Témoin de Guy Riobé (1)
C'est en témoin que je voudrais parler aujourd'hui, un témoin d'assez longue durée puisque j'ai connu Guy Riobé durant un quart de siècle : de 1953 à sa mort - il est encore venu me voir à Paris une semaine exactement avant celle-ci.
1953 j'avais 24 ans ; j'étais séminariste ; j'accomplissais ma première année de théologie à la Faculté de théologie de Lille ; nous allions, le dimanche, dans les églises des Mines ; pour moi à Lens-Liévin ; et parfois un peu plus loin, dans une église rurale, Thélus, où se trouvait un vieux curé assez original et révolutionnaire, Pierre Cimetière ; il s'intéressait de près au message de Charles de Foucauld, voulant réunir autour de ce message des prêtres séculiers comme lui ; Guy Riobé vicaire général du diocèse d'Angers était en contact avec lui. C'est ainsi que je rencontrai, par lui, Guy Riobé.
La même année, je rencontrai René Voillaume, à travers une grande retraite qu'il avait prêchée, en été 1953, à des prêtres et des laïcs près de Nancy.
Guy Riobé, 42 ans, qui avait été toujours proche de jeunes, était dynamique, volontaire; un vicaire général proche, enthousiasmant, prêtre séculier fraternel envers un jeune séminariste.
René Voillaume, 48 ans, timide, moine un peu froid, se voulait lui aussi très fraternel mais avait tendance à donner des directives avec une autorité aussitôt décisive.
L'un et l'autre m'ont accordé leur amitié d'emblée et ce fut une grâce de rencontrer de tels aînés, de vrais spirituels, mais très différents l'un de l'autre.
À vrai dire, avec l'impertinence critique de mon jeune âge, je les jugeais trop classiques à mon goût. Même si l'un rajeunissait et renouvelait le style de vicaire général habituel alors dans l'Église ; même si l'autre, réformateur de la vie monastique, faisait éclater les grands couvents à l'écart du monde en petites fraternités monastiques insérées au coeur des masses. Ils m'apparaissaient comme des hommes de tradition qui avaient un grand savoir-faire en « ravalement », me disais-je mais leur charisme n'allait pas plus loin.
Massignon : un visage de prophète
Il faut dire que depuis l'été 1952, un an plus tôt, j'avais rencontré, en contraste saisissant, un homme étonnant. Allant sur ses 70 ans, marié, deux enfants, proche de plusieurs papes, ordonné prêtre en 1950, cet homme, longtemps professeur au Collège de France, islamologue de génie, plongé depuis toujours dans la politique et les problèmes de l'Algérie, concepteur et acteur d'une authentique non-violence, président de l'Association des Amis de Gandhi, ayant connu personnellement Foucauld dont il avait 80 lettres admirables, l'ayant continué pour la seule fondation que Foucauld avait créée de son vivant, l'UNION, composée de prêtres et de laïcs ensemble, cet homme, Louis Massignon, m'avait montré un vrai visage de prophète, fulgurant du feu de Dieu. Et peu de temps après l'avoir rencontré un certain nombre de fois, je découvris les lettres Foucauld-Huvelin, que l'on croyait perdues et tombai sur deux autres prophètes, morts avant ma naissance, ce Foucauld, cet Huvelin.
Que l'on me pardonne, mais, dès lors, R. Voillaume et G. Riobé ne faisaient pas le poids devant ces prophètes.
Des hommes de fidélité
J'ai peu de goût pour le thème de ce Colloque « ruptures et fidélités » et j'ai failli ne pas y participer à cause de ce titre. Ces hommes que l'on pourrait appeler de «fidélité», R. Voillaume, G. Riobé, avaient en partie rompu avec certaines habitudes d'Église ; et les Huvelin, Foucauld, Massignon, en qui on pourrait voir de la rupture pure et dure, se sont toujours indéfectiblement inscrits dans la fidélité ecclésiale la plus nette. Des « progressistes » disent que Vatican II a opéré une rupture avec les Conciles précédents ; les « tradis » de Mgr Lefebvre chantent la même antienne. Ne risque-t-on, avec ce genre de faux dilemme « rupture-fidélité », de s'enfermer dans le marais enlisant des idéologies et des idées reçues ?
Témoin je me suis promis d'être, à être témoin je me tiendrai. Pas question de faire un catalogue exhaustif des ruptures qu'aurait opérées Guy Riobé, face à une colonne détaillant ses fidélités, avec une comptabilisation des unes et des autres et un bilan final comparatif. Je veux prendre d'un seul tenant «rupture-fidélité» les deux termes au singulier, en dialectique l'un avec l'autre, en dynamique l'un avec l'autre. Et ne pas multiplier les données : les actes pléniers de « rupture-fidélité » sont rares dans une vie, même dans une vie de saint ; il y en eut un seul, essentiellement, par exemple, dans la vie du bienheureux Jean XXIII : la prise de conscience de la nécessité d'un Concile avec le passage à l'acte de le convoquer ; ceci dans l'existence d'un être très traditionnel, le même qui avait fait condamner les prêtres-ouvriers.
Evêque chrétien converti
Quand j'ai connu Guy Riobé, il avait fait acte d'approfondissement de la fidélité à son baptême : dix ans après son ordination, il était devenu « chrétien », comme il l'a dit « J'ai saisi que la foi chrétienne, c'est Quelqu'un, c'est Jésus-Christ ». Devenu frère de Jésus, se reconnaissant du sang du Christ Ressuscité qui l'a saisi. Approfondissement, et non pas rupture. Et il met en oeuvre cet approfondissement dans une rencontre avec une certaine spiritualité foucauldienne de vie intérieure, de partage entre prêtres de cette vie intérieure qui les rend proches et fraternels. Entré au Concile en jeune évêque chrétien converti, il y fait partie de la commission des Missions où il est question de conversion des peuples. Avait-il entendu ce que son évêque d'Angers, très ouvert aux plus éloignés du Christ et de son Église, avait dit à Reims en 1952, reprenant le mot du laïc Ozanam un siècle plus tôt, qui demandait de «passer aux barbares»? Mgr Chappoulie avait dit, à Reims, de l'évêque Rémi : «Il a quitté l'abri des murs de sa cité, il s'en est allé aux Barbares».
Pour le moment, Guy Riobé, après le Concile, n'en est pas aux Barbares. Après sa conversion, jeune prêtre, au Christ, le voici se convertissant maintenant à l'Esprit à travers les signes du temps, en particulier mai 68. En juillet suivant, concluant les Semaines Sociales de France qui avaient lieu à Orléans, il affirme: «L'expérience prouve que l'action de l'Esprit, pour l'Église aussi, n'agit que sous la poussée des événements. Ce qui est pour beaucoup un scandale. Mais enfin ne sommes-nous pas fils de l'événement?» Mais entre la saisie intellectuelle de ce processus et le passage à l'acte, il y a une marge.
Un évêque devient prophète
Or voici qu'un événement va se produire auquel il répondra en vraie « rupture-fidélité ».
Si vous avez lu le livre (2), au moins la table des matières (p. 575), vous aurez remarqué qu'il a été divisé, posé dialectiquement en 2 parties égales :
1ère partie : Un chrétien traditionnel devient évêque.
2ème partie : Un évêque devient prophète.
« Devient » : il s'agit d'un passage.
« Si je suis né à la liberté du Christ au cours de la retraite du père Monier, je crois que je suis né à ma responsabilité d'évêque en janvier 1969 » dira-t-il. Quel événement ? Entre parenthèses, pour moi, cela a changé assez radicalement ma relation avec G. Riobé, je l'ai dit dès l'introduction du livre :
« Durant sa vie, j'ai été longtemps hésitant par rapport à lui ; c'est quand il est «devenu», comme il l'a dit, « évêque » après huit ans d'épiscopat, c'est-à-dire au procès d'Orléans, en janvier 1969, qu'il m'a réellement convaincu. Reprenant les faits et les paroles de son itinéraire, c'est le même trajet que j'ai accompli : c'est à partir de janvier 1969 que j'ai vu, à travers ses actes et ses textes - et ce ne fut jamais démenti par la suite mais au contraire sans cesse amplifié -, que j'ai vu qu'il était devenu un prophète, un véritable évêque, un évêque-prophète». (p. 16-17)
Ceci a été écrit en 1982, je serais un peu plus nuancé aujourd'hui ; je l'ai été à la session de deux jours que j'ai faite à l'Arbresle en octobre 1986 où j'ai repris cette question du prophétisme de Guy Riobé.
On connaît l'événement qu'a été le procès d'Orléans. J'ai indiqué dans le détail la valse-hésitation qu'il a vécue par rapport à sa présence effective au tribunal d'Orléans, le 8 janvier 1969, au procès des trois objecteurs de conscience (pages 264-265) ; j'y ai cité les lettres que m'a envoyées l'un des trois objecteurs pour me presser d'intervenir auprès de lui et le convaincre d'y aller ; je l'ai rencontré le 10 décembre à Paris et je dois témoigner que je ne l'ai pas influencé ni dans un sens ni dans l'autre, que je ne l'ai aucunement poussé à y aller, que je l'ai mis devant sa conscience : « C'est à toi de décider, à toi tout seul ; j'analyse avec toi la situation mais je ne conclus pas, je ne conseille pas ».
Il me semblait plus important que tout qu'il se décide dans la nudité totale de sa conscience. Ce 10 décembre, il m'a dit finalement qu'il irait témoigner ; j'ai alors gardé le silence, strictement, sans objection ni sans encouragement d'aucune sorte. Il me demande alors d'élaborer un texte qu'il dirait devant le tribunal ; ce que je fais ; ce texte ne lui convient pas ; j'en fais un autre, qui lui va, qu'il emmène présenter au Saulchoir au père Congar. « Nous le corrigeâmes ensemble (bien peu de chose) », a écrit le père Congar. Il apprend par coeur le texte pour sa déposition devant le tribunal comme témoin.
Passage : de la cathédrale au tribunal
L'important, ici, est la décision en conscience totalement libre, dans un dépouillement radical. Il a fait le pas. Quel pas ? Un pas dans la nuit ; je me souviens que j'ai pensé ce jour-là à la phrase de s. Grégoire de Nysse « Abraham partit sans savoir où il allait ; et c'est parce qu'il ne savait pas où il allait qu'il savait qu'il était dans la bonne voie ».
On n'insistera jamais assez sur la conscience personnelle, la décision en conscience chez un être, la saisie de l'événement par une conscience ; il aurait pu envoyer au juge son témoignage écrit; il est allé au tribunal.
En même temps, il y a la saisie, dans tout vrai phénomène de « rupture-fidélité », la saisie qu'il y a « les autres ». Ce qui lui sera confirmé à la sortie du tribunal, il en a témoigné, par deux jeunes qui lui disent : « On vous a entendu parler, on n'est pas croyants. Si toute l'Église était comme ça ! » Il n'est pas d'abord confirmé par ses frères évêques mais aussitôt par des frères incroyants.
Quelqu'un un jour a fait un passage semblable, quelqu'un dont Guy Riobé a été disciple, Charles de Foucauld. Il veut se faire prêtre pour devenir moine en Terre Sainte ; pendant les semaines de préparation au sacerdoce il entend l'appel des autres, des « frères de Jésus qui L'ignorent », des « brebis perdues », ces « autres » qu'il a rencontrés jadis au Maroc quand il était lui-même incroyant. Alors Foucauld laisse là la Terre Sainte et devient « missionnaire isolé », « défricheur évangélique » au Sahara, donné aux « autres », aux esclaves de Beni Abbès, aux Touaregs du Hoggar ; apprenant, jour par jour, à se conduire selon les circonstances, les événements ; son évêque témoignant : « Le père de Foucauld, comme tous les hommes de l'Esprit, sait merveilleusement apprécier les circonstances ». Guy Riobé n'est pas passé à côté du tribunal d'Orléans, ce lieu civil, strictement laïc et séculier. Il est sorti du bercail, a quitté ses fidélités habituelles, répondant à l'appel des autres, il a d'une certaine façon laissé là les traditionnelles brebis, les fidèles, pour aller au-dehors, au désert, vers d'autres brebis, allant de sa cathédrale à un tribunal.
L'irruption de l'autre
« Quitte ton pays et va vers », ce mouvement, Dieu l'avait jadis demandé à Abraham ; c'est une dynamique essentielle proposée à tout chrétien. Celle-ci s'exprime au plus profond de l'être et elle doit être transformée en acte.
Quel autre exemple donner ? Celui de Thérèse de Lisieux dont la vie spirituelle bascule à Pâques 1896 ; jusque là, elle croyait que ceux qui disaient qu'ils n'avaient pas la foi « parlaient contre leur pensée » ; elle prend conscience alors, au fond d'elle-même, qu'il y a véritablement des âmes qui n'ont pas la foi ; prise de conscience radicale où elle rebondit en acceptant que Jésus la mette elle-même dans « les ténèbres ». Ici aussi, ce sont les « autres », ceux qui véritablement n'ont pas la foi, vers qui elle est allée.
Ce que Thérèse de Lisieux ou Charles de Foucauld ont réalisé, cette prise de conscience seul devant soi-même, ce choix à trancher soi devant soi - et personne ne le faire à votre place - s'accompagne d'une ouverture, d'une déchirure, par l'irruption de « l'autre ». C'est là un phénomène qui peut surgir dans la vie d'un chrétien. C'est aussi un phénomène qui peut surgir dans toute vie d'homme : Charles de Gaulle est seul devant lui-même en juin 1940 ; il y a devant lui les Français qui se sont défaits mais il voit en visionnaire les « autres », les Français qui, au cours des siècles, et aujourd'hui encore, ont fait et font la France, tous ceux qui veulent la continuer.
Le désarroi primordial
Réfléchissons un peu à ce mouvement difficile à saisir mais capital, faisons-le un peu en philosophe. C'est un mouvement indissolublement composé de vide et de construction. En juillet 68, six mois avant le tribunal, aux Semaines Sociales, Guy Riobé a approché intellectuellement ce mouvement. Il invitait ses interlocuteurs « à être prêt à changer non seulement sur le plan de la libération intérieure pour un accomplissement individuel, mais encore en s'attaquant aux pensées collectives qui étouffent les hommes ». Mais il ajoutait aussitôt : « Nul renouveau n'est possible sans désarroi primordial ».
Il connaît ce « désarroi » avant le tribunal, un grand chamboulement ; du plus creux, il rebondit, il ose ; une rupture se fait en lui et un pas en avant, l'une et l'autre ensemble. Double et unique mouvement que Hegel, jouant avec les ressources de la langue allemande, a su exprimer en employant un mot à double connotation, « AUFHEBUNG », qui signifie à la fois « suppression » et « dépassement ». Ce que mon ami Michel de Certeau a su traduire en « rupture instauratrice ».
La rupture pour la rupture n'est que ruine et mort ; la fidélité pour la fidélité n'est que fixisme et mort. C'est un acte mystérieux que celui où s'entremêlent, dans une conscience, dans une existence, mort et résurrection, nuit radicale et lumière neuve.
C'est, je crois, ce qu'a vécu Guy Riobé en 1969, il y a quarante ans ; dans les moins de dix ans qui lui resteront à vivre, il posera d'autres actes du même genre mais qui seront tous comme des surgeons de cette graine jetée en terre en janvier 1969 à Orléans, morte et par là donnant des fruits.
Fidélité créatrice
Une vraie fidélité est créatrice, une véritable rupture est instauratrice. Il s'agit de susciter du neuf en rompant avec des habitudes.
L'événement est l'occasion, que l'on va saisir ou non ; on peut, si on en accepte le choc, en être le fils ; on peut aussi l'éviter et le faire ainsi avorter. L'accepter, c'est oser la radicale prise de conscience et le passage à l'acte. Il faut relire comme un testament le texte de Guy Riobé paru dans Le Monde quelques jours avant sa mort, où il parle des nécessaires «déchirements à consentir»: «L'Église, à divers moments de son histoire, a pris peur de l'Esprit, a cessé d'être mystique et créatrice pour devenir juridique et moralisante. Alors les bourrasques de l'Esprit ont soufflé à sa périphérie et parfois contre elle dans une grande exigence de vie créatrice».
Accepter, comme Jésus devant la mort, la prise de conscience et le passage, se laisser rompre de telle sorte qu'on devienne un pain qui se partage, qui est donné aux «autres». Guy Riobé appartenait à l'UNION fondée il y a cent ans par Foucauld lui-même ; celui-ci voyait en tout humain un petit frère de Jésus, Jésus étant le frère aîné qui a ouvert à tous la voie à la vie même de Dieu ; les uns parmi les «frères de Jésus» Le connaissent, essayent de suivre sa voie évangélique ; et il y a comme disait Foucauld « les frères de Jésus qui L'ignorent ». Les premiers, baptisés dans le Père le Fils et l'Esprit, ont tous, qu'ils soient prêtres ou laïcs, ont tous pour tâche première de faire accéder les autres à Jésus, leur frère. Les «autres», oui, sont au coeur de la vie d'un chrétien, les « autres », ceux qui ne se reconnaissent pas comme aimés par l'Amour.
Guy Riobé est allé à la rencontre des «autres». Il a commencé par le commencement, comme il se devait ; il s'est laissé envahir par «le désarroi primordial» devant l'immensité des terres en friches et l'intensité des déserts spirituels d'aujourd'hui ; il a accepté d'habiter ce « désarroi primordial », de le scruter en face, sans se séparer de ce monde, sans se réfugier dans des clôtures, sans faire déni de la réalité. L'Église, celle qui est là en 2009, se trouve dans le monde, devant ce monde ; il est requis de tout baptisé, en son âme et conscience, qu'il saisisse la situation, fasse un pas décisif et pousse son Église, avec l'Esprit Saint, à se mettre face au monde, à vivre le choc de cet événement, à oser alors l'espérance.
Jean-François Six (3)
Pastel de Pierre Meneval
(1)Les titres sont de la rédaction retour au texte
(2)Jean-François Six, Guy-Marie Riobé Évêque et prophète, Seuil, 1982 retour au texte
(3)Texte préparé pour la conférence qu'il devait donner au colloque du 28 novembre 2009 à Orléans :
« Ruptures et fidélité sur les traces de Guy-Marie Riobé et Dom Helder Camara ».