Alors que la très grande majorité des catholiques d'Occident adhère désormais à la démocratie, pourquoi le fonctionnement
de l'Eglise devrait-il rester calqué sur un modèle monarchique ?
On peut affirmer sans grand risque d'erreur que la très grande majorité des catholiques dans les pays
occidentaux adhèrent aux systèmes démocratiques qui structurent la vie sociale ; on peut même avancer
qu'ils sont des citoyens participants, engagés dans divers secteurs de la vie nationale, et pour
la plupart opposés à l'abstentionnisme électoral !
Comment des citoyens démocrates, partisans du contrôle des pouvoirs, de l'élection de leurs responsables
à tous les niveaux de la vie sociale, de la participation dans toute la mesure du possible au destin de
la Cité, abandonneraient-ils ces exigences en franchissant le seuil de leurs églises ? En conséquence,
il est assez légitime de se poser la question pourquoi la démocratie ne serait-elle pas possible
dans l'Eglise catholique ? Et même, ne serait-il pas schizophrénique d'être démocrate dans son pays
et d'y renoncer dans la vie de l'Eglise ?
Si une réponse positive semble aller de soi, il faut toutefois être en garde. L'histoire de l'Occident,
pour ne pas parler des autres, n'a que trop démontré à quel point les structures de la monarchie ont
façonné l'Eglise, marqué les relations de pouvoir ou d'autorité en son sein, identifié des papes
par exemple à des monarques à la souveraineté absolue et immédiate sur l'ensemble des fidèles,
pour qu'on évite sous prétexte de démocratie, de décalquer cette forme constitutionnelle dans l'Eglise.
Si nous avons tant de peine à nous défaire du schéma monarchique, ce n'est pas pour lui substituer celui de la démocratie.
D'ailleurs sait-on exactement de quoi l'on parle quand on parle de démocratie ? Nos systèmes dits démocratiques
diffèrent en effet beaucoup les uns des autres, et en outre nul n'ignore combien ces systèmes sont loin d'être parfaits...
Des exigences démocratiques
Cette remarque de prudence faite, il n'en reste pas moins que des exigences démocratiques sont parfaitement légitimes
dans l'Eglise. Par là on peut entendre par exemple que « le peuple de Dieu » n'est pas un troupeau passif, comme un
littéralisme scripturaire le laisse trop facilement supposer. S'il est un peuple, il est fait de « pierres vivantes »,
d'hommes et de femmes animés par l'Esprit du Christ ; par conséquent, les baptisés doivent être des témoins actifs,
aussi bien dans la société que dans la communauté croyante. Ces baptisés ont donc des droits que le droit canon leur
reconnaît (non sans parcimonie toutefois). En sommes-nous conscients ? Les faisons-nous valoir ? Exigeons-nous d'être
respectés comme peuple vivant ? ou abdiquons-nous tout droit et toute exigence de baptisé, une fois franchi le seuil de nos églises ?
Cette exigence qu'on peut appeler « démocratique » n'implique pas que l'Eglise dans ses institutions soit façonnée selon un moule
démocratique où le peuple est (en principe) souverain, et par exemple peut changer de constitutions et doit (en principe) contrôler
l'action de ses représentants par le moyen d'élections régulières.
Mais si l'Eglise catholique n'est pas démocratique en ce sens juridique (souveraineté du peuple, du peuple et pour
le peuple), puisqu'elle essentiellement l'Eglise du Christ, et se reçoit sans cesse de Lui, elle donne égale dignité à
tous ses membres et les tient tous et chacun pour habités par l'Esprit. Il en découle que l'autorité en son sein
ne peut être absolue, mais qu'elle est une autorité de « services », selon un enseignement bien connu de Jésus :
« Il n'en sera pas parmi vous comme pour les chefs des nations... » (Matthieu 20, 25-28). Une telle
autorité doit, ou devrait donc rendre compte de ses actes et de ses paroles devant la communauté croyante,
surtout parce qu'elle n'a pas d'autre autorité que celle de témoigner de l'Evangile, de le rendre actuel et pertinent,
d'avoir par conséquent une parole vive, non répétitive, encore moins asservissante. Elle doit ou devrait réveiller dans
les fidèles la foi commune et la nourrir. Elle doit ou devrait elle-même se pénétrer de cette foi, et se laisser éduquer
par l'Esprit du Christ, et aussi par les réactions des fidèles qui sont imprégnés de ce même Esprit. Les autorités hiérarchiques
ne sont pas enseignantes sans être enseignées, donc sans se mettre à l'écoute de l'Esprit qui parle par les Eglises et en elles,
comme l'écrit l'Apocalypse de Jean. Elles ont donc beaucoup à apprendre de fidèles avant de, et pour pouvoir leur parler. On l'oublie trop !
Habitués à la passivité
Si ces quelques propositions étaient respectées, ou plutôt si les fidèles étaient convaincus de la valeur de
ces propositions et savaient les faire respecter, beaucoup de choses ne changeraient-elles pas dans l'Eglise catholique ?
Malheureusement, il faut bien le dire, une longue accoutumance à la passivité et à une obéissance feinte fait du peuple
de Dieu une troupe docile, inerte, et cette accoutumance renforce les autorités dans une attitude paternaliste. Elles se
croient entendues alors que les fidèles suivent bien souvent leur route, surtout en matière de moeurs, sans rien demander à
personne ! Il faut bien voir que nous sommes là devant une sorte de cercle vicieux, la passivité des fidèles encourageant
d'un côté les autorités à s'enfermer dans des positions suffisantes, à la limite méprisante envers le peuple de Dieu,
les autorités d'un autre côté en venant à parler et à agir comme si elles étaient « au-dessus » de l'Eglise, puisqu'elles
font en sorte qu'aucune réaction ne vienne les troubler. Et de fait, toute prise de position interrogative est vite taxée
de « dissidence », ce qu'elle n'est pas nécessairement. Peut-on s'étonner alors que les paroles des responsables de
l'Eglise tombent très souvent dans le vide ? Ou que le « principe d'inertie » des fidèles soit la réponse habituelle
à un enseignement répétitif et par là même inaudible ?
La vraie nature de l'Eglise
Il n'y a rien de révolutionnaire en ces propos, il s'agit à dire vrai d'une simple réappropriation par les fidèles de
leurs propres droits et pouvoirs, dont ils se laissaient dépouiller par indifférence. En ce sens, il en va de l'Eglise comme
des systèmes politiques, les démocraties glissent dans l'autoritarisme ou la dictature, dès lors que les citoyens se désintéressent
d'exercer leurs droits légitimes ; l'Eglise s'enfonce dans la passivité et l'autoritarisme, dès lors que les fidèles abandonnent
leurs droits à la parole et à l'action, ou même leurs droits à proférer hautement et publiquement ce qu'ils pensent.
Ces exigences, qu'on appellera si l'on veut « démocratiques » n'empruntent rien à des systèmes politiques séculiers. En effet,
l'Eglise catholique n'est pas plus monarchique qu'elle n'est démocratique. Elle a, reçue du Christ quoique longuement élaborée par
l'histoire, sa propre constitution, et c'est celle-ci qu'il s'agit de faire respecter par tous. C'est donc à une juste ecclésiologie
(sens de l'Eglise) à laquelle il faut en appeler. Or cette ecclésiologie enseigne que c'est l'Esprit qui anime la totalité du peuple
de Dieu, et pas par privilège la hiérarchie seule ; elle enseigne encore que l'autorité doit s'exercer de manière collégiale, sous
l'autorité du successeur de Pierre, et ceci à tous les niveaux de sa vie ; elle enseigne aussi que la dite autorité doit toujours
se subordonner à l'Autorité de plus grand qu'elle, et donc qu'elle doit rendre compte à l'ensemble des fidèles de ses faits et gestes,
expliquer les raisons et les fondements de ses discours, solliciter l'assentiment de tous en évitant d'en appeler à l'obéissance aveugle.
Comme l'a enseigne Jean-Paul II, dans l'encyclique Centesimus Annus (§ 44), l'équilibre des pouvoirs et leur contrôle mutuel valent
pour toute société, et par conséquent (élément démocratique majeur), l'Eglise elle-même devrait savoir « opposer le pouvoir au pouvoir »,
pour parler comme Montesquieu. Le fait-elle dans un système aussi centralisé que celui que nous connaissons ? Il ne s'agit pas d'introduire
la démocratie dans l'Eglise mais de demander à celle-ci d'être fidèle à sa propre constitution.
Sortir d'un système paralysant
Ainsi, il n'est pas question d'imposer un modèle juridique et politique séculier (la démocratie, pour autant qu'on
sache réellement de quoi il s'agit), mais de respecter la volonté du Christ, et donc aussi l'éminente dignité de la
personne des baptisés, fils et filles de Dieu. Introduire des exigences dites démocratiques dans la vie ecclésiale
ne signifie pas, comme le répètent les traditionalistes, introduire le loup dans la bergerie. C'est tout simplement
prendre au sérieux la nature même de cette communion de frères et de soeurs qu'a voulue Jésus Christ, frères et soeurs
qui reconnaissent une autorité, mais une autorité qui doit être tout entière ordonnée à leur service.
Le vrai problème semble donc double : d'un côté trop de fidèles sont habitués à une passivité irresponsable qui incline
les autorités à l'autoritarisme ; d'un autre côté des infléchissements institutionnels importants sont à opérer pour sortir
d'un système monarchique qui, au total, nuit à l'Eglise, paralyse son message, décourage les bonnes volontés, et donc
détourne de l'annonce de la Bonne Nouvelle.
Si ces infléchissements ne dépendent pas des communautés locales, en leur sein toutefois il conviendrait que chacun puisse
intervenir et s'engager activement partout où la chose est possible et nécessaire, sans attendre des autorisations venant d'en haut.
C'est ainsi que peu à peu des choses peuvent bouger, et que les autorités ecclésiastiques pourront elles-mêmes se convertir
à la Vérité de l'Eglise telle que la veut l'Esprit du Christ. Une Eglise plus crédible serait une Eglise plus respectueuse de sa
nature, non une Eglise démocratique au sens juridique du terme.
PAUL VALADIER
Jésuite, professeur d'éthique au Centre Sèvres, directeur des Archives de philosophie.
Oeuvres de Pierre de Grauw