractérisent l'écriture de chaque auteur
contribue à ces résultats.
Pourquoi la Bible échapperait-elle à ces investigations ? La philologie connaît alors ses
plus beaux jours en Allemagne, c'est dans le protestantisme allemand que la critique biblique se
développe d'abord. Certes, dans la France de Louis XIV, Richard Simon était déjà convaincu que
Moïse ne pouvait avoir écrit tout ce que contient le Pentateuque, mais c'est seulement
maintenant que ce type de recherches peut s'appuyer sur l'autorité d'un essor scientifique général.
Le travail critique sur les textes se combine avec le développement des recherches
historiques sur les premiers temps du christianisme. Sous l'impulsion du professeur Baur (1792-
1860), ce qu'on a appelé "l'école de Tübingen" met en avant une exégèse historico-critique qui,
par exemple, ne craint pas de reculer jusque dans les années 80, voire au début du second siècle,
la rédaction des évangiles. La relève sera assurée, à Leipzig puis à Berlin, par le grand historien
et théologien Adolf von Harnack (1851-1930), auteur d'une Histoire des dogmes et d'Etudes sur
le Nouveau Testament qui cherchent à retracer le processus historique qui aboutit au texte du
Nouveau Testament et aux dogmes des premiers conciles. Il faudrait citer bien d'autres noms, on
nommera seulement Edouard Reuss (1804-1891) qui, de Strasbourg où il rédigeait dans les deux
langues, eut le mérite de faire connaître aux protestants français les acquis de l'exégèse
allemande et de ses propres recherches(9),
sans majorer les conclusions théologiques qu'on pouvait
être tenté d'en tirer. Certains des résultats obtenus alors ont pu être contestés valablement depuis,
mais l'audace d'appliquer aux textes les plus vénérables de l'Ecriture et de la tradition
ecclésiastique les méthodes de la recherche scientifique contemporaine n'est plus récusée
aujourd'hui dans les grandes confessions chrétiennes.
Dans l'immédiat, ces travaux remettaient en question des évidences sur lesquelles toutes
les Eglises avaient vécu durant dix-huit siècles. Le choc fut amorti chez les protestants par la
diversité des tendances : entre les groupes fondamentalistes, rivés à la lettre du texte sacré, et le
protestantisme libéral, chacun peut trouver sa place. Du côté catholique, on vit là de grands
dangers pour la foi : toute mise en question des certitudes traditionnelles pouvait scandaliser les
fidèles et alimenter les tentations rationalistes. Ces craintes contribuèrent au raidissement
doctrinal de Rome sous Pie IX, et à un certain immobilisme des recherches.
Léon XIII succède à Pie IX en 1878. Il encourage les intellectuels de l'Eglise dans leur
travail, mais son principal apport concerne la philosophie chrétienne enseignée dans les
séminaires, qu'il veut appuyer de nouveau sur la tradition de saint Thomas d'Aquin, débarrassée
du sédiment des commentaires ultérieurs. Il eut moins de part dans le fait que des exégètes et des
historiens catholiques, alertés par les recherches des protestants et des rationalistes, se mirent
alors eux aussi à l'étude scientifique des textes bibliques et des origines de l'Eglise. Trois noms
surtout sont à retenir ici.
Historien, l'abbé puis monseigneur Louis Duchesne (1843-1922) purge l'histoire des
premiers siècles d'un bon nombre de légendes accumulées par des traditions pieuses, et fonde la
tradition d'une histoire des premier temps du christianisme capable d'être scientifique sans être
antichrétienne. Le dominicain Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) donne à l'Eglise les
instruments d'une exégèse scientifique en fondant en 1890 l'Ecole pratique d'Etudes bibliques à
Jérusalem, et en lançant en 1892 la Revue biblique, dont les audaces furent contestées. L'abbé
Alfred Loisy (1857-1940) professe lui aussi l'exégèse scientifique, à l'Institut catholique de Paris
à partir de 1881, et s'intéresse à l'histoire du canon des Ecritures et à la formation des textes
sacrés. La Revue biblique s'adressait aux spécialistes ; en lançant une revue de vulgarisation,
L'Enseignement biblique, Loisy inquiète encore plus, et en 1893 il est privé de sa chaire par les
évêques protecteurs de l'Institut.
Léon XIII intervient pour réprouver les audaces tout en encourageant le travail. Pour
suivre les choses, il crée en 1902 la Commission biblique. Mais il meurt en 1903, et son
successeur Pie X orientera la Commission dans un sens nettement plus répressif. Entre temps
Loisy, privé d'enseignement, a radicalisé sa pensée. L'Evangile et l'Eglise (1902) propose sur les
rapports de la Bible et de l'histoire (les premiers chapitres de la Genèse n'ont rien d'historique, et
il en est de même pour bien des passages où la forme de récit n'est là que pour habiller un
message religieux), ou sur les énoncés dogmatiques de l'antiquité (leur signification profonde
reste valable, mais leur formulation littérale peut avoir été tributaire des conditions
intellectuelles du temps et donc avoir besoin d'une adaptation) des vues souvent admises
aujourd'hui mais qui alors firent scandale, d'autant plus que Loisy récusait tout contrôle de
l'autorité ecclésiastique sur le travail scientifique de l'exégète. Dès 1903, ses livres furent mis à
l'index, et il fut excommunié en 1908. Il poursuivit ses recherches comme professeur au Collège
de France, toujours passionné par l'histoire de la Bible et de l'Eglise, mais détaché désormais de
toute foi en la divinité du Christ.
Dans l'esprit de Pie X, ce qui se passait avec Loisy n'était qu'un aspect des aberrations
auxquelles menait le désir d'adapter l'Eglise aux requêtes du monde moderne, en matière
exégétique, mais aussi philosophique, sociale, politique. Tout cela constituait, estimait-il, une
unique hérésie, le "modernisme", qu'il condamna en 1907 (encyclique Pascendi). La description
que l'encyclique donnait de la pensée moderniste ne reproduisait la pensée de personne en
particulier, mais poussait à l'extrême les thèses défendues dans un domaine par un tel, dans un
autre par quelqu'un d'autre. Personne n'était condamné nommément (les excommunications
vinrent plus tard) mais tout esprit un peu novateur ou en recherche devenait suspect. On
demanda aux diocèses de constituer des comités de vigilance. On retira toute responsabilité
importante aux suspects. Il y eut des zélateurs de la chasse aux sorcières, qui se présentaient
comme des "catholiques romains intégraux", ce qui s'abrégera plus tard en "intégristes". Un
prélat romain organisa même un réseau de surveillance et de délation, opérant en secret à travers
les diocèses. En 1910, tout candidat à la prêtrise, tout membre du clergé dut signer une
profession de foi antimoderniste. En 1912, le père Lagrange, dont la fidélité était irréprochable,
fut contraint de quitter Jérusalem, et la Revue biblique fut un moment menacée. La recherche, ou
du moins la publication de ses résultats, était devenue impossible.
Certes, tout n'était pas alors décanté dans les audaces de ceux qui furent accusés de
"modernisme", des dérives étaient possibles, mais la fidélité de la très grande majorité de ceux
qui furent contraints de se taire, de censurer leurs découvertes, montre que le danger avait été
surestimé, tandis que les dégâts de la suspicion et de la délation furent bien réels. Succédant à
Pie X en 1914, Benoît XV ne revient pas sur les condamnations et les décisions doctrinales,
mais tempère les ardeurs des chasseurs de suspects. D'ailleurs la guerre est là, les urgences sont
devenues autres.
5- Face à la question sociale
L'Eglise a-t-elle "perdu la classe ouvrière" au 19ème siècle, comme on l'a dit ? Et a-t-elle
été incapable, au moins jusqu'à Rerum novarum, de mesurer les enjeux des transformations
économiques et sociales induites par le mode de production industriel ? Une réponse globale
n'est guère pertinente.
Il faut d'abord noter que vers 1830, quand le développement des fabriques a pris un tel
essor que se pose ce que nous appelons la question sociale, la fidélité des masses aux Eglises
chrétiennes est déjà très variable selon les endroits. Non seulement en France, mais dans toutes
les régions européennes bouleversées par les entreprises conquérantes de la Révolution et de
Napoléon, la vie religieuse a été profondément perturbée, les couvents ont été fermés, le
recrutement des ministres du culte n'a repris que très progressivement. Après 1815, l'efficacité
de la reconstruction religieuse a été très variable, si bien qu'à côté de régions où, toutes classes
confondues, la pratique reste ou est redevenue vivace, l'indifférence est ailleurs très répandue, et
pas seulement dans la classe ouvrière en formation : en 1843, à l'Ecole navale de Brest, 8 élèves
sur un total de 170 communient à Pâques. Bien des familles avaient perdu le contact avec les
Eglises avant de passer la porte des usines, même si le déracinement, les conditions de travail ne
laissant aucun loisir, et l'incapacité de nombreux responsables ecclésiastiques à comprendre ce
qui se jouait, ont aggravé les choses. Et on constate que la même indifférence à la religion est
répandue dans une Angleterre préservée de la tourmente révolutionnaire.
Devant la misère d'un prolétariat exploité, contraint de travailler sept jours sur sept de
l'aube à la nuit et mal payé, devant le travail des enfants au-delà de toute limite, devant les taudis
surpeuplés (seuls logements que trouvent ceux qui ont quitté le village pour l'usine), des
individualités somme toute assez nombreuses se sont alarmées. Témoin ce mandement de
carême du cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, en 1842 : "Qu'est-ce que l'homme pour la
cupidité ? Rien d'autre chose qu'une machine qui fonctionne, une roue qui accélère le
mouvement, un levier qui soulève, un marteau qui brise ... Qu'est-ce que le jeune enfant ? Elle
n'y voit qu'une pièce d'engrenage qui n'a pas encore toute sa puissance". Témoins ces cris de
deux curés du diocèse d'Arras, au milieu du siècle : "C'est une fureur de bâtir des fabriques
partout ... La plupart n'ont que l'argent en vue et ne se servent des ouvriers que comme du vil
bétail. On ne s'inquiète pas de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont, pourvu que le profit s'y trouve" -
"L'industrie est dure, les hommes à ses yeux ne sont que des forces, des machines à produire,
elle les exploite impitoyablement".
Mais ces prises de conscience n'aboutissent pas à une véritable prise en charge par les
Eglises des aspirations de ce monde nouveau, pour diverses raisons.
D'abord, les plus lucides sur les méfaits de la nouvelle donne économique sont souvent
des réactionnaires en politique : quand on se méfie du progrès des libertés, quand on a la
nostalgie de l'ordre passé, on voit plus facilement à quels excès mène un libéralisme économique
qui n'attend de l'Etat qu'une bonne police, et qui ne veut pas entendre parler de lois réglant son
développement. A la fin du siècle, les promoteurs du catholicisme social et du christianisme
social seront assez souvent des nobles, en France volontiers légitimistes, tels Albert de Mun ou
René de La Tour du Pin. Et la tentation sera forte de prôner le retour à des corporations,
unissant, comme sous l'Ancien Régime, patrons et salariés dans les mêmes instances chargées de
réguler les relations dans l'atelier et de réprimer les abus, tandis que la fondation de syndicats
ouvriers suscitera les plus nettes réserves. Ce n'est qu'en Angleterre et aux Etats-Unis, où les
libertés se sont affirmées progressivement sans révolutions, que la hiérarchie catholique sera
moins frileuse et comprendra le bien-fondé de l'action collective des salariés : le cardinal
Manning soutenant une grève des dockers de Londres et le cardinal Gibbon défendant aux Etats-
Unis le droit des ouvriers de s'unir dans les Knights of Labour, pousseront Léon XIII à accepter
l'idée de syndicats chrétiens dans l'encyclique Rerum novarum de 1891.
Ensuite, quelle que soit l'attention portée à l'injustice dont est victime la nouvelle classe
des ouvriers, on se place avant tout sur le terrain moral (les tirades contre la cupidité des
propriétaires de fabriques) et on n'envisage qu'une évolution paisible et progressive. Tout
soubresaut violent ramène aux positions les plus conservatrices, sur lesquelles se retrouvent
alors notables chrétiens et notables anticléricaux. Sur ce point la France fut particulièrement
gâtée, les journées de juin 1848, qui virent la révolte d'ouvriers parisiens déçus par une
révolution républicaine qui ne tenait pas ses promesses d'un travail rémunérateur, et
l'insurrection de la Commune de Paris en 1871, causèrent un traumatisme d'autant plus profond
qu'en chacune de ces deux occasions un archevêque de Paris perdit la vie dans les événements.
On en vint à approuver la répression la plus sanglante.
Enfin, ceux qui essayèrent de théoriser la situation des couches sociales exploitées (en
parlant d'exploitation, je ne fais que reprendre le mot de notre curé du Pas-de-Calais !) et de leur
proposer un programme d'action, qu'ils s'appellent Proudhon ou Marx, le faisaient dans une
perspective hostile au christianisme. L'Angleterre fait un peu figure d'exception : l'industriel
Robert Owen (1771-1858), qui lança dans son entreprise et dans le pays le mouvement
coopératif, et qui utilisa le mot "socialisme" dès 1822, était certes un déiste hostile aux Eglises
établies, mais ce furent des socialistes chrétiens qui, en 1852, obtinrent pour les coopératives le
bénéfice d'une loi. Sur le continent le mot "socialisme", repris dans des théories athées, ne
pouvait que faire peur aux chrétiens.
Dans ces conditions, les initiatives furent individuelles ou concernèrent de petits groupes,
elles soulagèrent des misères intolérables, elles mirent en oeuvre une charité souvent admirable,
elles purent produire des saints, mais elles n'empêchèrent pas que nos Eglises, dans l'ensemble,
ne répondirent que trop tardivement et partiellement à la situation.
Quelques noms sont à retenir. Frédéric Ozanam (1813-1853) avait été, encore étudiant,
un compagnon de Lamennais, mais son attachement aux idées de liberté ne compromit jamais sa
fidélité à l'Eglise romaine. Dès 1833, avec quelques amis, il fonde la société de Saint-Vincentde-
Paul, qui regroupera des laïcs catholiques de tout bord pour la diffusion de la foi et la charité
active envers les pauvres, visités chez eux. Les confrères seront 2.000 à la mort du fondateur. Ils
sont en général plus conservateurs qu'Ozanam lui-même, qui en 1848 crée avec Lacordaire le
journal L'Ere nouvelle, à la fois républicain et catholique, et qui ne cessera jusqu'à sa mort
prématurée de chercher à faire connaître la condition des ouvriers en vue d'une reconnaissance
de leurs droits.
Léon Harmel (1827-1815) était le patron d'une filature champenoise employant plusieurs
centaines d'ouvriers. Il institua dans sa filature un conseil d'usine, dans lequel les ouvriers étaient
appelés à donner leur avis sur les salaires, la discipline, l'hygiène, les méthodes de travail. Il fit
construire des cités ouvrières, attacha un médecin à l'usine et créa une Société de secours
mutuel, une Caisse de prévoyance, un complément de salaire pour les familles nombreuses. Des
"Cercles chrétiens d'études sociales", qu'il encouragea, connurent un vrai succès dans les années
1890, mais leur passage à l'action politique, avec la constitution d'un parti démocrate-chrétien,
rencontra l'opposition de Rome (encyclique Graves de communi en 1903), et tout retomba. Chez
Harmel, une grande ouverture se mêlait ainsi à un paternalisme indiscutable.
Pour le reste, l'action de l'Eglise en France s'attache surtout à ce qui, dans la condition
faite aux ouvriers, heurte plus directement la conscience religieuse : on rappelle à l'ordre, sans
succès, les patrons qui font travailler le dimanche, on s'inquiète des dangers auxquels est
exposée la vertu des jeunes filles et on crée pour elles des foyers, on demande la limitation des
horaires de travail des enfants, on compte sur une meilleure éducation pour que s'améliore la
condition du prolétariat : au 19ème siècle, le nombre des frères enseignants et des religieuses
enseignantes s'accroît considérablement et l'enseignement primaire se développe. Partout, la
charité individuelle du clergé et des familles chrétiennes aisées panse comme elle peut les plaies
les plus criantes.
On ne s'étendra pas sur ce qui s'est passé en Allemagne ou en Italie, les tendances sont les
mêmes. Dans le monde protestant, les choses se présentent longtemps de manière analogue, les
"réveils", notamment le réveil méthodiste, favorisent les activités charitables et les actions contre
la misère. Après 1870, les protestants seront moins frileux que les catholiques face à l'utilisation
du mot "socialisme". "Blâmer le socialisme, ce serait condamner l'Evangile et les Prophètes"
proclame en 1878 le pasteur Tommy Fallot, au grand mécontentement des notables de son
Eglise. Avant les catholiques, des protestants (Fallot, Charles Gide, Charles Secrétan) élaborent
une doctrine sociale sous le nom de "doctrine de la solidarité".
Du côté catholique, le grand événement est l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII en
1891. Elle condamne le socialisme, elle défend la légitimité de la propriété privée attaquée par
les théoriciens du socialisme, mais elle dénonce en même temps l'inhumanité des conditions de
travail et de vie des ouvriers, reconnaît la légitimité de l'action ouvrière à l'intérieur
d'organisations chrétiennes (le mélange avec des incroyants et des marxistes dans des syndicats
généraux fait toujours très peur) et encourage l'action sociale. Avec des crises, certes, et des
épisodes de tensions avec Rome, le catholicisme social va pouvoir se développer.
6- Aux dimensions du monde entier
Au Proche-Orient, terre de sa naissance, la foi chrétienne subsistait, même si elle était
devenue très minoritaire sous la vague musulmane. Le sud de l'Inde avait conservé depuis
l'antiquité (depuis la prédication de l'apôtre Thomas, prétendait-on) quelques îlots de chrétiens.
En Amérique latine, ce qui restait des peuples autochtones s'était rallié à la religion des
conquérants, non sans y mêler des traditions indigènes. Partout ailleurs, le christianisme était
pour l'essentiel une religion d'européens, ou d'immigrés d'origine européenne.
Or voici que les régions du monde jusque-là plus ou moins inaccessibles aux européens
vont s'ouvrir. En Afrique, en Océanie, l'exploration terrestre et maritime réduit tout au long du
19ème siècle les blancs des anciennes cartes, et bientôt suivent les militaires et la conquête
coloniale. En Asie orientale, des pays d'antique civilisation, de mentalités très différentes de ce
qui se vivait en Europe, sont contraints de s'ouvrir au commerce et aux relations avec l'Occident,
soit que des interventions militaires humiliantes les y obligent, comme en Chine (guerre de
l'opium, 1840-1842), soit que, comme au Japon, une mutation du pouvoir (la révolution Meiji en
1867) permette au pays de maîtriser l'ouverture devenue inéluctable.
Pour les Eglises, pour la proposition de la foi, cet accès enfin possible est une formidable
opportunité, qui sera saisie avec conviction, avec enthousiasme, et qui provoquera des
dévouements extraordinaires, jusqu'au martyre quand il le faudra. Mais on voit aussitôt combien
les conditions qui ont présidé à cette ouverture créent une situation ambiguë, compromettante,
exposée à des dérives dont on ne prendra souvent conscience que plus tard. Certes, il est faux de
prétendre que les missionnaires sont arrivés en règle générale dans les fourgons des armées
coloniales, la plupart du temps ils étaient là avant, ne serait-ce qu'en petit nombre. Mais ce qu'on
savait et avait déjà éprouvé ailleurs des ambitions européennes les rendait suspects, cette
suspicion et, dans le cas de l'Asie, le rejet des idées étrangères dans des sociétés fières de leur
passé et qui se sentaient menacées, ont provoqué des persécutions, et ces persécutions ont donné
une justification ou un prétexte à des interventions militaires préludant à la conquête, comme de
la part de la France en Annam en 1859.
Il est évidemment ridicule de reprocher à un missionnaire martyrisé le fait que sa mort a
servi de prétexte à une invasion, le malheureux n'est pour rien dans l'exploitation qui a été faite
après lui de sa mort et les mérites qui le font reconnaître saint n'en sont pas diminués. Mais
l'ambiguïté demeure, et .le gouvernement chinois actuel peut prétendre véridiquement que tel
missionnaire récemment canonisé a jadis été exécuté parce qu'il avait contrevenu aux lois, dès
lors que la loi du moment interdisait aux étrangers d'entrer, ou de prêcher une doctrine étrangère.
L'Empire romain aussi a persécuté le christianisme naissant pour des raisons de cohésion
nationale, et non par un fanatisme en faveur du paganisme traditionnel qui aurait été proprement
religieux, les martyrs n'en sont pas moins des martyrs. Même lorsque ce sont tous les européens
qui ont subi la violence, comme en Chine lors de la révolte des boxers en 1900, la haine de la
religion étrangère a joué contre les missionnaires et les chrétiens : 5 évêques, 42 missionnaires,
mais aussi des centaines de chrétiens chinois sont morts alors.
En Corée, où un vicariat apostolique a été institué dès 1831, le martyre du prêtre coréen
André Kim, en 1845, a été hâté par la démonstration navale d'un amiral français chargé d'obtenir
réparation de la mort du premier vicaire apostolique. En 1863, 23.000 chrétiens, dont la moitié
périt en 1866 dans une persécution. 10.000 victimes encore en 1876, ce qui provoque une
nouvelle intervention navale. En 1881-82, les pressions américaines et japonaises obtiennent la
liberté religieuse. En 1914 on compte 100.000 protestants et 75.000 catholiques.
Ajoutons que, dans le cas de l'Afrique et des îles océaniennes, l'européen qui arrivait là
était persuadé d'apporter la civilisation, l'hygiène, l'écriture, le développement économique, et
que le missionnaire ne pensait pas autrement que les autres européens sur ce point(10).
Ce n'était
d'ailleurs pas faux en tout, mais cela a conduit trop souvent à aborder sans respect les valeurs
traditionnelles et les sociétés locales. On mesure bien le paradoxe de ce qui s'est passé quand on
voit que d'un côté on a détruit nombre de statues et d'objets sacrés parce que c'étaient des
"idoles", et que d'autre part les observations consignées par les missionnaires, les objets dont ils
ont empli les musées européens, servent aujourd'hui à mieux comprendre des sociétés anciennes
et à rendre un peu de leur passé à des communautés qui l'avaient oublié, voire rejeté au nom du
progrès. Des conversions collectives accompagnées de la proscription de coutumes "païennes"
(dans le rapport aux ancêtres par exemple) ont détruit des cultures, la volonté de proposer
l'Evangile et la Bible dans les langues de ceux à qui on s'adressait a mis maint missionnaire au
service de l'étude et de la reconnaissance des langues qui sont à la base de ces cultures.
Quelques étapes de cette activité missionnaire.
C'est dès la fin du 18ème siècle que se met en place dans le protestantisme anglais le
soutien aux missions lointaines, avec la Baptist Missionary Society en 1792, la London
Missionary Society en 1795. Chez les catholiques français, les initiatives convergent en 1822
dans la Société de la propagation de la foi, qu'anime à Lyon Pauline Jaricot. Celle-ci reprend
aux protestants l'idée du versement d'un sou par semaine, qui permettra d'associer à l'élan
missionnaire un vaste public populaire : de quelques milliers de francs au début, la collecte
annuelle passe en deux décennies à plusieurs millions.
Le pape Grégoire XVI (1831-1846), ancien préfet de la Congrégation de la Propagande, a
voulu donner une forte impulsion à la mission. L'instruction Neminem profecto de novembre
1845 est en quelque sorte son testament : il y demande aux missionnaires de ne pas se mêler
personnellement d'affaires politiques et profanes dans les pays où ils sont en poste, il prône la
fondation rapide de séminaires et la promotion d'un clergé local qui ne doit pas être considéré
comme un clergé auxiliaire ("Les ouvriers de l'Evangile, qu'ils soient du pays ou européens, sont
tous égaux") et dans lequel devront être choisis dès que possible des évêques. Il a fallu attendre
le 20ème siècle pour que ces consignes soient vraiment appliquées. Réactionnaire quand il s'agit
des libertés politiques et de conscience, ce pape s'est montré résolument novateur sur le terrain
de la mission.
Des congrégations proprement missionnaires, d'hommes et de femmes, se créent tout au
long du siècle, et les ordres plus anciens ajoutent la mission lointaine à leurs activités
traditionnelles. La France est particulièrement présente, en 1914 près des deux tiers des prêtres
et religieuses catholiques en mission en seront originaires. Les missions protestantes envoient
outre mer des ménages, souvent issus des milieux urbains britanniques, pourvus d'une solide
formation biblique, qui donneront l'exemple d'une vie chrétienne laborieuse et digne, à l'opposé
des dérèglements que présente souvent la conduite des européens participant à l'aventure
coloniale. On comptera en 1900 plus de trois cents sociétés protestantes de mission, certaines
relèvent des grandes Eglises établies, d'autres sont autonomes et rassemblent des chrétiens issus
de dénominations diverses. C'est dans la mission d'abord que se fait jour le désir de surmonter
les particularismes, et que se prépare le futur oecuménisme.
Entre protestants et catholiques, on n'en est pas encore là, et la rivalité sur le terrain est à
l'occasion d'autant plus vive qu'en Afrique et en Océanie les anglais et les français rivalisent
dans la course aux implantations préludant à la prise de possession coloniale. Pourtant, lorsqu'en
1885, dans l'actuel Ouganda, un souverain qui avait d'abord accepté les missionnaires des deux
origines envoie au bûcher ses jeunes pages chrétiens, ils prient et meurent tous ensemble,
catholiques et anglicans.
La place manque pour faire le bilan de cet effort. Aucun des grands peuples abordés au
19ème siècle ne s'est collectivement converti, aucun n'est resté hors d'atteinte. En Afrique,
l'empreinte chrétienne est devenue prépondérante dans certaines régions, elle est plus faible dans
d'autres, et au 20ème siècle l'activisme musulman viendra la concurrencer, au nord de l'équateur
du moins. Dans les vieilles civilisations d'Asie, le christianisme demeure très minoritaire, et
dans ces pays très peuplés une communauté de plusieurs millions, comme en Chine, ne constitue
qu'une proportion infime de la population. On ne peut passer sous silence l'admirable histoire
des chrétiens de Nagasaki, au Japon, qui ont conservé leur foi dans la clandestinité pendant deux
siècles après les persécutions du 17ème siècle, qui, sans prêtres, ont gardé le baptême, la prière, la
sanctification du dimanche, le chapelet, et qu'un missionnaire redécouvre le 17 mars 1865 ; ils
sont la semence de la nouvelle chrétienté japonaise. C'est au Viêt-nam, avec environ 10 %, que
les chrétiens vont être en Asie orientale les plus nombreux(11). Mais, à l'aube du 20ème siècle, la foi
chrétienne demeure une foi d'origine étrangère, trop liée à une civilisation importée. C'est au
nouveau siècle qu'il incombera de tenter une véritable "inculturation" de la foi.
7- Face aux anticléricalismes
On a vu en quelle suspicion les libertés politiques et de conscience étaient tenues à Rome
et dans une grande part de la hiérarchie catholique. Or ces libertés progressent dans de nombreux
pays au cours du siècle. La défense des Etats de l'Eglise a associé la papauté à tout ce qui, en
Europe et en Amérique, veut qu'on ne change rien aux frontières et aux sujétions anciennes. Or
l'émergence des aspirations à l'indépendance en Amérique latine et dans les nationalités
d'Europe centrale et orientale encore soumises à des empires, et la marche de l'Italie et de
l'Allemagne vers leur unité, ébranlent ce statu quo(12).
En même temps le déclin des idées
"gallicanes" a renforcé l'emprise morale et spirituelle de Rome sur les hiérarchies locales et sur
la masse des catholiques, et les malheurs d'un pape dépossédé et reclus au Vatican vont encore
accroître après 1870 sa popularité chez beaucoup de fidèles.
De là à voir dans la fidélité à l'Eglise catholique romaine un début de complot contre les
libertés, et a se méfier de toute influence du clergé, il n'y avait qu'un pas, que divers
gouvernements franchirent à des moments divers. Le paradoxe était d'ailleurs que ce clergé,
souvent rémunéré par l'Etat en vertu de concordats, était considéré aussi comme un facteur
indispensable de tranquillité sociale.
Il y eut donc des crises. Il y en eut dans la première moitié du siècle en Amérique latine,
où la papauté avait tardé à reconnaître les indépendances arrachées à l'Espagne. Les nouveaux
Etats voulurent reprendre à leur profit le "patronage" qui depuis le 16ème siècle donnait autorité
au roi d'Espagne sur l'Eglise coloniale, tandis que Rome voulait profiter du changement pour
écarter cette tutelle. L'anticléricalisme se développe dans les milieux dirigeants, qui prennent des
mesures contre les ordres religieux. Selon un rythme différent selon les pays, on va vers une
séparation, qui laissera l'Eglise libre et très attachée au pape. En face de classes dirigeantes
anticléricales et même antichrétiennes (exception : le catholique Garcia Moreno dans les années
1860-1870 en Equateur), le peuple est d'autant plus attaché à ses curés papistes. Au Brésil, où
c'est le prince portugais exilé qui prend la tête d'un Empire brésilien indépendant en 1822, la
continuité n'est pas rompue et l'Eglise catholique demeurera liée à l'Etat jusqu'à ce que la
république instaurée en 1889 décide la séparation.
En Europe, l'anticléricalisme n'est pas absent, mais il faut attendre 1870 pour que se
développe un anticléricalisme d'Etat. Le refus de Pie IX de faire entrer Rome dans l'Etat unitaire
italien, l'invasion qui le dépouille en 1870 de son pouvoir temporel, l'excommunication fulminée
à la Toussaint 1870 contre tous les acteurs de cette dépossession, son refus d'accepter la loi
italienne de mai 1871 sur "les garanties de l'indépendance du souverain pontife et du libre
exercice de l'autorité spirituelle du Saint-Siège", créent un état permanent de rupture. Rome en
quelque sorte désacralisée est devenue la capitale de l'Italie, la Libre Pensée et la Franc-
Maçonnerie, naguère proscrites en cette ville, y peuvent tenir congrès, ce que le Vatican ressent
comme provocateur. L'interdiction faite aux catholiques de participer à la vie politique de l'Etat
spoliateur laisse le champ libre à l'anticléricalisme et l'attise, des couvents sont fermés. Léon
XIII, plus ouvert que Pie IX sur d'autres sujets, manifeste là une intransigeance égale.
L'interdiction de participer aux élections nationales est réaffirmée en 1909, quand le démocratechrétien
Romolo Murri est excommunié pour s'être fait élire député, et sera partiellement levée
en 1912 seulement.
L'Espagne a connu de 1843 à 1874 des troubles dynastiques (les "guerres carlistes"), au
cours desquels on retrouve le plus souvent le clergé du côté le plus conservateur. La période
1868-1874 est particulièrement violente. Les jésuites sont expulsés, une éphémère république
décrète la séparation de l'Eglise et de l'Etat, bientôt annulée par la restauration monarchique.
Mais les blessures et les antagonismes sont là pour longtemps, et se retrouveront en 1936.
En Prusse Bismarck, persuadé de l'affaiblissement d'un pape qui n'est plus un souverain,
déclenche en 1873 le Kulturkampf, le "combat pour la culture", contre l'Eglise romaine présentée
ainsi comme obscurantiste. En fait, le conflit est d'origine politique : les catholiques allemands
auraient préféré voir l'unité allemande réalisée par l'Autriche catholique plutôt que par la Prusse
protestante, et ils s'opposent à la germanisation des provinces polonaises de la Prusse ; le
Zentrum, le parti que viennent de fonder des catholiques, continue à protester contre le sort du
pape alors que Bismarck cherche l'alliance du royaume d'Italie.
Les jésuites et les religieux sont expulsés de Prusse, les Vieux-catholiques sont favorisés,
des examens d'Etat sont imposés aux futurs prêtres, les prédicateurs qui disent du mal du
gouvernement sont poursuivis, frappés d'amendes. Les évêques protestent, plusieurs sont
emprisonnés, notamment l'évêque de Posen (aujourd'hui la ville polonaise de Poznan) qui a
refusé de faire enseigner le catéchisme en allemand alors que la langue que parlent ses fidèles est
le polonais. Pie IX soutient ses évêques, crée cardinaux deux d'entre eux qui ont été arrêtés puis
exilés, les fidèles s'organisent en associations d'entraide, et le Zentrum
gagne des sièges au Reichstag. Après l'élection de Léon XIII en 1878,
Bismarck, inquiet de la montée des idées socialistes, lâche du lest sur le front catholique, supprime peu à peu sa législation hostile. Après 1887, il n'en restera plus que l'interdiction des jésuites et l'obligation du mariage civil. Les catholiques réconciliés avec le pouvoir vont rallier en nombre les positions nationalistes. En France, lorsque se met en place la Troisième République, les catholiques convaincus sont massivement monarchistes. En 1871, le soulèvement de la Commune les a horrifiés : ils en ont surtout retenu que les Communards aux abois et près d'être massacrés ont exécuté l'archevêque de Paris et 24 prêtres qu'ils avaient en otages. Dans les années qui suivent, où la République se conduit en régime de transition préparant une restauration, c'est le règne de "l'Ordre moral", l'Assemblée déclare d'utilité publique, en 1873, la construction de la basilique du Sacré-Coeur de Montmartre, en 1875 une loi instaure la liberté de l'enseignement supérieur, et des Facultés catholiques vont rapidement s'ouvrir.
En 1879, les républicains ont achevé de conquérir par le suffrage universel tous les
rouages de l'Etat, mais ils craignent toujours les menées monarchistes, les catholiques fervents
sont donc suspects. De plus le monarchisme des notables catholiques fait que le personnel
républicain a d'autres origines, agnostiques, positivistes avec une confiance totale dans le
progrès de la science, franc-maçonnes, ou encore protestantes ou juives. Par précaution politique
aussi bien que par préjugé contre l'obscurantisme d'une Eglise qui vient d'adopter l'infaillibilité
pontificale, la République veut affaiblir l'Eglise, la réduire à la sphère privée individuelle,
combattre son emprise sur la jeunesse, car si l'enseignement primaire public s'est développé dans
les décennies précédentes, c'est en utilisant massivement un personnel congréganiste.
Le ministre Jules Ferry met toute son énergie à développer un enseignement public
dégagé de toute influence cléricale. La liberté de l'enseignement supérieur est restreinte,
certaines congrégations n'ont plus le droit d'enseigner, jésuites, dominicains, franciscains partent
en exil. On crée des lycées de filles pour que l'éducation de celles-ci échappe au monopole de
fait des institutions religieuses. Les lois de 1881 et 1882 généralisent un enseignement primaire
gratuit, laïc, obligatoire, dont les religieux et les religieuses sont bannis par une loi de 1886,
quand les Ecoles normales ont formé un personnel capable de les remplacer. L'instruction
morale et civique se substitue dans l'école à l'enseignement religieux. Aux yeux des catholiques
d'alors, une instruction morale sans référence à Dieu est à la fois un non-sens et quelque chose
de nécessairement antichrétien. On réagit en formant des catéchistes prenant les enfants en
charge le jeudi, en multipliant les écoles libres catholiques. En 1911, la moitié des élèves du
secondaire sera scolarisée dans ces établissements.
Hors de l'école, c'est la laïcisation des cimetières, l'institution du divorce (1884),
l'obligation du service militaire pour les séminaristes, la pression accrue sur les congrégations
encore autorisées. Face à cette situation, Léon XIII souhaite dissocier la défense de l'influence
catholique et la contestation monarchiste des institutions. Il pousse le cardinal Lavigerie à prôner
l'acceptation de la forme républicaine du gouvernement (novembre 1890). Devant le peu de
succès, il intervient lui-même par une encyclique (février 1892). Cet appel au "ralliement" reçoit
un accueil mitigé, il n'aura pas d'effet général immédiat, mais il libère les énergies de ceux qui
veulent agir pour la foi et pour leur Eglise dans le monde tel qu'il est. Le catholicisme fait alors
preuve en France durant quelques années d'une grande vitalité intellectuelle et sociale.
Arrive l'affaire Dreyfus. On ne rappellera pas ici tous les épisodes qui manifestent au
19ème siècle la force et les méfaits d'un antisémitisme chrétien. Les préjugés antijudaïques sont
alors quasi universels chez les chrétiens, confortés par les termes plus que malheureux dont la
liturgie romaine du Vendredi saint n'a été purgée qu'après Vatican II. Cependant, la familiarité
que les protestants ont avec l'Ancien Testament et la révérence qu'ils montrent pour lui les
préservent en général des formes les plus inquiétantes de ces préjugés, les catholiques n'ont pas
ce garde-fou. Lors de la révision du procès Dreyfus (1898), l'opinion publique française se divise
en deux camps violemment affrontés, et les catholiques se retrouvent massivement
antidreyfusards. C'est le cas du moins des journaux qui façonnent leur opinion, au premier rang
desquels le quotidien La Croix, fondé en 1883 par les religieux assomptionnistes, fait preuve
d'une rare agressivité dans l'antisémitisme. On se persuade que l'anticléricalisme ambiant résulte
d'un complot judéo-maçonnique, en y ajoutant ici ou là les protestants pour faire bonne mesure.
Dans ce climat, l'Action Française, mouvement nationaliste et monarchiste né en 1898, pour
lequel le christianisme est plus un garant d'ordre et de conservatisme qu'un objet de foi,
rencontre un succès notable chez les catholiques. Leur réconciliation avec la République n'est
pas pour demain, malgré les efforts de quelques prêtres démocrates et soucieux d'action sociale,
tel l'abbé député Lemire.
En 1901, la loi du 9 juillet sur les associations, très libérale, fait une exception à propos
des congrégations religieuses, elles devront obtenir une autorisation spéciale du Parlement. La
loi est d'abord appliquée avec une certaine modération, mais l'arrivée à la tête du gouvernement
d'Emile Combes, en 1902, donne le signal d'un conflit plus violent, trois mille établissements
scolaires non autorisés sont fermés, les autorisations sont systématiquement refusées aux
congrégations, leurs membres doivent s'exiler ou retourner à l'état séculier (ou faire semblant).
En juillet 1904, c'est la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican. Le Concordat est
toujours en vigueur, mais son application va certainement devenir problématique, par exemple à
propos des nominations d'évêques. Personne ne souhaite vraiment la séparation, ni l'Eglise, à
laquelle le Concordat assure des ressources et un rôle officiel, ni le gouvernement, qui apprécie
le contrôle que le Concordat lui permet.
La loi de séparation est pourtant votée en décembre 1905, faute d'une autre solution. Elle
garantit la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, dont aucun ne sera subventionné.
Les biens des Eglises seront confiés à des associations cultuelles que devront constituer les
fidèles des différentes confessions. Les protestants s'accommodent de ce système. Pie X le refuse
pour deux raisons, par principe parce que le Concordat était un traité signé entre deux parties et
qu'il a été dénoncé unilatéralement, et parce que les associations cultuelles pourraient donner un
pouvoir aux prêtres de la base et surtout aux laïcs, les faisant échapper à leur statut de troupeau
docile (encyclique Vehementer). Faute d'associations, les séminaires, les évêchés, les
presbytères, les édifices du culte sont donnés par l'Etat aux collectivités, qui laisseront à la
disposition du culte, et qui continueront d'entretenir, les églises et de nombreux presbytères.
Mais les évêchés, les séminaires, la plupart des couvents se trouvent ainsi perdus. Les
inventaires des biens d'Eglise, confiés à la gendarmerie et à la troupe, sont sources d'incidents
parfois graves.
Dans l'immédiat, le bilan est lourd. Les ordinations diminuent de moitié entre la
séparation et 1914. L'Eglise de France ne peut plus compter que sur les dons des fidèles, et cela
risque d'accroître sa dépendance à l'égard des plus riches. A terme, elle va être plus libre, elle
pourra réunir ses évêques ou ériger des paroisses sans que l'Etat ait son mot à dire, ou encore
créer des mouvements, donner sans censure son avis en matière sociale ou morale, ce qui est fort
bien. Elle va aussi dépendre plus étroitement du Saint-Siège. Quant aux religieux, ils pourront
revenir peu à peu, et après la guerre de 1914-1918 leur bannissement tombera en désuétude.
"L'Eglise est par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux
catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau ... Ces catégories sont tellement
distinctes entre elles que dans le corps pastoral seul résident le droit et l'autorité
nécessaire pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à
la multitude, elle n'a pas d'autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau
docile, de suivre ses pasteurs."
Pie X, Encyclique Vehementer (février 1906)
8- Le destin des Eglises orientales
L'Eglise russe
On se souvient que les tsars du 18ème siècle, principalement Pierre le Grand et Catherine
II, avaient fait le nécessaire pour domestiquer la hiérarchie ecclésiastique. L'Eglise russe n'a
donc plus de patriarche à sa tête, un fonctionnaire laïc choisi par le tsar, le haut procureur,
contrôle les travaux du Saint-Synode qui la dirige. Nommé en 1836, le haut procureur Nicolas
Protasov accroît la centralisation et réduit la liberté des évêques. La critique biblique est
censurée. Les aspirations qui se font jour en faveur de plus de liberté pour l'Eglise (1876 : Sur la
captivité de l'Eglise, de l'archevêque Agathange Soloviev) rencontrent peu d'écho. Un autre
procureur, le comte Tolstoï (rien à voir avec le romancier) supprima environ deux mille
paroisses. Dans ces conditions, on ne peut attendre des cadres de cette Eglise un dynamisme
spirituel et apostolique considérable. Mais le clergé des campagnes, quels que soient souvent ses
défauts et son manque d'instruction, est très proche des fidèles, et la foi du pécheur russe est
solide. En ville, le prestige des idées modernes arrivant de l'ouest est souvent porteur de doutes
et d'athéisme, une part de l'intelligentsia rompt avec la tradition chrétienne orthodoxe et se
reconnaît dans des positions socialistes ou nihilistes. Il faut dire que l'autocratie des tsars et la
soumission de l'Eglise à cette autocratie laissent peu d'espace à ceux qui regardent l'évolution
des autres pays européens et qui aspirent à plus de liberté. Lorsqu'on réagit à ces influences
négatives pour la foi, c'est en général d'une manière qui lie la foi orthodoxe, et peut-être la
subordonne, à une défense de la spécificité nationale russe. On parle alors de mouvement
"slavophile".
Pourtant, malgré ces difficultés et une certaine sclérose au sommet, la vitalité de l'Eglise
russe se manifeste à plusieurs égards. Cette Eglise n'avait pas de tradition de mission au-delà des
frontières, mais en Asie, à mesure que les russes colonisent la Sibérie (on sait par quelles
méthodes, où le bagnard tient une grande place), c'est la frontière elle-même qui recule, et tout
naturellement on se préoccupe d'implanter l'Eglise dans les nouvelles terres. On ne se contente
pas de célébrer en russe pour les russes, on traduit la liturgie et la Bible dans les langues des
peuples locaux, Yakoutes de Sibérie orientale ou esquimaux et indiens de l'Alaska (avant sa
vente aux Etats-Unis en 1867). L'évêque Jean Veniaminov, après avoir animé la mission
sibérienne, devient métropolite de Moscou en 1868, et il fonde alors la "Société orthodoxe
missionnaire". L'Académie de Kazan devient un centre d'études important, où s'élaborent de
nombreuses traductions de la Bible et toute une bibliothèque orthodoxe en vingt langues
sibériennes. L'Eglise orthodoxe russe n'a pas manqué là à sa mission.
La vie chrétienne de nombreux russes peut s'alimenter à la fréquentation des startsy.
Qu'est-ce qu'un starets ? C'est un moine habité par la présence de Dieu, un "ancien" (tel est le
sens dans les langues slaves de la racine star-) plein d'expérience spirituelle, doué d'un sens du
discernement qui le rend capable de conseiller ceux qui viennent le voir, de les amener à dire ce
qu'ils portaient au profond du coeur souvent sans même en avoir pleinement conscience et qui
les tourmentait, capable aussi d'être auprès d'eux témoin de la miséricorde du Seigneur et de leur
présenter la voie vers Dieu qui est la leur. Ce n'est la plupart du temps ni le moine le plus instruit
du monastère, ni celui à qui ses frères confèrent des responsabilités dans la communauté, son
charisme est autre. Personne ne l'a désigné, et lui-même encore moins que les autres, mais les
visiteurs qui se sont confiés à lui en ont reçu suffisamment de bien pour que cela fasse tache
d'huile. Parfois une femme, un laïc, fait preuve du même discernement et peut apporter une aide.
Un des startsy les plus connus n'a jamais existé, c'est le starets Zosime des Frères Karamazov,
le roman de Dostoïevski. L'écrivain a réussi à faire comprendre admirablement à son lecteur la
profondeur du regard et des paroles d'un tel père spirituel. Les startsy ne sont pas une invention
du 19ème siècle, ils ont existé bien avant, mais leur apport est alors d'autant plus précieux qu'on
ne peut guère compter sur l'appareil ecclésiastique fonctionnarisé pour ce genre de service.
Au début du 20ème siècle, une certaine ouverture du pouvoir impérial se manifeste. En
1905 sont prises des mesures de tolérance, elles profitent aux vieux-croyants, désormais
pleinement libres, comme aux luthériens et aux uniates des provinces occidentales, sur lesquels
des pressions avaient été exercées au cours des décennies précédentes : avec cette tolérance,
environ trois cent mille ex-uniates biélorusses reviennent à l'union romaine qu'ils avaient quittée
malgré eux. Ce n'est qu'en 1917, avec la débâcle de l'autocratie impériale, que l'Eglise orthodoxe
put songer à rétablir le patriarcat. Mais le nouveau patriarche ne put mener à bien la rénovation
projetée : le pouvoir soviétique, persécuteur et manipulateur, s'installait. Le calvaire de l'Eglise
russe sous ce pouvoir a été retracé par Michel Evdokimov dans un texte déjà publié par
Maintenant, à l'occasion du fascicule qui traitait le problème de l'obéissance envers les parents et
la loi On ne relatera donc pas à nouveau cette histoire. On se contentera de rappeler que ce
calvaire s'est soldé par des milliers de martyrs, des centaines de destructions de sanctuaires et de
monastères, et une instrumentalisation par le pouvoir de ce qu'on laissait survivre autour de la
seule liturgie dans un petit nombre d'églises demeurées ouvertes. On ajoutera seulement qu'en
1946 ce pouvoir ne se contenta plus de pressions sur les gréco-catholiques d'Ukraine, comme au
temps des tsars, mais décida une pure et simple suppression : après qu'on eut arrêté entre autres
le chef de cette Eglise, le métropolite Slypij, un synode bien trié par les autorités entérina le
rattachement forcé à l'orthodoxie. La même méthode fut employée en 1948 pour liquider les
catholiques orientaux de Roumanie. Ce passé attise les antagonismes qui subsistent aujourd'hui.
Dans le démantèlement de l'empire ottoman
Dans l'Eglise orthodoxe, il existe au début du 19ème siècle cinq patriarcats, les quatre
patriarcats antiques d'Antioche, Alexandrie, Constantinople, et Jérusalem, et le patriarcat de
Moscou. Un patriarcat serbe a bien existé à la fin du Moyen Age, il a disparu. Les communautés
orthodoxes dépendant d'Antioche, Alexandrie et Jérusalem sont d'autant plus limitées qu'elles
voisinent avec d'autres Eglises, certaines issues du nestorianisme et du monophysisme (les
coptes en Egypte sont les plus nombreux), ou d'autres qui se sont unies à Rome au siècle
précédent., au surplus toutes immergées dans une population très majoritairement musulmane.
Seul Constantinople régente une communauté nombreuse répandue sur un vaste territoire,
majoritaire dans la plupart des pays des Balkans soumis à l'Empire ottoman.
Or le siècle qui s'ouvre va être celui de l'émancipation progressive de ces peuples
balkaniques. Le patriarche, qui était jusque-là leur répondant auprès du sultan en même temps
que leur chef spirituel, leur apparaîtra désormais comme l'otage d'un potentat étranger à
l'emprise duquel ils ont enfin échappé. D'où leur désir d'autonomie ecclésiastique, que le
patriarche finira, bon gré mal gré, par ratifier. D'où aussi un émiettement de l'orthodoxie, avec
des frontières calquées sur les frontières nationales, avec les risques que cela comporte de
confusion entre l'orthodoxie et la nation, voire le nationalisme, au préjudice des minorités non
orthodoxes comme de la liberté évangélique des orthodoxes. Mais cet émiettement juridictionnel
n'a heureusement pas compromis l'unité de doctrine et de spiritualité, manifestée par la présence
de moines de toutes origines au Mont Athos.
Le premier peuple à se soulever pour réclamer sa liberté, en 1821, fut le peuple grec. Le
patriarche d'alors le paya bientôt de sa vie, pendu par les Turcs. Après la naissance du royaume
grec, l'Eglise proclama son indépendance (1833, reconnue par le patriarcat en 1850) sous le
primat de l'archevêque d'Athènes. Suivirent la Roumanie (1865, reconnue en 1885), la Bulgarie
(1870, avec le remplacement des évêques grecs par des bulgares, reconnue en 1945), la Serbie
(1879). Dans ces trois pays, des patriarcats seront érigés au 20ème siècle. Au Proche-Orient,
l'Empire ottoman n'éclatera complètement qu'avec la guerre de 1914-18. Minoritaires et
dispersés en de multiples obédiences dans les provinces de l'Empire, les chrétiens le resteront
dans les nouveaux Etats.
En dehors de l'orthodoxie, on ne saurait oublier le calvaire du peuple arménien, le
véritable génocide dont il fut victime (massacres de 1894-96 et 1915-16) du fait des soubresauts
de l'Empire ottoman à l'agonie et en train de se muer en la Turquie moderne. C'était aussi le
calvaire d'une Eglise, l'Eglise apostolique arménienne, qui depuis le début du 4ème siècle
accompagne ce peuple et préserve son identité dans l'adversité. Il suffit de voir les églises
tomber en ruines dans l'est de la Turquie d'aujourd'hui, dans des provinces complètement vidées
de leur ancienne population, pour s'en rendre compte. Ce qui restait d'Arménie plus à l'est, dans
la mouvance russe, allait être incorporé à l'Union soviétique, et l'Eglise arménienne, comme sa
voisine l'Eglise géorgienne, allait subir le même sort peu enviable que l'Eglise orthodoxe russe.
Les orientaux unis à Rome
Dès 1847, au début de son pontificat, Pie IX avait créé un patriarcat latin de Jérusalem,
avec pour titulaire un italien. Ce n'était pas seulement affirmer la présence romaine face aux
patriarcats orientaux non catholiques d'une manière qui ravivait le souvenir des Croisades, c'était
aussi dévaluer quelque peu les patriarcats catholiques de la région, maronite du Mont Liban,
greco-catholique (on dit aussi : melkite), syriaque, chaldéen (ce dernier issu de l'ancienne Eglise
nestorienne), leur imposer une concurrence et une surveillance (le nouveau patriarche était fort
écouté au Vatican) qui auguraient mal du respect de leurs particularités. De fait, durant tout le
règne de Pie IX, il y eut des crises dans le détail desquelles on n'entrera pas, mais qui toutes
étaient liées à des tentatives de latiniser ces Eglises, d'y imposer le modèle ecclésiastique mis au
point au Concile de Trente. On s'attaqua notamment aux dispositions qui, dans plusieurs d'entre
elles, prévoyaient la participation de délégués du clergé et des laïcs, à côté des évêques, dans les
synodes et dans le choix des évêques.
Les Roumains gréco-catholiques réunis en synode en 1868, puis des évêques du Proche-
Orient au cours du Concile du Vatican en 1870, essayèrent de faire prévaloir l'idée qu'il ne fallait
imposer aux orientaux que ce qui avait été convenu d'un commun accord en 1439 au Concile de
Florence, lors des négociations d'union entre Rome et Constantinople, car l'échec ultérieur de
cette union n'entachait pas le bien-fondé de ce qui y avait été décidé. Peine perdue. Devant cette
incompréhension, les patriarches melkite, syriaque et chaldéen quittèrent Rome avant le vote de
cette infaillibilité du pape que, tout en la jugeant inopportune, ils ne contestaient pas en matière
doctrinale.
Léon XIII voulut rectifier la tendance, et mieux respecter le catholicisme oriental en
même temps que manifester une ouverture à l'intention des orthodoxes et des autres chrétiens
orientaux. En juin 1894, il publiait une encyclique, adressée "aux princes et aux peuples de
l'univers" et non aux seuls catholiques, qui affirmait la légitimité du pluralisme ecclésial dans
l'unité de la foi et du gouvernement suprême, et reconnaissait la valeur des institutions
patriarcales dans la ligne du Concile de Florence. En novembre de la même année, il réitéra avec
l'encyclique Orientalium dignitas, dont le titre est tout un programme. En fait, sur le terrain, les
latins et les latinisants se refusaient à appliquer les nouvelles orientations, et ils étaient
discrètement soutenus à Rome dans les bureaux de la Propagande. Léon XIII n'obtint que peu de
résultats. Avec Pie X, la méfiance envers les orientaux reprit de la vigueur. Benoît XV, qui lui
succède en 1914, débarrassera définitivement les Eglises catholiques orientales de la tutelle de la
Propagande (les patriarcats orientaux assimilés à une terre de mission !) en créant en 1917 une
Congrégation pour les Eglises orientales spécifique. On doit reconnaître que les latins ne furent
pas les seuls au 19ème siècle à vouloir "convertir" les chrétiens orientaux, l'évêché anglican
présent depuis 1840 à Jérusalem, les missionnaires protestants arrivés ensuite en firent autant.
9- La première guerre mondiale
Il faut d'abord constater que, dans tous les pays en guerre, les chrétiens de toute
confession se sont mobilisés pour leur patrie, ce qui en soi est fort légitime, mais que, évêques
en tête, ils ont souvent enrôlé Dieu au service de leurs causes contradictoires, en tenant pour
évident qu'il ne pouvait que bénir leur juste combat. Cela a été particulièrement net chez les
catholiques français et allemands. Du côté français, cette attitude a pourtant eu un aspect
bénéfique : les violents affrontements entre cléricaux et anticléricaux se sont apaisés, les
religieux qui avaient été contraints à l'exil sont rentrés pour répondre à l'appel, et après la paix il
n'a plus été question de les renvoyer. Les convictions internationalistes de la plupart des
socialistes de l'époque n'ont d'ailleurs pas eu plus d'effet.
On enrôlait Dieu, on aurait bien voulu en faire autant du pape. Benoît XV ne se laissa pas
faire. Passe encore qu'il prenne quelques initiatives d'ordre humanitaire, pour l'échange des
prisonniers blessés par exemple. Mais qu'en 1915 il ait fait ce qu'il pouvait pour éviter l'entrée de
l'Italie dans le conflit, qu'en 1917 il ait solennellement exhorté les belligérants éprouvés à
s'accorder sur une paix sans vainqueur ni vaincu, cela fut très mal accepté, tout particulièrement
en France parce que ses propositions ne prenaient pas parti sur l'avenir des trois départements
d'Alsace-Lorraine devenus allemands en 1871. Relisons cependant quelques phrases de son
exhortation du 1er août 1917 : "Le point fondamental doit être qu'à la force matérielle soit
substituée la force du droit, d'où un juste accord pour la diminution simultanée et réciproque
des armements (...) puis, en substitution des armées, l'institution de l'arbitrage, avec sa haute
fonction pacificatrice, selon des normes à concerter et des sanctions à déterminer contre l'Etat
qui refuserait soit de soumettre les questions internationales à l'arbitrage, soit d'en accepter les
décisions." Près d'un siècle plus tard, ce programme n'a reçu un début de réalisation que là où les
grandes puissances ont jugé qu'il était de leur intérêt d'y souscrire.
La participation du Japon et des Etats-Unis, sans oublier le Canada et l'Australie ou
encore les régiments coloniaux de l'armée française, ont fait de ce conflit d'abord européen une
guerre mondiale. La mondialisation des problèmes est en marche, avec ce que cela implique de
décentrement par rapport aux vieilles nations européennes avec lesquelles le christianisme avait
largement partie liée jusque-là. Ce processus, accentué avec la seconde guerre mondiale, devra
être pris en compte dans la vie des Eglises.
On ne redira pas ici quel fut le rôle de la guerre de 1914-18, de ses vicissitudes, des
traités qui ont réglé le sort des nations à sa sortie, des frustrations qui en ont découlé, dans
l'installation du communisme en Russie et dans la régression de pays récemment arrivés à la
démocratie vers des formes autoritaires et totalitaires de gouvernement dans le cas des fascismes
et du national-socialisme. Les Eglises et les chrétiens furent de ce fait placés dans des conditions
nouvelles, appelant de leur part des réactions qu'il faudra décrire.
10- Vers une Eglise vraiment universelle
On a vu que la mission outre-mer s'était largement confondue avec l'exportation des
modèles européens d'organisation chrétienne et de vie spirituelle. Le maintien en tutelle des
jeunes chrétientés se manifestait par exemple vers 1900, dans le monde catholique, par le
nombre infime de prêtres d'origine locale et l'absence totale d'évêques issus de leurs rangs,
malgré les consignes données dès 1845 par Grégoire XVI. Chaque congrégation chargée d'une
circonscription en terre missionnaire, vicariat ou préfecture apostolique, s'y sentait chez elle et
poussait peu au recrutement d'un clergé séculier local, elle aurait plutôt eu tendance à recruter à
l'occasion pour elle-même. Dans chaque colonie, les missionnaires venaient pour l'essentiel du
pays colonisateur. Les conséquences déplorables de cette situation éclatèrent avec la guerre de
1914-18 : les missionnaires prenaient parti auprès de leurs ouailles pour leur nation en guerre, et
lorsque le Cameroun, colonie allemande, passa sous la tutelle française, les missionnaires
allemands furent chassés et remplacés par des français.
Benoît XV était impuissant devant ces dérives nationalistes, qu'il condamna dans
l'encyclique Maximum illud en 1919. Il s'y indigne qu'il y ait encore si peu de clergé indigène, et
nulle part dans ces pays de véritables Eglises locales. Cela faisait déjà un certain temps que
certains missionnaires plus conscients tiraient la sonnette d'alarme. Au premier rangs de ceux-ci,
le Père Lebbe (1877-1940), missionnaire lazariste en Chine, très lucide dès 1902 comme le
montrent ses lettres, écrivit en 1917 un rapport à son évêque, rapport transmis à Rome et qui ne
demeura pas inconnu de Benoît XV. Le Père Lebbe dut pourtant quitter la Chine en 1920, parce
que sa volonté d'être pleinement chinois l'avait mis en difficulté avec son évêque missionnaire,
pour n'y revenir qu'en 1926 sous l'autorité d'un des premiers évêques chinois.
Pie XI, pape en 1922, réussit à faire évoluer les choses. En 1923, un jésuite indien
devient évêque. En 1926, le pape sacre lui-même six évêques chinois(13).
1927 voit le premier
évêque japonais, 1933 le premier vietnamien, 1939 le premier africain noir. Après la seconde
guerre mondiale, le mouvement s'est accéléré, et les chrétiens des colonies, avec l'approbation de
Rome soucieuse de ne pas laisser les marxistes seuls sur ce terrain, ont pris leur part de la lutte
pour l'indépendance.
Une étape supplémentaire est abordée avec les prêtres "Fidei donum". En 1957,
l'encyclique Fidei donum de Pie XII demande aux évêques des pays chrétiens de mettre pour un
temps quelques-uns de leurs prêtres à la disposition des jeunes diocèses. Il ne s'agit plus de
missionnaires spécialisés à vie dans cette tâche, mais d'une présence de quelques années, qui
institue une solidarité entre des communautés de pays différents et qui fait participer les évêques
qui envoient et qui reçoivent à la responsabilité universelle de l'Eglise, d'autant plus qu'en sens
inverse des prêtres originaires des terres de mission passent en Europe quelques années pour des
études et participent à la vie pastorale des diocèses d'accueil. A la mission, à l'assistance, se
substitue l'échange.
Tout ce qui vient d'être écrit vaut aussi pour les religieuses, rejointes depuis quelques
décennies par des laïcs, individuels ou en couple. En France, la possibilité de substituer au
service militaire armé un séjour de coopération a favorisé ce type de participation à la mission.
Ces progrès incontestables vers une Eglise plus universelle, plus solidaire dans des
relations de réciprocité, laissaient irrésolu un problème majeur, celui du lien qui s'était noué dans
les esprits européens, sans qu'on en eût même conscience, entre l'Evangile et des manières de
vivre et de penser propres à l'Europe occidentale en fonction de son histoire (on peut
probablement mesurer ici le dommage qu'a causé la rupture millénaire entre l'Orient et
l'Occident chrétiens : un pluralisme culturel a été perdu). C'est ce bloc, et non l'Evangile seul,
qui a été présenté aux peuples abordés par la mission, on a implanté des églises de style gothique
dans la brousse africaine. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement au début, car l'Evangile
n'existe chez les hommes, les missionnaires comme les autres, qu'incarné dans leur vie et leur
culture. On se rend compte désormais que le moment est venu pour les missionnaires expatriés
de se déprendre de leur culture particulière (le Père Lebbe l'avait fait depuis longtemps), et pour
les peuples de s'approprier le message, de le réénoncer dans leur langage, qui est bien plus qu'un
langage au sens étroit du mot et qui implique tout un passé, toute une civilisation, qu'elle soit
vénérable en Chine ou en Inde, ou méconnue parce qu'orale en Afrique noire. C'est ce qu'on a
appelé l'inculturation, qui est encore balbutiante, car il s'agit de quelque chose de beaucoup
plus complexe que la simple introduction de danses africaines dans la célébration ! Les jésuites
de Chine, à la fin du 17ème siècle, avaient déjà senti ce problème, sans qu'on pût ou qu'on sût les
comprendre alors en Europe.
Un autre développement, croisant le précédent, s'est amorcé. Des prêtres, des
religieux/ses, partis peut-être avec leur catéchisme en bandoulière, mais soucieux de respecter
ceux qu'ils abordaient, ont pris le temps de s'instruire, de comprendre, d'être accueillis. Devant la
richesse de ce qu'ils découvraient, il leur est devenu impossible psychologiquement,
moralement, spirituellement même, de se présenter en distributeurs d'un salut supérieur. Leurs
découvertes n'ont pas altéré leur foi au Christ et leur fidélité à l'Evangile, mais les ont poussés à
rendre grâce plutôt qu'à tenter de convertir. C'est le Père Monchanin en Inde, en dialogue avec
les spirituels hindous et fondant un ashram chrétien, c'est le Père de Beaurecueil qui, dans
l'Afghanistan d'avant les talibans, a partagé le pain et le sel avec les musulmans. Cela ne veut
pas dire qu'on renonce à semer l'Evangile, mais bien plutôt qu'on le confie sereinement à cette
bonne terre qu'est la relation fraternelle mutuellement enrichissante, sans chercher à forcer la
moisson dans l'urgence. Cela veut dire aussi qu'on accepte de recevoir, sans prétendre donner à
toute force.
Bien sûr l'inculturation, l'enrichissement mutuel, pratiqués sans discernement, sans une
fermeté suffisante de la formation acquise antérieurement, peuvent conduire à des syncrétismes
contestables, parfois même à sortir de l'authenticité chrétienne. Il n'est pas sûr que tout ce qui a
été suspecté à ce titre par Rome l'ait été à bon droit. Le tri se fera.
Les protestants eurent aussi très tôt dans leurs rangs des esprits lucides et ouverts. Dès
1865, J. Taylor (1832-1905), fondateur de la China Inland Mission, refuse de voir les
missionnaires se limiter aux districts côtiers où se fait sentir la protection européenne, et leur
demande de vivre et de s'habiller à la chinoise. Son biographe écrit : "Il savait que ce qui était en
jeu, c'était plus que la coupe des vêtements. Derrière le choix entre pantalon et robe, favoris ou
tresse, fourchette ou baguettes, il y avait toute la question de savoir si le christianisme se
répandrait en Chine comme religion universelle ou comme religion occidentale".
Du côté protestant, les problèmes qu'on vient de traiter du côté catholique ont connu des
manifestations toutes différentes, dans un mouvement sans régulation centralisée, où la
multiplicité et la diversité des communautés sont habituelles, où les conférences mondiales
missionnaires, à partir du moment où elles existent (Edimbourg 1910), n'ont pas pouvoir de
décision sur les Eglises particulières. Quand commence le 20ème siècle, on trouve les mêmes
tendances des missionnaires à exporter une religion européenne et à se conduire en patriotes de
leur nation d'origine. La réaction vient de la base, des évangélisés eux-mêmes, notamment en
Afrique. Dès 1892, la discrimination dont sont victimes les noirs en Afrique du Sud a poussé le
pasteur noir Mokone à créer une Eglise spécifiquement africaine, qu'il dénomme "éthiopienne",
la reliant ainsi à l'Ethiopie dont il est question dans la Bible, notamment dans les Actes des
Apôtres (8,27). Ainsi l'"apostolicité" de cette Eglise peut s'affranchir des dix-neuf siècles de
transmission blanche de la foi. L'Eglise éthiopienne reste fidèle dans sa doctrine à
l'enseignement reçu des missions protestantes, elle connaît un certain succès, et démontre qu'une
Eglise noire peut vivre en Eglise authentique sans dépendre des européens. D'autres Eglises
noires naîtront, aux doctrines parfois plus aléatoires, comme le "harrisme" de William Harris en
Côte d'Ivoire" en 1913, ou l'Eglise kimbanguiste de Simon Kimbangu à partir de 1921 au Congo
belge. Cette Eglise, longtemps sans sacrements, a rétabli le baptême et une forme africanisée de
Sainte Cène, et a été admise en 1969 au Conseil oecuménique des Eglises.
C'est donc par la fondation de dénominations nouvelles que le protestantisme a traité
d'abord le problème de l'inculturation, même si aujourd'hui c'est l'ensemble de ses Eglises qui se
soucie d'y faire droit.
11- Le mouvement oecuménique
C'est d'abord dans le monde protestant que s'est fait sentir le besoin de rapprochements.
Entre luthériens, calvinistes, méthodistes, baptistes, etc. les différences non seulement d'usages,
mais aussi de doctrine sont nombreuses au 19ème siècle. Pour sauvegarder malgré tout une
certaine unité des confessions issues de la Réforme, une Alliance évangélique universelle voit le
jour dès 1846. Son influence ne paraît pas avoir été considérable. Chez les anglicans, des Eglises
autonomes, souvent dénommées "épiscopaliennes", ont vu le jour les unes après les autres dans
les pays d'immigration anglo-saxonne, et, sans revenir à une subordination à l'Eglise anglaise, on
sent le besoin d'une coordination. Ce sera le rôle des "Conférences de Lambeth" (le palais de
Lambeth est la résidence londonienne de l'archevêque de Cantorbéry), réunies en principe tous
les dix ans. La première a lieu en 1867. Peu à peu, l'Alliance mondiale des Eglises réformées,
l'Alliance baptiste mondiale, la Fédération luthérienne mondiale, viendront donner une plus
grande unité à chaque confession, mais, précisons-le bien, sans que ces organismes constituent
ni une Eglise se substituant à ses membres, ni une super-Eglise. En 1910, une conférence
rassemble à Edimbourg les différentes sociétés missionnaires protestantes, anglicans compris. Le
scandale des concurrences entre missions est dénoncé, on reconnaît dans le rapport final qu'il
serait nécessaire "de chercher, dans chaque pays non chrétien, à implanter une Eglise qui ne soit
pas divisée", et souhaitable que "les Eglises indigènes règlent elles-mêmes la problème de l'unité
indépendamment des vues et des désirs des missionnaires occidentaux".
Pendant la première guerre mondiale la Suède n'a pas participé au conflit, et l'archevêque
luthérien d'Upsal a lancé aux chrétiens des appels à oeuvrer pour la paix. Après la guerre, il crée
le mouvement Life and Work (Vie et Action), qu'on dénommera aussi Christianisme pratique. Il
s'agit de chercher comment appliquer les principes chrétiens dans la vie sociale, ce qui peut se
faire en commun sans qu'interfèrent les divergences sur, par exemple, la Cène ou le
gouvernement de l'Eglise ! En 1925 a lieu à Stockholm un premier congrès international de ce
mouvement, avec des délégués protestants divers issus au besoin de pays récemment en guerre
les uns contre les autres, et des orthodoxes sont présents. D'autre part, un autre mouvement,
Faith and Order (Foi et Constitution), animé au départ par des anglicans, prend à coeur
d'examiner dans la sérénité, et sans prétendre à des résultats immédiats, les points de doctrine et
de vie ecclésiale que Life and Work laisse de côté. Un congrès a lieu à Lausanne en 1927, la
présence orthodoxe est là aussi assurée.
En 1937, les deux mouvements tiennent à nouveau une rencontre mondiale, avec un plus
grand nombre d'Eglises participantes que la première fois. Le premier affirme à Oxford, face aux
totalitarismes du moment, le droit à la liberté religieuse. Le second, à Edimbourg, constate que
rechercher l'union n'a de sens qu'entre des gens qui se reconnaissent comme déjà unis en quelque
manière, l'union est imparfaite mais il en existe déjà quelque chose. L'idée d'unir les deux
courants dans un organisme commun, tout en poursuivant chacun son travail spécifique, fait son
chemin. La décision, prise en 1938 à Utrecht, ne pourra trouver sa pleine réalisation qu'après la
guerre, quand le Conseil oecuménique des Eglises tiendra sa première rencontre mondiale à
Amsterdam en 1948. De telles rencontres auront lieu ensuite tous les sept ans sur un continent
différent, un secrétariat permanent est installé à Genève. Là encore, il est bien entendu qu'il ne
s'agit pas d'une super-Eglise, mais d'un lieu de travail commun où chacun garde son identité, sa
liberté, sa doctrine. Toute communauté affirmant sa foi en Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint,
reconnaissant Jésus Christ comme Seigneur, peut demander son admission. Cette très grande
généralité (faut-il aller jusqu'à dire : le caractère flou ?) de la base doctrinale commune,
contrastant avec la précision bien plus poussée de certaines consignes sociales adoptées dans les
rencontres mondiales, a parfois mis mal à l'aise des Eglises, notamment orthodoxes, attachées
aux traditions dogmatiques millénaires de l'Eglise. Cette difficulté ne peut remettre en cause tous
les bienfaits générés par l'existence du Conseil et son activité.
De tout cela, le catholicisme est absent. Ce n'est pas que tous les catholiques se montrent
indifférents. Il faut citer en particulier les efforts du Père Portal, un lazariste, qui avec son ami
Lord Halifax cherche la voie d'une réunion entre catholicisme et anglicanisme, dès la dernière
décennie du 19ème siècle. Malgré le refus de Léon XIII de considérer les ordinations des prêtres
anglicans comme valides (1896), il persévère et, loin de rechercher des conversions individuelles
("elles rendent l'action odieuse, ne font qu'accroître les méfiances") il veut oeuvrer patiemment à
rapprocher les mentalités et à faire tomber les préjugés, en direction également du protestantisme
et de l'orthodoxie. Le cardinal Mercier l'aidera en patronnant les conversations de Malines avec
les anglicans, de 1921 à 1925. Ce n'est que du grain semé, sans moisson alors.
Si les catholiques sont absents, c'est que la doctrine traditionnelle ("Nous sommes la
véritable Eglise") amène les papes à interdire la participation des catholiques aux réunions de
l'oecuménisme naissant. Pie XI, si novateur dans d'autres domaines, montre une intransigeance
particulièrement dure : "De pareils efforts n'ont aucun droit à l'approbation des catholiques, car
ils s'appuient sur cette opinion erronée, que toutes les religions sont plus ou moins bonnes et
louables (...) Les tenants de cette opinion repoussent du même coup la religion vraie (...) Le
Siège Apostolique ne peut sous aucun prétexte participer à leurs congrès (...) Le Siège
Apostolique n'a jamais permis aux catholiques d'assister aux réunions des acatholiques ; l'union
des chrétiens ne peut être procurée autrement qu'en favorisant le retour des dissidents à la seule
et véritable Eglise du Christ, qu'ils ont eu le malheur d'abandonner".
Dès lors, la semaine de prière pour l'unité, du 18 au 25 de chaque mois de janvier, lancée
en 1908 par deux prêtres anglicans, apparaît comme terriblement ambiguë lorsque des
catholiques s'y associent : ne sont-ils pas en train de prier pour la conversion des autres à leur
Eglise ? Les priants des diverses confessions ne demandent-ils pas à Dieu des choses
contradictoires ? Ce sera le mérite de Paul Couturier, un prêtre lyonnais, de faire sortir de cette
impasse par le haut, dans un article publié en 1935. L'unité ne peut venir que de Dieu, la prière
de tous les chrétiens doit donc demander "l'unité que Dieu veut, par les moyens qu'il voudra".
Ainsi chacun peut demander sincèrement la même chose, personne n'est appelé à renoncer à ses
convictions, mais chacun se remet et les remet entre les mains de Dieu.
Grâce à cette prière commune, une évolution positive se dessinera dans l'opinion
commune des catholiques, malgré l'immobilisme des interdictions officielles. La digue ne
sautera que le jour où Jean XXIII, après avoir convoqué pour 1962 un Concile avec la consigne
de "mettre à jour" la vie de l'Eglise catholique sans ériger de nouvelles barrières doctrinales, y
invitera des observateurs protestants et orthodoxes, et où ils seront accueillis fraternellement par
les Pères et pourront leur faire connaître leurs observations. La suite est connue, la présence
d'observateurs catholiques aux rencontres du Conseil oecuménique des Eglises à partir de celle
de New-Delhi (1961), le décret du Concile sur l'oecuménisme, les rencontres entre Paul VI et le
patriarche Athénagoras, la pleine participation des catholiques aux travaux de Foi et
Constitution. Toutes les difficultés n'ont pas disparu pour autant, on s'en aperçoit de temps en
temps, elles ne sont pas non plus absentes des relations entre Eglises à l'intérieur même du
Conseil oecuménique.
Au delà du mouvement oecuménique, mais de nature foncièrement différente, est
intervenu depuis lors le dialogue interreligieux, qui a reçu une impulsion décisive lors de la
rencontre d'Assise présidée par Jean-Paul II. Mais cet événement, bien postérieur à Vatican II,
est presque contemporain, et sort du cadre chronologique de ce résumé historique.
12- Face aux totalitarismes
Du côté de la Russie communiste, il n'y a guère d'équivoque : le pouvoir qui s'installe à
l'automne 1917 se réfère à la doctrine marxiste, explicitement athée, et la propagande
antireligieuse fut encouragée et assumée par l'Etat. On aura lu ailleurs, sous la plume de Michel
Evdokimov(14), ce que fut le calvaire de l'Eglise orthodoxe russe. Le sort des minorités uniate,
latine, protestante, ne fut pas meilleur. Il fut pire en ce sens qu'à certaines périodes, comme la
guerre patriotique contre l'invasion hitlérienne, l'Eglise orthodoxe, en tant qu'Eglise nationale,
fut ménagée au nom de l'union de toutes les forces russes contre l'envahisseur, tandis que les
minoritaires ne connaissaient pas de répit. En revanche, du fait de ces ménagements et des
manipulations par lesquelles le régime compromettait une hiérarchie orthodoxe soucieuse de
sauver ce qui pouvait l'être, un certain discrédit atteignit celle-ci et fut épargné par exemple aux
évêques uniates emprisonnés pendant des années.
Dans ces conditions, les autorités chrétiennes extérieures à l'Union soviétique n'étaient
tentées d'aucun ménagement à l'égard de ce régime et de son idéologie. On se contentera de
rappeler ici l'encyclique Divini Redemptoris de Pie XI en 1937. Le titre même de l'encyclique
indique bien ce qui est en jeu spirituellement : le messianisme matérialiste de l'Etat marxiste-léniniste
prétend apporter à l'humanité un salut terrestre sans Dieu, le pape réplique qu'il n'est de
salut des hommes que par le Christ, divin rédempteur. Il s'agit donc de bien plus que d'une
simple protestation contre un régime persécuteur. Pour Pie XI le communisme est
"intrinsèquement pervers".
Face aux régimes fasciste et national-socialiste, la situation est plus complexe. Il faut
d'abord remarquer que Mussolini et Hitler ne sont pas les seuls dictateurs de l'entre-deuxguerres.
Des frontières ont été bouleversées, des nations longtemps dominées viennent de
recouvrer un Etat, et en 1929 s'ajoutera la crise économique. La démocratie, parfois récente, est
déstabilisée en divers pays, l'Italie est la première à tomber (Mussolini, 1922), des pouvoirs
dictatoriaux se mettent en place en Pologne (Pilsudski, 1926), en Hongrie (Horthy, 1931), au
Portugal (Salazar, 1932). Ailleurs (Autriche, Roumanie) des gouvernements d'origine
parlementaire ne font face aux agitations qu'en recourant à des mesures elles-mêmes plus ou
moins dictatoriales. Ces régimes autoritaires ne sont pas "totalitaires", en ce sens que la dictature
s'y limite au champ politique et ne prétend pas s'emparer totalement des corps et des âmes au
nom d'une idéologie englobant toute la vie. Certains même favorisent l'Eglise, parce qu'elle est
facteur de moralité et de stabilité, voire même, dans le cas de Salazar, par conviction sincère.
Traditionnellement, avec saint Paul, l'Eglise reconnaît tout pouvoir politique institué, et
invite ses fidèles à lui obéir en vue du bien commun. L'Eglise catholique a longtemps eu partie
liée avec les monarchies, est elle-même dirigée monarchiquement, a eu récemment maille à
partir avec des démocraties (anticléricalisme français, violences anticléricales en Espagne lors
d'une république éphémère en 1873, au Portugal lors de la chute de la monarchie en 1910). Cela
ne la prépare guère à prendre parti pour la démocratie, comme l'a fait plus récemment Jean-Paul II.
Quant aux luthériens allemands, leur tradition est de voir dans le prince leur "évêque par
nécessité".
La politique de Pie XI est donc de ne pas faire, sur le plan diplomatique, de différence
entre les régimes, et de tâcher de profiter des relations nouées pour améliorer, ou en tout cas
préserver, les conditions faites à l'Eglise et aux fidèles. Les relations diplomatiques avec la
France ont été reprises dès 1920. Des concordats ou des accords sont conclus, entre 1924 et
1932, avec divers Länder de la République allemande, avec la Pologne, la Tchécoslovaquie, le
Portugal. Le règlement de la question romaine en 1929, par les Accords du Latran négociés avec
le dictateur fasciste Mussolini, prend place dans cet ensemble. Le pape renonce à toute
prétention sur les anciens Etats de l'Eglise, reconnaît Rome comme capitale de l'Etat italien,
mais se voit reconnaître la pleine souveraineté sur la Cité du Vatican ; un concordat inclus dans
les Accords donne à l'Eglise en Italie des garanties et divers privilèges, comme la valeur civile
du mariage religieux. En 1947, la République italienne pérennisera ces dispositions.
Les Accords du Latran étaient encore équilibrés, car Mussolini avait intérêt pour sa
popularité à régler la question romaine. Mais l'Eglise dut bientôt se rendre compte que le
fascisme n'avait pas seulement institué un régime autoritaire comme tant d'autres, il prétendait
encadrer chaque italien de sa naissance à sa mort dans les organisations du parti. De ce point de
vue, les organisations catholiques le gênaient. En 1931, des locaux religieux sont saccagés par
les fascistes, des mouvements de jeunes catholiques interdits. L'Action Catholique ne disparut
pas, mais dut se garder de toute incursion dans le domaine politique, syndical, et même sportif.
Pie XI réagit par l'encyclique Non abbiamo bisogno (juin 1931), dans laquelle il condamne "le
propos de monopoliser entièrement la jeunesse, depuis la toute première enfance jusqu'à l'âge
adulte, pour le plein et exclusif usage d'un parti, d'un régime, sur la base d'une idéologie qui,
explicitement, se résout en vraie et propre statolâtrie (adoration de l'Etat) païenne". C'est déjà
cette même idolâtrie de l'Etat et de la nation, faisant de l'intérêt national un absolu et mettant la
politique au-dessus et hors d'atteinte de la morale, qui avait provoqué en 1926 sa condamnation
de l'Action Française de Charles Maurras, condamnation si difficilement acceptée par bon
nombre de sympathisants catholiques français.
Avec le national-socialisme, les incompatibilités auraient dû apparaître nettement dès le
début, tant Hitler avait été explicite sur ses idées et ses intentions dès 1924 dans Mein Kampf.
Mais lorsqu'il accède légalement à la direction du gouvernement allemand en janvier 1933,
beaucoup d'allemands, et pas seulement le parti catholique Zentrum, comptent sur lui pour
mettre au pas les communistes et rétablir l'ordre et l'économie, et se figurent que l'exercice des
responsabilités assagira les nazis ou qu'ils pourront les congédier de la même manière légale ;
après l'incendie criminel du Reichstag (en fait une manipulation nazie), tous les partis, à la seule
exception des socialistes qui d'ailleurs se contentent de s'abstenir, votent à Hitler les pleins
pouvoirs. C'est dans ces conditions que Pie XI fit négocier avec les nouveaux dirigeants un
concordat. Se faisait-il les mêmes illusions que d'autres ? Ou bien a-t-il voulu faire écrire noir
sur blanc le maximum de garanties qu'il était possible d'obtenir avant que le régime fût affermi ?
Le concordat fut signé en juillet 1933 : liberté de culte, liberté pour l'Eglise de s'administrer et de
nommer ses ministres et sa hiérarchie, enseignement religieux dans les écoles et possibilité
d'ouvrir des écoles catholiques, apparemment rien d'essentiel ne manque. Mais les évêques
doivent prêter un serment de fidélité à l'Etat, et aucun clerc ne doit avoir quelque activité
politique que ce soit.
Dans les quatre ans qui suivirent, outre que Pie XI eut trente-sept occasions de protester
sans succès contre des entorses de plus en plus évidentes à ce concordat, les orientations
ultranationalistes, totalitaires (embrigadement de la jeunesse) et racistes (lois d'exception contre
les juifs) du régime ne cessèrent de passer dans les faits. En 1937, le pape publia, quelques jours
avant Divini Redemptoris, l'encyclique Mit brennender Sorge ("avec un souci brûlant"), préparée
avec un cardinal allemand, qui condamnait à nouveau l'idolâtrie de l'Etat, en y ajoutant l'idolâtrie
de la race et le refus des garanties élémentaires à certains hommes ("L'homme en tant que
personne possède des droits qu'il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la
collectivité hors de toute atteinte"), et le néo-paganisme fondé sur les mythes du sang et de la
terre. Jusqu'en 1945 les catholiques allemands vont être pris en tenaille entre la fidélité aux
valeurs bafouées par le nazisme et un patriotisme qui les dissuade de bouder le retour de leur
pays à la puissance, plus tard de consentir à sa défaite. Bien peu combattront activement le
régime.
Du côté protestant, les nazis essayèrent d'exploiter la tradition de subordination religieuse
au prince. Dès 1932, la mouvement des "chrétiens allemands" cherche à récupérer et à mobiliser
l'Eglise évangélique (luthérienne) au service des projets d'Hitler. En juillet 1933, on institue une
"Eglise évangélique allemande" dont tous les postes importants sont réservés à des "chrétiens
allemands", et qui aura un "évêque du Reich", une sorte de Führer de l'Eglise, à sa tête. Dès
septembre, le pasteur Niemöller tente de regrouper les opposants. De Suisse, le théologien Karl
Barth inspire le refus qu'opposera l'"Eglise confessante" au dévoiement de la foi que représente
l'Eglise évangélique allemande. Les pasteurs qui refusent de reconnaître l'évêque du Reich et la
mainmise de l'Etat sur l'Eglise encourent l'arrestation, le pasteur Niemöller est interné en camp
de concentration à partir de 1937. Le jeune théologien Bonhöffer, arrêté en 1943 à cause de sa
participation à l'opposition active contre le régime, sera pendu en 1945.
En 1936 la rébellion du général Franco contre la République avait déclenché une guerre
civile inexpiable en Espagne. Avec le recul, avec ce que l'on sait de la dictature franquiste, du
soutien que Mussolini et Hitler lui ont apporté, on aurait tendance aujourd'hui à ne pas
comprendre comment a été possible le soutien massif que les catholiques, sauf au Pays Basque,
ont apporté au général rebelle, avec l'approbation du Vatican. C'est oublier que le catholicisme
espagnol, tout au long du 19ème siècle, avait été très conservateur, que la gauche était très
anticléricale, qu'il y avait eu des violences antireligieuses lors d'un court premier épisode
républicain, que les communistes jouaient un rôle important dans la République de 1936 et que
cela inquiétait. Le catholique français Bernanos, qui n'était pas un ami des républicains, et qui se
trouvait sur place lors du déclenchement, a eu raison de refuser d'accepter comme dignes d'une
croisade chrétienne les exécutions sommaires pratiquées à tout venant par les franquistes et leur
haine de l'adversaire, et de les dénoncer dans un livre retentissant. Mais il est vrai aussi que les
républicains, ou certaines milices des républicains, ont massacré des prêtres et des religieuses
simplement parce qu'ils étaient prêtres ou religieuses sans se soucier de savoir s'ils avaient ou
non agi contre la République, et que ces violences sont restées longtemps dans le souvenir.
Après la guerre, le catholicisme espagnol mettra du temps avant de prendre ses distances avec la
dictature.
De 1937 à 1939, les choses ne cessent de s'aggraver du côté du nazisme. La "nuit de
cristal", en 1938, est un véritable pogrom nationalement organisé. Le fascisme italien se rallie de
plus en plus aux excès allemands. Face à cette situation, au début de 1939, Pie XI s'apprêtait à
intervenir de manière plus vigoureuse encore qu'en 1937 à l'occasion d'une réunion de
l'épiscopat italien. Il mourut en février, avant ce rendez-vous.
Son successeur, Pie XII, est un diplomate qui croit plus à l'efficacité des démarches
patientes qu'aux dénonciations publiques. Pendant toute la guerre, il ne cessera de prêcher pour
une paix fondée sur un juste équilibre, il rappellera avec netteté les principes, mais en termes
généraux et sans nommer les victimes, ni les criminels, et sans appeler à leur désobéir : "Ce voeu
(de retour à la paix), l'humanité le doit à des centaines de milliers de personnes qui, sans
aucune faute de leur part, pour le seul fait de leur nationalité ou de leur origine ethnique, ont
été vouées à la mort ou à une progressive extinction" (message de Noël 1942) - "Notre coeur
répond (...) aux prières de ceux qui tournent vers nous un regard d'anxieuse imploration,
tourmentés comme ils le sont, à cause de leur nationalité ou de leur race, par des malheurs plus
grands, par des douleurs plus pénétrantes et plus lourdes, et livrés, même sans faute de leur
part, à des mesures d'extermination (...) Vous n'attendez pas que nous vous exposions ici, même
partiellement, tout ce que nous avons tenté et essayé d'accomplir pour diminuer leurs
souffrances, pour adoucir leur situation morale et juridique, pour défendre leurs droits religieux
imprescriptibles, pour subvenir à leur détresse et à leurs nécessités. Toute parole de notre part,
adressée à ce propos aux autorités compétentes, toute allusion publique devaient, de notre part,
être sérieusement pesées et mesurées, dans l'intérêt même de ceux qui souffrent, pour ne pas
rendre, malgré nous, leur situation encore plus grave et plus insupportable" (Allocution aux
cardinaux, juin 1943). Les mots mis en gras attestent que Pie XII, à la date de ces discours, était
informé qu'un processus d'extermination, et non pas seulement de vexations et de persécution
larvée, avait été mis en train contre les juifs et les tziganes (pourquoi oublie-t-on si souvent ce
second génocide ?), mais son message aurait eu besoin d'un décryptage !
Un certain nombre de chrétiens avaient alors commencé à montrer leur solidarité aux
persécutés en leur offrant un abri aussi clandestin que possible. On sait que la communauté
protestante du village de Chambon-sur-Lignon s'illustra ainsi par une action collective sans
faille. Des couvents furent des refuges. Des individus se sont dévoués, ont pris des risques avec
simplicité. Cela signifiait-il un recul des préjugés antijuifs dans la masse des chrétiens ? Ce fut
plutôt une aide apportée à des personnes dont on savait qu'elles étaient innocentes de tout crime
(encore plus nettement quand il s'agissait d'enfants), une indignation instinctive devant
l'arbitraire et la cruauté. La réflexion chrétienne sur l'antisémitisme n'est venue qu'après les
événements, et à cause d'eux.
Pie XII, lui aussi, a fait ce qu'il a pu pour aider. Là où des fonctionnaires allemands, des
dirigeants collaborationnistes de pays occupés (en Slovaquie par exemple, où un monsignor
dirigeait l'Etat fantoche), pouvaient être sensibles à une influence chrétienne, des atténuations du
malheur ont été obtenues. Il a certainement encouragé discrètement les couvents à aider les
proscrits, il leur a ouvert des Institutions pontificales. Mais il n'a pas élevé la voix haut et ferme.
Il est incontestable que dans cette affaire Pie XII n'a pas été un prophète, le prophète dont
les fidèles avaient besoin alors pour être éclairés. Il est incontestable aussi que Pie XII savait
que, s'il se montrait prophète, ce serait non pas au prix de son sang à lui (faire du pape
personnellement un martyr, c'était une bêtise qu'Hitler aurait évitée) mais au prix du sang de
beaucoup d'autres, catholiques et juifs ensemble : les proscrits hébergés au Vatican, si la Cité
avait été envahie, les juifs réfugiés dans des couvents, qui auraient été tous visités alors que ne
l'étaient que ceux qui étaient trahis par une dénonciation, des prêtres et des fidèles pris en
représailles à travers toute l'Europe. Déjà, au début de la guerre, il avait été averti par des
évêques que, chaque fois que Radio-Vatican faisait état des exactions de l'armée hitlérienne en
Pologne, elles redoublaient par rétorsion. Et aux Pays-Bas, où la parole des évêques a été
beaucoup plus explicite que celle du pape, le résultat fut seulement que les chrétiens d'origine
juive (dont la carmélite Edith Stein), épargnés jusque-là, furent envoyés à leur tour à
l'extermination. Alors, se montrer prophète envers et contre tout ? Chacun jugera.
13- La marche vers Vatican II
Sur la vie de leurs Eglises respectives pendant le demi-siècle qui mène jusqu'au
deuxième concile catholique du Vatican, les orthodoxes et les protestants qui participent à
Maintenant auraient (auront ?) certainement beaucoup à dire. Le rédacteur catholique se
contentera d'une observation à propos de chacune de ces communions.
Les bouleversements qui ont précédé, accompagné, suivi les deux guerres mondiales ont
jeté sur les routes de l'exil des millions de chrétiens orientaux, qui sont venus, après quelles
vicissitudes, s'établir en Europe occidentale ou en Amérique du Nord. Pour d'autres, c'est
simplement l'intensification des échanges internationaux qui les a fait bouger. Pour la première
génération exilée ou expatriée, les communautés fondées dans les pays d'accueil sont encore des
paroisses russes, arméniennes, roumaines, grecques, etc.. Deux générations plus tard, les petits-enfants
sont devenus pleinement français (ou anglais, ou canadiens, etc.), des mariages mixtes
ont eu lieu, des occidentaux de souche ont trouvé leur voie dans le christianisme oriental ainsi
mis sous leurs yeux. L'orthodoxie est désormais aussi française, américaine, etc.. Certes, la
solidarité avec les Eglises d'origine demeure, on l'a bien vu après l'effondrement du
communisme soviétique, lorsque des paroisses russes ou arméniennes se sont mobilisées pour
aider à la reconstruction chrétienne chez leurs cousins enfin libres et accessibles. Le fait nouveau
d'une orthodoxie occidentale n'en est pas moins avéré. Pour les catholiques et les protestants,
l'orthodoxie(15) a cessé d'être exotique, le troisième frère est pleinement là. Pour les orthodoxes
distribués en diverses obédiences, cette situation nouvelle, cette "inculturation" en Occident,
demande certainement à être prise en charge. Comment ? Ils répondront.
Au 19ème siècle, le protestantisme libéral avait pu donner aux catholiques l'impression
(vraie ou fausse ? aux protestants de nous le dire) que la théologie protestante risquait de se
diluer dans la philosophie, la morale, la science, historique en particulier, ou même le sentiment
religieux. Le protestantisme du 20ème siècle, en tout cas celui que nous côtoyons ici, a surmonté
les incertitudes nées de la découverte que la Bible n'est pas tombée du ciel toute faite, qu'elle est
un livre qui a une histoire complexe et parfois déroutante, il a su de nouveau ancrer en elle des
certitudes doctrinales essentielles. Avec Karl Barth (1886-1968), il remet au premier plan la
transcendance de Dieu, de sa Parole, de la grâce, par rapport à la culture, à la morale, au
sentiment. Le protestantisme libéral pouvait apparaître, un peu caricaturalement peut-être,
comme un degré intermédiaire entre la foi de la tradition chrétienne et une philosophie
humaniste. Avec le protestantisme d'après Barth, on se retrouve entre croyants d'égale exigence.
Cela reste vrai même quand un exégète comme Bultmann (1884-1976) dynamite quelque peu
notre rapport au Nouveau Testament en se proposant de le "démythologiser", de le débarrasser
des mythes qu'y a introduits selon lui la mentalité des temps antiques où est née l'Eglise. La
qualité des dialogues théologiques menés dans les réunions de Foi et Constitution, au groupe des
Dombes, ou lorsque se préparait la Déclaration luthéro-catholique sur la justification, n'aurait
pas été possible sans cette remise en honneur d'une théologie exigeante.
Venons-en aux catholiques.
Lorsqu'en 1906 Pie X refuse au "troupeau docile" des laïcs tout droit d'initiative dans
l'Eglise, il y a longtemps pourtant que certains d'entre eux, certes dans la fidélité à la hiérarchie,
se sont mis à l'action sans attendre des ordres : on songe à Ozanam. En 1886 Albert de Mun a
lancé l'ACJF (Association catholique de la jeunesse française), dans un esprit plutôt
réactionnaire ("coopérer au rétablissement de l'ordre social chrétien"), mais elle a évolué, en
conformité avec les consignes données dans les encycliques de Léon XIII. Elle se soucie d'être
présente dans toutes les classes sociales, et dès 1898 l'idée d'un "apostolat du semblable par le
semblable" a été mise en avant. H. Bazire, son président de 1899 à 1904, lance le slogan "social
parce que catholique". En se plaçant dans ses statuts "sous la tutelle du souverain pontife et de
NNSS les évêques de France", en donnant une grande place à la formation spirituelle dans ses
activités, elle prévient les suspicions qui amèneront un peu plus tard la condamnation du Sillon
et elle obtient l'approbation de Pie X.
"Apostolat du semblable par le semblable". Lorsque, après que l'abbé Cardijn a créé en
1926 en Belgique la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), celle-ci essaime en France l'année
suivante, que peu après la JEC (étudiante) et la JAC (agricole) la rejoignent, l'ACJF va fournir
assez naturellement un cadre aux activités communes de ces mouvements spécialisés. Cette
"Action catholique" des jeunes sera suivie par des mouvements adultes. Dans d'autres pays, la
spécialisation par milieux de vie ne sera pas adoptée. L'Action catholique a donc pris des formes
diverses, mais partout elle est dirigée par des laïcs, les prêtres n'y sont qu'aumôniers, "assistants
ecclésiastiques", et son développement jouera un grand rôle dans la prise de responsabilités par
les laïcs. Comment ce revirement de la papauté a-t-il été possible ? Les mouvements d'Action
catholique, mouvements d'apostolat et de présence chrétienne dans la société, reçoivent de
l'épiscopat de leur pays, en accord avec Rome, un "mandat" qui authentifie leur action comme
action d'Eglise, mais, en cas d'incartades graves, le mandat leur serait retiré, et alors que
deviendrait le mouvement ? Ces dispositions rassurent Rome et les évêques. Pie IX appuie
chaudement l'Action catholique. A l'abri du mandat, les laïcs se sont habitués à l'initiative et à
l'autonomie dans des activités d'Eglise. Après la guerre, ils en viendront à se demander si un tel
mandat est bien nécessaire : après tout, leur baptême les qualifie déjà pour l'apostolat. Bientôt
viendra le Concile.
A mesure que se développait le travail de l'Action catholique, on s'apercevait que
certaines zones de la société et le personnel ecclésiastique étaient devenus complètement
étrangers les uns aux autres. La JOC, l'apostolat des laïcs, c'était très bien, mais certaines cités
ouvrières, certains cantons ruraux déchristianisés, restaient hors d'atteinte, étant devenus de vrais
pays de mission. Le grand brassage social vécu durant la guerre de 1939-45 dans l'armée et les
camps de prisonniers le découvrit à bon nombre de prêtres. En fondant la Mission de France en
1941, l'épiscopat mit à la disposition des diocèses un corps de prêtres spécialement préparés à
cette tâche. On sait aussi le retentissement qu'a eu le petit livre des Pères Godin et Daniel France
pays de mission ?, en 1943. Le premier lecteur à en être converti fut l'archevêque de Paris, le
cardinal Suhard, qui osa alors fonder la Mission de Paris avec des prêtres qui choisissaient de
travailler comme simples ouvriers. Vivant et travaillant dans une commune limitrophe de Paris,
à deux pas d'un clocher, d'une paroisse complètement coupée des gens dont il partageait
l'existence, les soucis et les espoirs, l'un des premiers missionnaires, le Père Depierre, ne
commença à voir se constituer une petite communauté chrétienne "indigène" qu'au bout de trois
ans d'enfouissement. Partager la vie et les difficultés d'un peuple, c'est aussi (ou alors le partage
n'est pas authentique) y accepter éventuellement des responsabilités à son service. Qu'un prêtre-ouvrier
assume le secrétariat d'un syndicat CGT ne gênait pas les athées du secteur (le
cléricalisme n'est craint que dans un monde où les clercs ont encore une influence), mais
paraissait scandaleux ailleurs. Des crises s'ensuivront.
La spiritualité catholique traditionnelle ne valorisait pas le mariage. L'encyclique Casti
connubii de PieXI (1930) ne fit aucune concession à une mentalité permissive, mais elle n'en
soulignait pas moins la valeur spirituelle d'une vie de couple authentiquement chrétienne. Une
revue comme L'Anneau d'or fit beaucoup pour promouvoir cette spiritualité positive de la vie
conjugale.
En 1912, le Père Lagrange avait dû quitter Jérusalem. Les interdits édictés par la
Commission biblique du Vatican paralysent alors la recherche, les plus audacieux travaillent
sans publier ou en ne publiant que des choses très érudites mais théologiquement anodines.
Puisqu'il est réprouvé de mettre en question l'origine mosaïque du Pentateuque, certains s'en
tirent en attribuant à l'intervention de secrétaires de Moïse les disparates indéniables du texte.
Tout cela ne pouvait tenir longtemps. Peu à peu l'horizon s'éclaircit, et la vraie libération
intervint lorsque Pie XII publia en 1943 l'encyclique Divino afflante Spiritu, qui encourage le
travail des exégètes, qui convient que tout ne peut pas être pris à la lettre dans les récits bibliques
ou dans l'attribution que fait la Bible de tel livre à tel auteur, dès lors que l'on considère les
genres littéraires utilisés. Le livre de Jonas, avec les trois jours de Jonas dans le ventre du gros
poisson, peut devenir enfin ce qu'il a toujours été en réalité : un conte plein de signification, et
non pas un récit objectif de miracle ! Malgré tout, il arrive encore aujourd'hui que certaines
recherches soient admises lorsqu'elles sont publiées dans des revues pour spécialistes, mais
scandalisent quand elles sont divulguées au grand public.
Dans la lente marche vers Vatican II, il faut faire une place au renouveau sacramentel et
liturgique. Durant des siècles, et pas seulement depuis le jansénisme (déjà saint Louis n'osait
communier que cinq fois par an), les catholiques ne s'approchaient des sacrements qu'avec
crainte et tremblement. Cette crainte n'est pas à blâmer, elle préserve et signifie le respect pour
Dieu et pour les choses saintes. Mais, en particulier quand il s'agit de l'eucharistie, on en arrivait
ainsi à oublier qu'elle est nourriture de la vie chrétienne, et que la nourriture ne se prend pas
seulement de loin en loin, au risque de l'inanition. Communier "au moins à Pâques,
humblement" (texte des "commandements de l'Eglise") était trop souvent une obligation, pas un
aliment. Et si toute communion doit être longuement préparée par des efforts et une bonne
confession, elle risque d'apparaître comme une récompense de ces efforts (je suis enfin devenu
digne de m'unir à mon Seigneur) plus que comme une source où nous recevons la force de les
accomplir. Le grand mérite de Pie X, au début du 20ème siècle, fut d'encourager la communion
fréquente, et en particulier d'ouvrir l'eucharistie aux enfants dès le moment où leur
développement leur permet, guidés par leur famille et leurs prêtres ou catéchistes, de discerner
cette nourriture de toute autre et de savoir qui vient les rejoindre ainsi.
Dans les décennies suivantes, en même temps que progressait l'application des
recommandations de Pie X, on se mit à se soucier d'une véritable participation des fidèles.
Regardons les missels proposés à ces fidèles au début du siècle. Ils sont loin de présenter tous
les textes qui constituent la célébration, tout ce que le prêtre prononçait à voix basse est
fréquemment omis, et, pour orienter la piété du chrétien pendant ce temps-là, on lui a concocté
des "prières pendant la messe", pleines de sentiments louables, d'élévations du coeur et de
l'esprit, mais comme à distance de la liturgie. A distance aussi se tiennent les cantiques. En
mettant à notre disposition l'intégralité, en latin et en traduction française, des textes de la messe,
le fameux "dom Lefebvre" que possédaient de nombreux pratiquants à la veille du Concile a
constitué un progrès indéniable, il permettait de "suivre" de près la célébration, de s'y associer un
peu mieux. Ce n'était pas encore une vraie participation. Dans les mouvements de laïcs, d'Action
catholique proprement dite ou autres, lors des réunions où la messe était célébrée, on sentait le
besoin d'une participation plus forte et plus vraie. C'est là que des prêtres se sont mis à ne plus
tourner le dos aux fidèles pendant la célébration, là que se sont élaborés de nouveaux cantiques
plus proches des textes liturgiques et notamment des psaumes, là qu'on a proclamé en traduction
française plus que le seul texte de l'Evangile (mais le célébrant continuait à lire la même chose
en latin tout bas pendant ce temps-là, s'il voulait respecter les consignes). Tout n'était pas parfait
dans ces recherches, mais on avançait, les initiatives cherchaient à se coordonner (en France, ce
fut le Centre de Pastorale liturgique), Vatican II allait s'en inspirer en faisant le tri.
Tout ce qu'on vient de retracer de manière certainement incomplète, partielle, trop
centrée sur ce qui a été vécu en France, s'est accompagné d'une réflexion théologique intense.
Les prêtres-ouvriers, les aumôniers de mouvements, d'une part, les théologiens les plus en
recherche d'autre part, sont en relation constante. D'ailleurs, ils appartiennent souvent aux
mêmes ordres religieux, et ces théologiens-là ne dédaignent pas d'ajouter à leur tâche de
professeurs dans un scolasticat de leur ordre une ou deux aumôneries qui les mettent en contact
plus direct avec ce qui se vit. Il faut citer au moins les dominicains Chenu (théologie du travail)
et Congar (sur la place du laïcat), le jésuite de Lubac (réflexion sur l'Eglise). Dans un tout autre
domaine, un jésuite paléontologue, Teilhard de Chardin, tentait une synthèse audacieuse entre ce
que lui apprenaient les découvertes de la science à laquelle il participait et sa vision chrétienne
du monde et de son évolution. On a conscience d'être injuste en ne citant que ces quatre.
Un tel bouillonnement ne va pas sans scories, sans alimenter des peurs. Les prêtres-ouvriers
côtoyaient quotidiennement des gens bien peu en odeur de sainteté, et apprenaient à les
estimer, à travailler avec eux, les jeunes chrétiens des mouvements de l'ACJF ne faisaient pas
preuve d'une prudence constante, etc. A Rome, en cette fin de règne de Pie XII, on s'inquiète. En
1954, interdiction est faite aux prêtres-ouvriers de travailler plus qu'à mi-temps, autrement dit
d'être de vrais ouvriers. Les grands théologiens sont privés d'enseignement et de publication,
éloignés de leurs disciples, les provinciaux d'ordres qui les ont soutenus sont démissionnés.
L'ACJF disparaît en 1956, des mouvements spécialisés qui s'y retrouvaient, seule la JOC gardera
quelque vigueur. Une vraie glaciation. Du côté des victimes, les défections, les sorties de l'Eglise
sont rares. Même les prêtres qui restent ouvriers à plein temps perdent certes toute mission
officielle, mais sans rompre le contact avec leurs évêques, assez sages en général pour laisser
venir. On fait le dos rond.
Lorsqu'en 1958 le vieil Angelo Roncalli succède à Pie XII sous le nom de Jean XXIII, on
n'attend pas de lui de grands changements. Nonce à Paris de 1944 à 1953, il n'a pas manifesté un
grand zèle pour défendre les novateurs que l'on commençait à attaquer et qui allaient être
condamnés. Dans les postes qu'il a occupés, il a toujours appliqué fidèlement les consignes de
l'Eglise catholique, sa mère, et de sa hiérarchie. Fidélité et obéissance, voilà sa règle. Alors se
produit l'inattendu. Diplomate, évêque, il avait toujours obéi à la Curie ; pape, il n'a plus qu'un
supérieur, le Saint-Esprit. Le 25 janvier 1959, il annonce la convocation d'un concile.
On ne retracera pas toute l'histoire du concile Vatican II. Quelques observations.
Fécondité de la fidélité que les Congar, Chenu, de Lubac, et d'autres, avaient montrée
quand ils subissaient des sanctions imméritées : ils vont maintenant, experts au concile auprès
des évêques, contribuer à son succès, proposer les justifications théologiques les plus sérieuses à
cette mise à jour (aggiornamento, disait Jean XXIII) de l'Eglise que le concile entreprend.
Importance de l'initiative prise par Jean XXIII d'inviter des observateurs mandatés par les
autres confessions chrétiennes. Importance du voyage effectué en janvier 1964 par Paul VI (Jean
XXIII est mort en juin 1963) à Jérusalem, où il rencontre le patriarche Athénagoras de
Constantinople. Et le 4 décembre 1965, à la fin du concile, Paul et Athénagoras lèvent les
excommunications de 1054 (cela ne rétablit pas l'unité, mais lève un obstacle de taille). L'Eglise
romaine est enfin entrée en vérité dans l'oecuménisme. Le décret du concile sur l'oecuménisme
n'en sera qu'un aspect.
Importance de la journée du 13 octobre 1962 (le concile s'est ouvert le 11). Va-t-on élire
immédiatement les commissions qui prépareront les textes et les amendements, ce qui
reviendrait en fait à pérenniser les commissions préparatoires qu'avait dominées la Curie ? Le
cardinal Liénart, évêque de Lille, se fait l'avocat d'un report qui permettra aux évêques du monde
entier de se connaître et de se concerter. Il convainc. Ainsi les évêques choisiront vraiment leurs
délégués. Le concile en est changé.
Importance des questions de plan et de répartition des thèmes dans les textes qui seront
votés. Le texte préparatoire sur l'Eglise descendait de la hiérarchie aux laïcs. Le texte définitif
part du mystère de l'Eglise, puis continue avec la considération de l'Eglise comme un peuple, et
n'aborde qu'ensuite les différentes fonctions dans l'Eglise et la hiérarchie : celle-ci est redevenue
un service, et n'est pas la source d'où tout sortirait. Les travaux préparatoires avaient prévu un
texte spécial sur Marie, qui serait alors apparue comme à part de l'Eglise, comme entre
l'humanité et Dieu. Le concile l'a mise à sa vraie place, dans l'Eglise, en replaçant dans la
Constitution sur l'Eglise le chapitre qui la concerne. Le travail du concile a consisté très
largement à mettre ainsi les choses à leur place, alors que des déséquilibres s'étaient installés et
incrustés dans la pratique catholique. C'est sous cet angle qu'on considérera la revalorisation de
la mission universelle, et pas seulement locale, des évêques, mission passée au second plan du
fait de l'inachèvement de Vatican I, qui avait renforcé la position du pape sans contrepartie.
Importance, dans la Déclaration sur les religions non-chrétiennes, des paragraphes
consacrés au judaïsme et au peuple juif. Certes, certains peuvent considérer comme timides ces
pages, elles n'en marquent pas moins une rupture avec toute une tradition qui nourrissait un
détestable antijudaïsme chrétien. Elles ouvrent la voie à une réflexion plus complète.
Importance de la Déclaration sur la liberté religieuse, désormais justifiée en son
principe : ce texte fondamental contredit heureusement le Syllabus, comme on l'a montré au
chapitre 3.
Importance de l'ouverture sur le monde en sa diversité, chrétien ou non, manifestée non
seulement dans la Constitution Gaudium et spes sur l'Eglise dans le monde de ce temps, mais en
maint recoin des autres textes. Célébrer la liturgie dans une langue que les gens comprennent fait
aussi partie de cette attention au monde réel des hommes.
Peut-on considérer que la mise en oeuvre de ces orientations a été facile ? a été réussie ?
a connu des dérives ou des régressions ? Ceci est une autre histoire, qui n'est pas achevée.
Michel Poirier
(1)
Non dans le Concordat lui-même, mais dans les "Articles organiques".
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(2)
Un très petit nombre refusera effectivement, ils maintiendront avec quelques prêtres et des noyaux
dispersés de fidèles une "petite Eglise" anticoncordataire, mais, contrairement à Mgr Lefebvre plus
récemment, ils ne consacreront pas de successeurs, et à partir du milieu du siècle ces petits groupes
devront survivre sans clergé.
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(3)
Ce pape, fermé à certaines valeurs essentielles redécouvertes depuis par l'Eglise, a par ailleurs donné
une impulsion très positive aux missions (chapitre 6).
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(4)
Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse, n° 2, 1965 : "La personne humaine a droit à la
liberté religieuse (...) Le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne
humaine telle que l'ont fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même (...) Ce n'est pas sur
une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu'est fondé le droit à la liberté
religieuse. C'est pourquoi le droit à cette immunité persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à
l'obligation de chercher la vérité et d'y adhérer; son exercice ne peut être entravé, dès lors que demeure
sauf un ordre public juste."
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(5)
Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l'Eglise "Lumen gentium", n° 16, 1964 : "Ceux qui,
sans qu'il y ait de leur faute, ignorent l'Evangile du Christ et son Eglise, mais cherchent pourtant Dieu
d'un coeur sincère et s'efforcent, sous l'influence de sa grâce, d'agir de façon à accomplir sa volonté telle
que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, eux aussi peuvent arriver au salut éternel. A ceux-là
mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu,
mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les
secours nécessaires à leur salut."
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(6)
Le nom même de Témoins de Jéhovah n'a été adopté par ce groupe qu'en 1931.
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(7)
Marie arrêtant le bras vengeur de son Fils prêt à punir le pécheur, ce message de La Salette peut laisser
perplexe.
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(8)
L'Eglise de la Contre-Réforme aux Lumières, ch. VII, 3° paragraphe.
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(9)
Il fut par exemple le premier à montrer que les lois recueillies dans le Pentateuque correspondent pour
l'essentiel à l'organisation sociale en vigueur dans le monde juif ... après l'exil !
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(10)
En Afrique de l'Est, un motif supplémentaire animait les missionnaires : soustraire les populations aux
exactions des trafiquants d'esclaves venus du monde arabe, en un temps où la traite d'origine européenne
avait, enfin ! été abolie.
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(11)
Aujourd'hui, la Corée du Sud vient en tête (plus de 20 %). Les Philippines sont à mettre à part : leur
catholicisme majoritaire résulte, comme celui de l'Amérique latine, de la conquête espagnole du 16ème
siècle.
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(12)
Ce n'est guère qu'en Irlande et en Pologne, pays catholiques opprimés par une puissance "hérétique"
ou "schismatique", que le clergé et le peuple sont unis pour la liberté.
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(13)
Un premier évêque chinois avait été sacré à Canton en 1685. Sans lendemain.
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(14)
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(15)
On ne méconnaît pas que les Eglises arménienne et copte, malgré certaines proximités, ne font pas
partie de la communion orthodoxe. Il serait trop long de traiter en détail ce point.
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Quelques livres consultés pour écrire ce fascicule :
- Jean COMBY, Pour lire l'histoire de l'Eglise, tome 2, Editions du Cerf, 1992
- Roland FRÖHLICH, Histoire de l'Eglise, panorama et chronologie, Desclée de Brouwer, 1984
- Nouvelle Histoire de l'Eglise (ouvrage collectif), tomes 4 et5, Editions du Seuil, 1975
- 2000 ans de christianisme (ouvrage collectif), tomes 7 et 8, Société d'Histoire chrétienne, 1976
- Histoire du Christianisme des origines à nos jours (ouvrage collectif), tomes 10 et 11, Desclée de
Brouwer, 1995
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