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L'Eglise au Moyen Age


Présentation
Histoire


Présentation

En 636, Isidore de Séville est mort, ayant achevé son oeuvre de rassemblement du savoir antique et patristique. L'année précédente, l'armée musulmane a ravi Damas à l'Empire chrétien de Byzance, et Damas va devenir la capitale d'un Empire arabo-islamique, qui s'empare de la ville sainte de Jérusalem dès 638.

En 1453, Constantinople (1) tombe aux mains des Turcs. Un ou deux ans plus tard (la date exacte reste incertaine), la première Bible imprimée paraît à Mayence. Mais ce n'est qu'en 1492 que la chrétienté espagnole achèvera sa reconquête en prenant Grenade, et que Colomb découvrira un Nouveau Monde.

Entre ces deux époques, plus de huit siècles. Moins encore qu'ailleurs il n'est possible de tout raconter. On mettra donc en valeur quelques moments et quelques thèmes. Il a fallu choisir.



Tapisserie de l'atelier Mes-tissages
d'après un pastel de Pierre Meneval



L'Eglise au Moyen Age

1. Les conséquences de la conquête arabo-musulmane
Les chrétiens sous domination musulmane / Rétrécissement et fragmentation du monde chrétien /
Un mauvais exemple? Conquête et reconquête, djihad et croisade / Les chemins détournés de la culture

2. La renaissance carolingienne
L'effort de Charlemagne et d'Alcuin / En Orient : la crise iconoclaste et la victoire des images

3. Les nouvelles nations chrétiennes de l'an mille
Le génie trahi de Cyrille et Méthode / La poursuite de l'évangélisation

4. Orient et Occident. La rupture de 1054

5. L'Eglise d'occident dans le piège de la féodalité. La réforme "grégorienne" (11ème et 12ème siècles)
L'essor de Cluny / La réforme "grégorienne" / Un second renouveau monastique

6. Les croisades

7. Le siècle de saint Dominique, saint François et saint Louis
Face à la violence des armes, la trêve de Dieu /
Face à la nouvelle richesse urbaine : de Pierre Valdès à François d'Assise /
Face à l'hérésie : de saint Dominique à l'Inquisition / Construire une culture chrétienne

8. Après 1300 : déclin de la chrétienté médiévale ?
Vers l'autonomie du pouvoir temporel / Les vicissitudes de la papauté. Avignon. Le grand schisme /
Les épreuves de l'Orient chrétien / Les nouveautés de la philosophie et de la dévotion / Le besoin de réformes


1- Les conséquences de la conquête arabo-musulmane


En un siècle, à partir de 632 (mort du Prophète), les armées arabes ont porté l'Islam loin dans toutes les directions. Des régions profondément christianisées ont été ainsi submergées, au Proche-Orient bien sûr, mais aussi par la rive sud de la Méditerranée jusqu'en Espagne, presque totalement soumise (quelques cantons résistent dans les Asturies) et jusqu'à Poitiers où une incursion arabe est arrêtée en 732. Pour le monde chrétien, les conséquences sont considérables.

Les chrétiens sous domination musulmane.

Selon le Coran, les musulmans, qui peuvent mettre à mort les païens qui s'obstinent dans le polythéisme, doivent respecter les "gens du Livre", juifs et chrétiens, et les protéger. Cette protection ne va pas sans dispositions particulières onéreuses et à l'occasion humiliantes : impôt spécial, vêtements distinctifs, interdiction d'aller à cheval, etc. Les enfants d'un musulman et d'une chrétienne (les noces dans l'autre sens sont interdites) sont automatiquement musulmans, et comme l'apostasie d'un musulman est passible de mort, cette disposition a fait des martyrs lorsque des enfants ont voulu suivre la religion de leur mère, ou lorsque d'anciens chrétiens ont voulu revenir sur une conversion à l'Islam quelque peu provoquée. Cela s'est produit même dans cette Andalousie musulmane souvent présentée comme un lieu idéal de coexistence. La pression officielle ou de fait exercée sur les chrétiens a varié selon les lieux et les époques. Le désir d'échapper à l'impôt spécial a pu inciter des chrétiens peu convaincus à changer de religion, et l'intérêt financier pousser au contraire l'Etat arabo-musulman à ne pas trop rechercher les conversions. D'ordinaire, les chrétiens restent majoritaires au cours du siècle qui suit la conquête, mais bientôt leur importance relative dans la population diminue, de manière variable selon les régions.

On renonce ici à exposer dans le détail ce que sont devenues les Eglises chrétiennes des régions que nous appelons maintenant l'Irak et l'Iran. Elles se sont étiolées peu à peu au cours des siècles. C'est en Irak qu'elles se sont le mieux maintenues, jusqu'à nos jours. L'Eglise nestorienne, en particulier, n'a pas mis fin aussitôt à ses entreprises missionnaires vers l'Orient, comme l'atteste une stèle découverte dans la capitale de la Chine de cette époque, et gravée en 781.

En Syrie-Palestine, où l'hostilité à la domination byzantine était vive, la conquête arabe n'avait pas été mal accueillie, et des chrétiens occupèrent de hauts postes administratifs auprès des premiers califes de Damas. Le père de saint Jean de Damas fut l'un d'entre eux. Les monastères demeurèrent nombreux, les pèlerinages et les fêtes célébrés avec solennité (et les musulmans ne dédaignaient pas de participer aux réjouissances), de nombreux ouvrages de controverse, de théologie et de spiritualité furent écrits, constituant une littérature chrétienne arabe peu connue en Occident. La vitalité de cette chrétienté, issue directement des premiers disciples mais divisée en multiples fractions sur des bases doctrinales (orthodoxie, nestorianisme, monophysisme) et linguistiques, n'a pu empêcher une lente érosion : sauf au Liban, les chrétiens sont aujourd'hui moins de dix pour cent dans ces régions.

En Egypte, le patriarcat d'Alexandrie, traditionnellement rival de celui de Constantinople, avait choisi massivement le monophysisme. Sa cohésion ne l'a pas empêché, certes, de devenir minoritaire dans une Egypte arabisée et progressivement islamisée, mais les coptes, comme on les appelle désormais, ont résisté à la pression ambiante et à des périodes difficiles. Ils constituent aujourd'hui la communauté la plus massive de chrétiens en monde arabe, quelque six millions. Avec le recul du temps, aussi bien Rome que Constantinople ont reconnu récemment que les divergences doctrinales ne sont plus exactement ce qu'on avait pensé et que la foi au Christ Dieu et homme de cette Eglise "monophysite" est substantiellement la même que la nôtre sous une expression différente. L'Eglise de saint Athanase et de saint Cyrille a maintenu vigoureusement notre foi dans le pays qui, avec l'Université al Azhar, est aussi depuis la fin du dixième siècle le haut lieu de la pensée musulmane.

De l'antique chrétienté africaine de saint Cyprien et de saint Augustin, il n'est rien resté. La conquête musulmane avait rencontré une forte résistance durant une trentaine d'années dans le nord de l'actuelle Tunisie. C'est ensuite que le ressort s'est cassé. En Afrique du Nord, on compte une quarantaine d'évêques au huitième siècle, cinq en 1053, deux en 1076. Les derniers chrétiens disparaissent au début du douzième siècle.

La péninsule ibérique ne fut pas conquise entièrement. Un petit réduit chrétien indépendant réussit à se préserver dans les Asturies (bataille de Covadonga, 722) : il fut la base de la Reconquête, qui dura plus de sept siècles. L'Andalousie musulmane fut longtemps un lieu d'échanges culturels où dialoguaient juifs, chrétiens et musulmans. Avec le temps, il se produisit un phénomène curieux mais compréhensible : à mesure que la Reconquête progressait vers le sud, le christianisme s'affaiblissait dans les régions encore régies par des souverains arabes, car les chrétiens, lorsqu'ils s'y trouvaient en difficulté, avaient de plus en plus le recours d'une émigration vers le nord. Les traditions du christianisme de l'ancienne Espagne wisigothique, perpétuées par l'Eglise sous domination arabe (c'est ce qu'on appelle le christianisme mozarabe) disparurent ainsi peu à peu, tandis que les royaumes chrétiens du nord adoptaient les rites et les traditions du christianisme d'outre-Pyrénées et de Rome.


Rétrécissement et fragmentation du monde chrétien.

Au moment de la conquête arabe, la chrétienté ne dépassait pas au nord le Rhin et le Danube, la Grande-Bretagne relevait encore largement de la mission. L'amputation fut énorme, les terres perdues représentaient à peu près la moitié du monde chrétien. Certes, on l'a vu, il restait des chrétiens et des Eglises en zone musulmane, mais leur participation à la vie de l'Eglise universelle était compromise et devenait intermittente: c'était le cas des antiques patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. En zone chrétienne, Rome et Constantinople restaient seuls face à face, et entre eux la Méditerranée ne constituait plus une voie sûre de communication. Simultanément la descente des Slaves, alors païens, sur les Balkans et même jusqu'en Grèce, enfonçait un coin entre les deux villes sur la route terrestre. Chacun était plus préoccupé par le danger proche, en Espagne, en Méditerranée centrale, ou face à la Syrie des califes, que par ce qui se passait à l'autre extrémité de la chrétienté. Le latin était demeuré jusqu'alors la langue de l'administration impériale byzantine, il céda la place au grec. Lorsque vinrent, plus tard, les crises les plus graves entre l'Orient et l'Occident chrétiens, l'habitude de vivre ensemble, de réagir ensemble aux problèmes, de penser ensemble, était déjà largement perdue.

Un mauvais exemple ? Conquête et reconquête, djihad et croisade.

Même lorsque l'Empire Romain était devenu chrétien et avait interdit le paganisme sur son territoire, jamais il n'avait eu l'idée d'élargir ses frontières pour faire progresser la foi. Etait-ce par vertu ou par impuissance militaire ? Peu importe. L'initiative de ce genre de conquête revint aux premiers successeurs du Prophète. La leçon ne fut pas perdue, notamment par Charlemagne, qui ira plus loin encore en imposant aux Saxons vaincus le choix entre le baptême et le massacre. La forme guerrière de la lutte pour Dieu, ou djihad, n'en est pas, aux yeux des musulmans, la forme la plus haute ; la lutte sur soi-même lui est supérieure. Il n'empêche que c'est le djihad guerrier et conquérant que la chrétienté médiévale a dû affronter et subir. Que quelques villes chrétiennes aient capitulé sans bataille n'y change rien : c'était toujours une armée qui avançait. La conquête appelle la reconquête, le djihad suscite en retour la croisade. La guerre, hélas ! est devenue sainte.

Les chemins détournés de la culture.

L'expansion arabe n'a pas eu sur la chrétienté que ces conséquences néfastes. Les conquérants musulmans, indifférents et même méfiants à l'égard de la culture grecque sous son aspect littéraire, ont senti très vite qu'en matière de sciences, d'astronomie, d'agronomie, de médecine, ils pouvaient apprendre beaucoup de leurs nouveaux sujets. Ils ont fait traduire de nombreuses oeuvres techniques héritées de l'Antiquité grecque, et parmi ces textes il faut compter les traités philosophiques, principalement ceux d'Aristote, qui s'occupent des règles de la pensée et de la connaissance vraie : il y a une prépondérance de la logique dans l'intérêt porté par les arabes à la philosophie antique. Les chrétiens de Syrie et d'Egypte, lorsqu'ils eurent appris la langue de leurs maîtres, furent ces traducteurs. De là, cette culture antique de caractère philosophique et technique alla irriguer l'Espagne arabe, où elle fut abondamment lue et commentée, et c'est de là qu'au bout de plusieurs siècles elle viendra stimuler, non sans controverses, la réflexion de nos grands scolastiques de l'âge d'or de la chrétienté médiévale.


2- La renaissance carolingienne

Lorsque Pépin, le père de Charlemagne, déposa en 751 le dernier roi mérovingien et fut lui-même sacré roi des Francs par le légat du pape (ce fut le premier sacre de notre histoire), ce ne sont pas seulement les institutions politiques et la société qu'il fallait relever de leur déliquescence, l'Eglise aussi était en piteux état.

Rome et la papauté se trouvaient sur un territoire resté officiellement jusque-là partie intégrante de l'Empire byzantin, mais celui-ci était bien incapable de les défendre contre les empiétements de nouveaux envahisseurs d'origine germanique, les Lombards, et le pape avait dû faire appel à Pépin. En pays franc, l'institution ecclésiastique était désorganisée, la plupart des églises de la campagne étaient propriété privée d'un seigneur (le système féodal commence à se constituer) qui nommait le curé, pris souvent parmi ses serfs, et l'évêque n'avait guère d'autorité sur ces curés. Des évêques de leur côté s'étaient approprié les revenus d'abbayes, ou ceux-ci avaient été donnés par l'autorité royale à des laïcs en récompense de leur service en armes contre les Sarrasins.

C'est outre-Manche que l'Eglise manifestait le mieux sa vitalité : après les Celtes d'Irlande, très actifs autour de 600 (c'était alors que saint Colomban était allé fonder des monastères en France et en Italie), les Anglo-Saxons avaient pris le relais. Les héritiers de saint Augustin de Cantorbéry ne se contentèrent pas de parachever la mission chez eux autour de nombreux monastères, mais ils allèrent sur le continent évangéliser leurs cousins germaniques encore païens. Le moine puis évêque Winfrith, qui prit le nom de Boniface lors d'un séjour à Rome, reste le plus illustre et le plus efficace de ces missionnaires, mais il ne fut pas le seul. De la Frise à la Bavière, il fonda des évêchés et des abbayes. Il mourut martyr en 754, massacré en Frise au cours d'une tournée de prédication. Rome avait envoyé saint Augustin en Angleterre, et maintenant saint Boniface en Allemagne : les Eglises fondées dans ces conditions ne se posaient pas la question de l'autorité romaine à leur égard, celle-ci allait de soi.

L'effort de Charlemagne et d'Alcuin.

Entre temps Boniface, en tant que légat du pape, avait aussi aidé Pépin à mettre en train la réorganisation de l'Eglise franque. C'est aussi d'un monastère anglais que sortit Alcuin, le principal des conseillers dont s'entoura Charlemagne. Celui-ci mena de front, et considéra comme une unique tâche, l'organisation d'un Etat et d'une administration dignes de ce nom, et la réforme de l'institution ecclésiastique en vue d'une meilleure cohésion, d'une meilleure formation, d'un meilleur encadrement de la vie religieuse, familiale et sociale. Faute de pouvoir tout dire, on ne retiendra que ce qui a eu des conséquences durables.

Quand on parle de "renaissance carolingienne", on pense avant tout à la renaissance de la vie culturelle. La langue courante s'éloignant de plus en plus du latin, et celui-ci étant seul à être écrit, il n'y avait plus guère dans la vie laïque que des illettrés (Charlemagne lui-même !). Certains prêtres se débrouillaient eux aussi assez mal, en dehors des textes les plus courants de la messe et des psaumes. Sous l'impulsion d'Alcuin, on revivifia les études autour des monastères : on initia aux lettres les fils des seigneurs illettrés, on intensifia la copie des manuscrits, on pratiqua un meilleur latin, ce qui eut d'ailleurs pour conséquence d'élargir encore le fossé entre la langue savante et la langue courante, jusqu'à la reconnaissance de l'autonomie de la seconde lorsqu'en 842 les petits-fils de Charlemagne rédigent le "serment de Strasbourg" en vieux français et en vieil haut-allemand. Ce bilinguisme subsistera pendant tout le Moyen Age en Occident, mais le latin y demeurera l'unique moyen de communication en matière religieuse, favorisant les débats d'idées et les pérégrinations de professeurs de l'Ecosse ou l'Italie jusqu'à Paris ou Cologne. Quant à la transmission de la littérature patristique, pour ne pas parler ici de l'antiquité classique, elle doit beaucoup aux ateliers de copistes carolingiens.

C'est aussi à cette époque que triomphe définitivement en Occident la Règle monastique de saint Benoît. Elle avait pendant tout un temps subi la concurrence de la Règle de saint Colomban, plus austère, faisant moins de la communauté monastique une famille. D'autres monastères suivaient des coutumes locales. La vie monastique selon saint Benoît, centrée sur la prière et le travail de frères d'abord majoritairement laïcs, avait peu à peu évolué : les moines y étaient devenus des clercs, longuement occupés par la liturgie, donnant une large part de leur travail à des activités intellectuelles, à l'enseignement, à la reproduction de manuscrits, tandis que des domestiques travaillaient le domaine. Charlemagne, en imposant qu'il n'y eût plus d'autre règle que celle de Benoît, entérina une évolution pratiquement achevée. Il s'appuya sur Benoît d'Aniane, fondateur d'abbayes et commentateur de la Règle. Louis le Pieux, le fils de Charlemagne, fit de même et, avec Benoît, convoqua en 817 à Aix-la-Chapelle un synode de tous les abbés de l'Empire, qui approuva un livre de constitutions monastiques pour une meilleure application de la Règle. Peu après, Louis décidait le partage des revenus de la propriété monastique en deux portions, dont l'une était attribuée à l'abbé, l'autre à la communauté des moines. C'était mettre ceux-ci à l'abri des détournements lorsque des abbayes étaient attribuées à des laïcs ou à des évêques, une pratique à laquelle on ne renonça pas. Les conclusions et l'esprit de l'assemblée de 817 continuèrent à influencer la vie bénédictine dans les siècles suivants.

Au nord-est l'évangélisation des Saxons, pour brutale qu'elle ait été, se révéla durable. Au sud-ouest, le réduit asturien tenait bon face à l'émirat musulman de Cordoue, et même s'élargissait de la Galice aux Pyrénées, tandis que les armées de Charlemagne établissaient au sud des Pyrénées une "Marche d'Espagne" autour de Barcelone. L'embuscade de Roncevaux, imputable aux Basques plutôt qu'aux Arabes, eut plus de fortune littéraire que de conséquences historiques.

En Italie, Pépin puis Charlemagne remettent entre les mains du pape, qu'ils ont délivré de la pression lombarde, le gouvernement de la région de Rome et ajoutent à cela la donation d'un territoire autour de Ravenne et Rimini, arraché aux Byzantins par les Lombards et maintenant repris à ceux-ci. C'est le début des Etats Pontificaux. L'avantage était de soustraire le titulaire de la chaire de Pierre à la souveraineté de l'empereur de Byzance (en 653 un pape, qui avait déplu à l'empereur en condamnant vigoureusement une hérésie que le prince voulait ménager, s'était retrouvé arrêté, condamné et déporté en Crimée où il mourut), sans l'assujettir cependant au nouvel empereur d'Occident, titre que Charlemagne rétablit en 800 à son profit avec la bénédiction du pape. L'inconvénient était de transformer le pape en souverain d'un territoire, ayant les mêmes soucis et les mêmes tentations qu'un prince, mais ce fut d'autant moins aperçu alors que depuis trois siècles au moins le malheur des temps avait souvent contraint papes et évêques à prendre en mains les intérêts et parfois la subsistance de leurs ouailles à la place de l'autorité civile défaillante.

Les responsabilités respectives du pape et de l'empereur franc, protecteur de l'Eglise, n'avaient pas reçu de définition précise. Telle lettre de Charlemagne au pape ferait presque de ce dernier un simple Grand Aumônier de l'Empire : "Il m'appartient de défendre au-dehors et de tous côtés la sainte Eglise du Christ contre les incursions païennes et les dévastations commises par les infidèles et, au-dedans, de renforcer la foi catholique en l'énonçant clairement et en m'y soumettant. A vous il appartient, élevant vos mains vers Dieu comme Moïse, de soutenir notre bras afin que par votre intercession ... le peuple chrétien puisse partout et toujours triompher de ses ennemis."

Charlemagne, ou ses conseillers, intervinrent même dans les débats théologiques, de manière assez peu heureuse. En Espagne, dès la fin du 6ème siècle, au moment où le roi wisigoth Reccarède abandonnait l'arianisme pour rejoindre l'orthodoxie catholique de ses sujets, on avait introduit dans la récitation du Credo de Nicée-Constantinople une addition : au lieu de dire que l'Esprit "procède du Père", on ajoutait "et du Fils", en latin Filioque. On voulait probablement par là mettre en relief la parfaite égalité du Fils avec le Père, contre tout retour de tentations ariennes. D'Espagne, l'usage du Filioque était passé en France. Rome, qui ne récitait pas le Credo à la messe, continuait à l'ignorer. A un moment de tension avec l'impératrice régente de Byzance, Irène, Charlemagne demanda à ses théologiens de s'en prendre aux erreurs des Grecs. Pour Alcuin et ses collaborateurs, le Filioque faisait partie de l'héritage, ils ne comprenaient pas pourquoi il manquait dans la profession de foi des Orientaux, et ils les attaquèrent là-dessus.

Le pape Adrien 1er objecta que le texte adopté jadis en concile de toute l'Eglise ne comportait pas Filioque, et que le reproche n'était pas fondé. Plus tard, malgré l'insistance des théologiens francs qui avaient même réuni un concile à Aix-la-Chapelle, le pape Léon III, sans nier l'orthodoxie du Filioque, persista dans son refus de changer l'usage romain. Le Filioque resta absent de la liturgie à Rome pendant un ou deux siècles encore, le conflit avec l'Eglise d'Orient fut évité, mais le mal était fait, les théologiens byzantins avaient été alertés : non seulement ils ne pouvaient accepter (c'est bien normal) qu'une partie du monde chrétien ajoute quelque chose au Credo sans l'accord de l'autre et sans un concile universel, mais cela les porta à soupçonner en retour les occidentaux de vouloir rendre l'Esprit inférieur au Fils, ce qui n'était ni leur intention ni un effet obligé de l'addition. La controverse ne rebondirait que plus tard.

En Orient : la crise iconoclaste et la victoire des images.

L'Orient chrétien était il est vrai occupé alors par une crise majeure. La crise iconoclaste dura plus d'un siècle, de 726 à 843. Ses origines demeurent obscures pour les historiens. L'empereur Léon III la déclenche en faisant détruire une image du Christ très vénérée qui surmontait la porte de son palais. S'appuyant sur des textes de l'Ancien Testament, ses théologiens proscrivent comme idolâtrique toute représentation du Christ ou des saints. Le patriarche Germain dut démissionner, faute de s'être laissé convaincre. Sous Léon et plus encore sous son fils Constantin V, les "briseurs d'images" (tel est le sens du mot "iconoclaste ") se déchaînèrent, et remplacèrent partout où ils le purent peintures et mosaïques par de simples croix. La résistance vint surtout du petit peuple, dont la dévotion sincère avait besoin de cet appui sensible, et des moines, plus indépendants et plus déterminés que les évêques à l'égard des interventions du pouvoir dans la vie de l'Eglise ; elle trouva aussi un ferme soutien à l'extérieur, en pays arabe, chez le patriarche Jean de Jérusalem et le théologien Jean de Damas. L'iconoclasme fit des martyrs parmi les moines.

La violence s'arrêta avec la mort de Constantin en 775. En 787, l'impératrice Irène put réunir le second concile de Nicée, qui justifia la vénération des images. Il est reconnu comme septième concile oecuménique. Mais la controverse n'était pas éteinte, et une deuxième période iconoclaste, moins brutale, dura de 813 à 843, année où un synode reconnu jusqu'à nos jours comme le "triomphe de l'orthodoxie" légitima définitivement les images saintes.

L'enjeu n'avait pas été mince. Certes, contre les exagérations toujours possibles de la dévotion populaire, il était indispensable de distinguer nettement l'adoration, due à Dieu seul et s'adressant à lui au-delà de toute représentation, et la simple vénération des images saintes, symboles d'autre chose qu'elles-mêmes, signes pour nous de Jésus Seigneur et Sauveur ou de la grâce de Dieu ayant opéré dans ses saints. Mais, ceci acquis, le rejet radical de toute représentation du Christ mettait en péril le sérieux de l'Incarnation : les théologiens vivant au contact de l'Islam, qui précisément refuse l'incarnation de Dieu en la personne de Jésus en même temps que toute image, ne s'y trompèrent pas. "Je ne représente pas par une image la divinité invisible, écrivait Jean de Damas, mais je représente par une image la chair visible de Dieu ." Au sortir de la crise, il apparut que, pour jouer pleinement son rôle de chemin vers un authentique qui la dépasse, l'image sainte, pour légitime qu'elle soit, ne doit pas non plus être une illustration livrée à l'imagination de l'artiste, d'où les règles strictes qu'appliquent jusqu'à nos jours les peintres d'icônes, afin que celles-ci mènent au mystère sans s'y substituer ni l'occulter. La "peinture religieuse" de nos musées, et même de nos églises de rite latin, est autre chose : elle peut certes nourrir la méditation, illustrer le dogme ou l'histoire sainte, elle n'est que rarement un chemin de prière.


3- Les nouvelles nations chrétiennes de l'an mille

Notre époque a célébré et célébrera encore plusieurs millénaires. En 966, le duc de Pologne Mieszko décidait de se faire baptiser, en 988 Vladimir, souverain de la Russie de Kiev, en faisait autant. Baptisé en 985, le roi de Hongrie saint Etienne ceint son front en 1001 d'une couronne que le pape lui a envoyée, et organise dans son pays la hiérarchie ecclésiastique. C'est aussi dans les mêmes années, à partir de la conversion vers 965 du roi de Danemark Harald, que la foi chrétienne conquiert en quelques décennies toute la Scandinavie.

Le baptême du souverain, souvent précédé par le passage à la foi chrétienne de femmes de la famille princière et rapidement suivi de conversions massives parmi ses sujets, c'est aussi, pour des peuples jusque-là considérés comme des voisins instables et dangereux, le passage au statut de véritable nation parmi les nations. Le millénaire du baptême de Vladimir a été célébré, on s'en souvient, comme le millénaire de la Russie.

Cette moisson de l'an mille est en réalité l'aboutissement d'un effort commencé depuis longtemps. La chrétienté, amputée au sud par l'expansion arabo-musulmane, se rééquilibrait au nord.

La conviction chrétienne et le désir d'étendre leur zone d'influence se mêlaient chez les empereurs byzantins et chez les successeurs de Charlemagne en pays allemand, lorsque les uns et les autres patronnaient les entreprises missionnaires au nord de Constantinople ou au-delà de l'Elbe. Entre les deux, le pape de Rome bénissait ces tentatives, mais la papauté échoua parfois à rendre les meilleurs arbitrages lorsque les deux poussées évangélisatrices passèrent de l'émulation au conflit. On le vit bien lorsque l'oeuvre de Cyrille et Méthode fut sabotée par des contestations venues de l'ouest.

Le génie trahi de Cyrille et Méthode.

Vers le milieu du 9ème siècle, alors que la plupart des Slaves ne connaissaient pas encore d'Etats véritablement cohérents, il s'était constitué parmi eux au centre de l'Europe un Etat de Grande-Moravie, qui débordait de tous côtés les limites de l'actuelle Moravie (partie orientale de la République Tchèque), notamment en Slovaquie. Le prince de cet Etat, Rastislav, sans doute avec le désir d'échapper à la suzeraineté de Louis le Germanique, envoya en 862 une ambassade à Constantinople, afin de conclure une alliance. En même temps, il demandait qu'on lui envoie un missionnaire connaissant la langue de ses compatriotes : le latin que les clercs occidentaux d'origine franque voulaient imposer ne le satisfaisait pas, et le grec ne lui aurait pas convenu non plus.

Les invasions slaves des siècles précédents étaient parvenues jusqu'en Macédoine, et toute une population slave y demeurait à côté de la population grecque. Les deux frères Méthode et Constantin, nés à Thessalonique, étaient probablement de famille grecque mais connaissaient bien la langue slave locale, et à cette époque les différences entre tous les parlers slaves étaient moins prononcées qu'aujourd'hui. Méthode, l'aîné, s'était fait moine après une courte carrière administrative, Constantin (qui ne prit le nom de Cyrille que lors de sa profession monastique à Rome aux derniers mois de sa vie) avait fait de très solides études à Constantinople, sous un maître devenu ensuite le patriarche Photios, puis il avait participé à plusieurs ambassades impériales. La cour byzantine envoya les deux frères à Rastislav.

Avant même de quitter Constantinople, Constantin élabora un alphabet adapté aux particularités phonétiques slaves. Ce n'est pas l'alphabet appelé aujourd'hui cyrillique et utilisé avec quelques variantes par les Russes, les Bulgares et les Serbes, mais c'en est le précurseur. Arrivés à pied-d'oeuvre, les deux frères mirent en train la traduction de l'Ecriture et de la liturgie. Le "slavon" qu'ils pratiquaient devint ainsi langue liturgique, et langue de culture. Cela suscita l'opposition des clercs francs qui étaient aussi dans le pays. Soutenus par le prince, Constantin et Méthode continuèrent leur apostolat, dans le plein respect de l'originalité nationale des Moraves.

Comme ils n'étaient pas évêques, il leur fallut repartir vers le sud, accompagnés de disciples qu'ils voulaient faire ordonner. Au passage, ils gagnèrent le soutien d'un autre prince slave, Kocel, qui régissait des régions actuellement croates et serbes. Arrivés à Venise, ils furent appelés à Rome par le pape. Malgré l'opposition de ceux qui prétendaient que ne peuvent intervenir dans les fonctions sacrées que les trois langues hébraïque, grecque et latine, seules présentes sur l'inscription mise par Pilate sur la croix du Christ, le pape Adrien 1er donna son appui total aux deux missionnaires. Il fit ordonner leurs disciples et célébrer la messe en slavon à Rome même, et il approuva leur travail de traduction.

Constantin devenu Cyrille fut emporté à Rome par une brutale maladie en février 869. Méthode fut consacré archevêque de Sirmium, une ville antique maintenant sur les terres de Kocel, pour l'ensemble des Slaves du sud et de Moravie. Malgré le soutien de Rome, qui lui fut renouvelé en 880 par le pape Jean VIII, malgré la faveur maintenue de Constantinople, Méthode ne cessa de subir, quand Rastislav eut été déposé par son neveu, l'opposition et même les persécutions des clercs francs soutenus par l'épiscopat d'Allemagne du sud. Après sa mort, ses disciples et successeurs furent chassés de Moravie. Certes, ils furent alors accueillis en Bulgarie, où ils poursuivirent leur oeuvre, mais Rome, avec le nouveau pape Etienne V, s'était maintenant rangée du côté des adversaires du slavon, et portait contre la liturgie en langue vernaculaire une condamnation qui allait perdurer en Occident. Il y aurait désormais en Europe deux évangélisations concurrentes. Aujourd'hui la tombe de Cyrille, dans la crypte de Saint-Clément à Rome, rassemble dans une commune vénération les chrétiens latins et orientaux. Un peu tard.

La poursuite de l'évangélisation.

En Allemagne les évêchés de Hambourg, de Magdebourg et de Ratisbonne furent conçus comme des bases de départ pour l'évangélisation des mondes scandinave et slave. Les Tchèques furent les premiers atteints. Dans leur pays, Prague et la Bohême avaient rapidement remplacé la Moravie comme centre de cohésion nationale. Le jeune duc Venceslas, qui avait été élevé par une grand-mère jadis baptisée par Méthode, sainte Ludmila, accéda au pouvoir en 923 et se fit bientôt baptiser, montrant un grand zèle pour l'évangélisation et la construction d'églises. Son frère Boleslas le fit assassiner en 929, mais la foi chrétienne continua à progresser, et Boleslas II obtint en 975 la création de l'évêché de Prague. Ainsi était atténuée mais non supprimée la dépendance à l'égard des évêques allemands : Prague n'obtint un archevêque qu'au 14ème siècle.

De même, lors des conversions de la Pologne et de la Hongrie, les souverains se soucièrent d'obtenir le plus rapidement possible la création d'une hiérarchie ecclésiastique qui ne soit plus suffragante d'archevêques allemands, avec l'érection d'un archevêché dépendant immédiatement du pape. On voit comment l'extension de la juridiction directe de Rome a pu dans ces circonstances être émancipatrice pour les nouvelles nations.

En Orient, les Bulgares, un peuple formé par la fusion de tribus slaves (dont la langue l'emporta) et de nouveaux arrivants d'origine turque, avaient hésité entre les patronages de Rome et de Byzance pour leur entrée en christianisme. Ce fut Byzance que préféra le tsar Boris en 865, et bientôt l'arrivée des disciples de Méthode chassés de Moravie permit aux Bulgares d'adopter la liturgie en slavon, qui conforta leur indépendance. Comme l'empire bulgare de Siméon (893-927) s'étendit au nord du Danube, c'est à un même christianisme byzantin et slavon que se rallièrent les Roumains, tandis que plus tard le christianisme latin se répandit partiellement en Transylvanie avec les Hongrois.

Longtemps les tribus slaves orientales, dispersées sur un vaste territoire du lac Ladoga à la Mer Noire, n'avaient connu aucune unité. Lorsque se fut constitué autour de Kiev (aujourd'hui en Ukraine) un premier véritable Etat, le grand-prince Vladimir voulut le faire entrer dans le concert des nations européennes et se fit baptiser en 988. Il reçut de Byzance sa hiérarchie (le métropolite de Kiev dépendit du patriarche de Constantinople) et des Bulgares l'usage du slavon dans la liturgie. La christianisation des immenses terres russes ne si fit pas en un jour, mais l'impulsion était donnée sans retour.

Au moment où commence le onzième siècle, l'Europe du centre et du nord a presque entièrement rejoint dans une même religion la vieille Europe chrétienne de la Méditerranée et de l'Atlantique. Les amputations subies au sud ont été compensées au nord, elles ne continuent pas moins d'être ressenties comme une plaie vive, et comme une menace.


4- Orient et Occident. La rupture de 1054

Les précédents chapitres ont marqué au passage tout ce qui séparait déjà les deux patriarcats restés en présence en terre chrétienne libre. A l'ouest, où la querelle des images n'avait pas eu d'écho, la prééminence du pape de Rome sur les autres évêques allait désormais de soi ; le Filioque, entré finalement dans la liturgie romaine en 1014, y paraissait traditionnel à presque tout le monde sans qu'on se pose la question de ses origines. A l'est, dans l'Empire Romain préservé que se flattait d'être Byzance, on se méfiait de ce que pouvaient inventer les Barbares d'Occident, on se heurtait à leur concurrence en Europe centrale, on savait bien que les patriarcats orientaux ne devaient en rien leur existence à Rome, à la différence des Eglises anglo-saxonne ou allemande par exemple, et on n'était pas loin de considérer qu'en se liant à l'Empire carolingien puis allemand le pape avait trahi son souverain légitime.

Entre patriarcats, des conflits de juridiction peuvent malheureusement conduire à des ruptures passagères de la communion, en général assez vite réparées : notre vingtième siècle l'a encore vu récemment entre Constantinople et Moscou à propos de l'Estonie. C'est pourquoi les conflits des temps médiévaux n'ont pas toujours inquiété gravement leurs contemporains.

En 858, après la déposition du patriarche Ignace, jugé par la cour trop intransigeant à divers égards, un érudit et grand savant encore laïc, Photios, fut élu avec l'appui de l'empereur. Des légats du pape, arrivés pour un concile qui devait réitérer la condamnation de l'iconoclasme, reconnurent la déposition et l'élection. Mais à Rome le pape Nicolas 1er, influencé par des rapports de partisans d'Ignace, désavoua ses légats et excommunia Photios. Cela fut ressenti à Constantinople comme une ingérence injustifiée dans les affaires de l'Eglise d'Orient, et le patriarche Photios dénonça tout à la fois les prétentions du pape à une juridiction supérieure et le Filioque introduit en Bulgarie par des missionnaires francs. Peu importe qu'après cela Rome et Byzance se soient retrouvées d'accord, à la suite d'un changement d'empereur et de deux successions papales, pour réinstaller Ignace puis pour reconnaître à nouveau Photios après la mort d'Ignace : l'événement avait montré que le pape interprétait sa primauté comme lui donnant en cas de conflit le droit de juger en appel, y compris de sa propre initiative, et cela n'était pas accepté à Constantinople. Etait-ce grave pour l'avenir ? Sur le moment on ne le jugea pas, puisque pendant la crise la papauté n'avait pas ménagé son soutien à Cyrille et Méthode, pourtant missionnaires byzantins, et que Photios rétabli dans ses fonctions se tint en accord déférent avec le nouveau pape.

Il ne faut donc pas s'étonner que les événements de 1054 soient passés presque inaperçus des contemporains. Des griefs réciproques amenèrent le pape Léon IX à envoyer une ambassade à Constantinople : les Grecs se plaignaient qu'en Italie du sud on cherchât à imposer aux chrétiens d'origine byzantine les pratiques occidentales, à Constantinople le patriarche Michel Cérulaire tolérait des violences et des sacrilèges commis contre les églises latines de la ville, tandis que Léon d'Ochrid, chef de l'Eglise bulgare, s'en prenait dans une lettre pleine d'insultes aux pratiques romaines, comme l'usage du pain sans levain pour l'eucharistie. Le pape souhaitait un accord, mais il commit l'erreur de confier la direction de l'ambassade au cardinal Humbert, aussi impulsif et emporté que son vis-à-vis Cérulaire, et si mal préparé à sa mission qu'il fit entrer dans la polémique le Filioque, dont il n'avait pas été question, en accusant à tort les Grecs de l'avoir effacé du Credo !

Le heurt de ces deux personnalités fut violent. Le 13 juillet 1054, Humbert prononça dans la basilique Sainte-Sophie l'excommunication du patriarche, et déposa la sentence sur l'autel. Le patriarche répliqua en faisant excommunier les légats occidentaux par un synode. Entre temps, le pape était mort, et son successeur n'eut pas pour premier souci le sort des négociations engagées par le défunt. La rupture ne paraissait pas plus irrémédiable que les précédentes. En beaucoup d'endroits, il n'y eut pas de changements immédiats dans les relations entre les chrétiens des deux obédiences. On n'eut pas conscience d'une date-pivot.

Ce qui rendit le divorce définitif, outre l'habitude de vivre séparés et d'évoluer sans plus penser à l'autre, ce furent les Croisades, qui virent les occidentaux au mieux méconnaître les particularités des orientaux, au pire mettre Constantinople à feu et à sang et y installer un Empire latin. Quant aux conciles d'union de Lyon (1274) et de Florence (1439), il en sortit des accords de sommet, négociés dans des conditions inégales par les empereurs byzantins pour sauver leur pays menacé par les Angevins de Naples ou par les Turcs, mais sans effet sur la masse des fidèles et vite abandonnés.

Les excommunications de 1054 ont été levées en 1965. L'union reste à construire.



5- L'Eglise d'Occident dans le piège de la féodalité.
La réforme "grégorienne" (11ème et 12ème siècles).


Un des paradoxes de la malheureuse ambassade de 1054 est que le pape qui l'envoya était un pape conscient des nécessités de l'époque, acquis à la recherche de réformes. Le terme de réforme grégorienne se réfère à Grégoire VII (1073-1085), mais son pontificat constitue seulement un moment fort, et particulièrement dramatique, d'un processus engagé avant lui, et qui allait se poursuivre après lui.

On sait que, deux générations après Charlemagne, l'Empire d'Occident avait subi un partage, et était entré dans une période d'instabilité. Dans les deux Etats les plus cohérents, les royaumes de France et de Germanie, les princes de la famille carolingienne s'étaient vite révélés peu efficaces. La couronne impériale elle-même cessa d'être attribuée pendant plusieurs décennies au milieu du dixième siècle. Reprise en 962 par un prince allemand, elle ne devait plus quitter l'Allemagne malgré les conflits et les alternances de dynasties, et l'Empire d'Occident allait se muer en Saint-Empire romain-germanique.

C'est au cours de cette époque troublée que la féodalité prend définitivement forme. Voici ce qu'écrit l'historien Jean Comby (Pour lire l'Histoire de l'Eglise, I, p. 136) : "Les guerres civiles comme les invasions entraînent la décomposition de l'Etat. Seuls comptent les liens que les hommes établissent entre eux par un serment. La terre appartient au guerrier qui la défend. Celui-ci se recommande à un seigneur plus puissant, qui reconnaît à son vassal la possession et la gestion d'un fief ou bénéfice. Les liens sociaux se transforment en une hiérarchie de guerriers et de propriétaires. L'Eglise qui possède d'importants domaines est prise dans le système. Tout détenteur d'une fonction ecclésiastique dispose d'une terre, d'un bénéfice qui le fait vivre. L'évêque est seigneur et vassal au même titre que les laïcs. (...) Les règles anciennes de l'élection par le clergé et par le peuple ne sont plus respectées. N'étant pas héréditaires comme les autres fiefs, évêchés et abbayes sont redistribués à la mort de leurs titulaires. Les seigneurs, empereur, rois, ducs, etc. en disposent en faveur de qui leur plaît. Comme le fief épiscopal comprend une double juridiction spirituelle et temporelle, celle-ci est accordée en une même cérémonie d'investiture : le seigneur remet à son candidat la crosse et l'anneau. (...) Les choix des princes n'obéissent pas uniquement à des considérations religieuses. Ils peuvent souhaiter comme évêque un bon militaire ; ils veulent caser leurs nombreux enfants ; ou encore ils vendent la charge à qui paie le mieux." La papauté elle-même, à certaines époques, a été traitée par de puissantes familles romaines comme une propriété qu'elles se disputaient, et qu'on pouvait mettre entre les mains d'un fils de dix-huit ans.

Certes, le pire n'est pas constant, et il y a eu aussi de bons prélats mis en place par un pieux empereur. Mais la situation n'est pas saine, et appelle des réformes.

L'essor de Cluny

Lorsque le duc Guillaume d'Aquitaine fonde en 910 l'abbaye bénédictine de Cluny en Bourgogne, il croit probablement ne manifester qu'un modeste surcroît de piété en abandonnant toute prétention de suzeraineté sur sa fondation et en la soumettant directement à Rome. En fait, il assure ainsi son indépendance à l'égard de tous seigneurs laïcs ou épiscopaux. Des abbés de grande qualité, élus librement, se succéderont pendant plus de deux siècles, et la longue vie de certains d'entre eux favorise la continuité et l'essor. La règle est strictement appliquée, du moins tant que l'abondance des recrues ne nuit pas encore à la qualité des vocations. La liturgie de la louange au choeur et de l'eucharistie est célébrée avec magnificence. Cluny attire, Cluny acquiert des domaines, Cluny essaime par de nouvelles fondations ou parce que des abbayes plus anciennes se rallient à sa réforme. En 994, 37 maisons dépendaient ainsi de Cluny. A la mort de l'abbé Hugues, en 1109, elles étaient plus de mille, de taille diverse, du Yorkshire à la Campanie, de l'Espagne aux rives de l'Elbe. Du sein de cet "ordre" sortaient des évêques et des papes. Une stricte hiérarchie soumettait les abbés ou les prieurs à l'abbé de Cluny, directement ou par l'intermédiaire des abbés de grands monastères. Les moines clunisiens échappaient ainsi à la féodalité générale, mais au sein d'une sorte de féodalité monastique particulière. La réforme clunisienne avait montré la voie, mais elle risquait d'être écrasée sous son propre succès et l'abondance de ses biens et de sa puissance, malgré la qualité spirituelle de ses grands abbés.

A la même époque, d'autres abbayes, telles le Bec-Hellouin ou la Chaise-Dieu, furent des foyers de renouveau et constituèrent autour d'elles des sortes d'ordres, mais sans la même extension ni surtout la même permanence. En même temps certains fondateurs recréent un espace pour la vie érémitique, la vie monastique solitaire, en la tempérant de moments de regroupement communautaire : ainsi saint Romuald au début du onzième siècle à Camaldoli en Italie, ou saint Bruno en 1084 à la Grande-Chartreuse.

Un renouveau monastique a donc précédé et accompagné la réforme le l'institution ecclésiastique.

La réforme "grégorienne"

A partir du milieu du onzième siècle, des papes conscients des dérives tentent de redresser la situation. En 1046 encore, l'empereur Henri III avait pris l'initiative de déposer trois papes ou antipapes en lutte l'un contre l'autre. Et c'est lui qui en 1049 désigne un de ses parents, l'évêque de Toul Bruno, qui devient Léon IX. Celui-ci arrive à Rome accompagné par le jeune moine Hildebrand, le futur Grégoire VII. En cinq ans d'un court pontificat, Léon IX passa plusieurs fois les Alpes, tint des synodes réformateurs à Rome, à Reims, à Mayence, combattit partout la simonie (vente des charges ecclésiastiques). Nicolas II, pape de 1058 à 1061, décide en 1059 que le choix du pape sera réservé aux cardinaux-évêques délibérant les premiers, rejoints ensuite par les autres cardinaux, clercs des principales églises de Rome, l'approbation du clergé et du peuple de Rome venant seulement parachever le processus. L'empereur Henri IV (à cette date il s'agit plus exactement de sa mère, qui exerce la régence) accepte mal d'être mis à l'écart de l'élection, et à la mort de Nicolas il oppose quelque temps son candidat à l'élu romain. En 1073 une succession régulière amène Hildebrand, Grégoire VII, au pontificat.

Grégoire mit toute son énergie à affranchir l'Eglise de la tutelle des laïcs puissants, et principalement de l'empereur. Il voulut mettre fin à l'investiture des évêques par les princes. Le long conflit qui l'opposa à Henri IV, et qui dura sous leurs successeurs, est connu sous le nom de Querelle des Investitures. L'épisode le plus illustre en est l'humiliation de Canossa : l'empereur avait prétendu faire déposer le pape par un synode allemand réuni à Worms, Grégoire l'avait excommunié et avait délié ses sujets de leur serment de fidélité, les princes allemands en profitaient pour se révolter contre l'excommunié, qui n'eut d'autre ressource que de se présenter en pénitent devant le château des Apennins où le pape s'était arrêté. Il dut attendre trois jours en plein hiver devant les grilles avant d'être reçu, et de pouvoir faire amende honorable.

En fait, cet épisode célèbre ne régla rien. Le conflit reprit de plus belle, et quand Grégoire mourut en 1085, à Salerne car il avait été chassé de Rome, les adversaires s'étaient à nouveau mutuellement déposés, l'empereur était de nouveau excommunié, un antipape impérial tenait Rome. C'est seulement en 1122 que par le concordat de Worms Calixte II et Henri V mirent fin à la querelle, en distinguant les pouvoirs spirituels de l'évêque, du seul ressort de l'Eglise et du pape, et son fief temporel, dont il est investi par le prince.

On peut donc dire que la réforme "grégorienne" se déploie sur trois quarts de siècle, à partir du pontificat de Léon IX. Et elle ne concerna pas seulement l'investiture des évêques, ni même plus largement le choix des clercs. Ce fut un effort, parfois interrompu, mais toujours repris, pour éviter que l'immersion de l'Eglise dans la féodalité fasse passer au second plan sa mission religieuse en la subordonnant soit à la politique des rois et des autres puissants, soit aux intérêts de ses propres dignitaires. Les papes réformateurs multiplièrent les déplacements personnels et les envois de légats. Le solde de cette activité fut largement positif pour la liberté de l'institution ecclésiastique et pour l'efficacité de sa mission auprès des fidèles. Mais il y eut une contrepartie.

Quelle qu'ait été la connivence d'un bon nombre d'évêques, d'abbés, et de certains rois ou empereurs avec le nouvel esprit, l'impulsion était toujours partie de Rome, et il n'avait été possible de faire échapper évêchés et abbayes à la subordination à la société laïque (en partie seulement d'ailleurs) qu'en les soumettant à la supervision directe du pape, dont la juridiction immédiate sur toutes les Eglises locales est affirmée. On est en marche vers la centralisation romaine, et la curie prend un important développement. Selon Grégoire VII, le pape peut juger tout le monde, déposer un empereur, déposer les évêques, mais il ne peut être jugé par personne.

Certes, dans le monde médiéval où les communications sont lentes, les effets du centralisme sont ordinairement limités, et la possibilité d'un appel à Rome constitue plutôt une garantie, dont on doit même regretter qu'elle ait été déniée trois siècles plus tard à Jeanne d'Arc. Il n'empêche qu'un processus est enclenché, qui déploie jusqu'à nos jours ses conséquences, les mauvaises comme les bonnes.

Pour ne pas parler de tout à la fois, on a laissé de côté jusqu'ici un aspect particulier de la réforme : la continence des clercs. L'Eglise antique avait ordonné prêtres des hommes mariés, des pères de famille, en Occident comme en Orient. Mais dès la fin du 4ème siècle de nombreux prêtres s'abstiennent en Occident de continuer les relations conjugales après leur ordination : l'exemple de la vie monastique a valorisé la chasteté pour Dieu, des évêques comme Ambroise ou Augustin ont établi autour d'eux une communauté de clercs quasi monastique qui donne le même exemple, enfin, raison plus contestable et qui relève plus de vieux tabous que de scrupules chrétiens, la vie sexuelle dans le mariage est souvent tenue pour une concession à la faiblesse humaine et à la perpétuation de l'humanité, trop peu pure pour être conciliable avec le maniement des choses saintes. Au 5ème siècle, le pape fait de cet usage une règle pour les clercs majeurs, évêques, prêtres et diacres. La règle sera plus ou moins exactement observée, et sera périodiquement rappelée par des conciles régionaux. D'autre part, à partir de Charlemagne surtout, le développement des écoles épiscopales et monastiques amène des jeunes gens directement à la cléricature, avant toute perspective de mariage, et la règle, commune celle-ci à l'Orient et à l'Occident, est de rester dans l'état où on se trouvait lors de l'ordination.

Au début du onzième siècle, la discipline officielle était souvent oubliée, et de toute façon fort mal respectée. Les prêtres mariés et en principe continents continuant à vivre en famille, et le mariage lui-même ne requérant pas à cette époque que la promesse mutuelle soit prononcée devant un prêtre, il était difficile de contrôler l'obéissance des clercs en cette matière, d'autant que les récalcitrants pouvaient apaiser leur conscience en se disant que le mariage d'un ordonné était illicite certes, mais valide. De nombreux prêtres vivaient donc dans le mariage, contracté avant ou après l'ordination, ou dans le concubinage, sans qu'il soit toujours possible de distinguer ces deux états.

On ne refera pas ici l'histoire en se demandant s'il aurait mieux valu que la discipline fût autre. Il n'est jamais sain en tout cas qu'une règle publique soit publiquement bafouée. Il ne faut pas négliger non plus l'inconvénient qu'on trouvait à ce que le titulaire d'un bénéfice ecclésiastique, si modeste soit-il, ait des fils : l'un d'eux pouvait prétendre lui succéder, et le seigneur local ou l'autorité religieuse supérieure ne pouvaient plus alors y placer leur candidat. Grégoire VII en particulier s'attela à la tâche de faire respecter la loi, et rappela énergiquement dès la première année de son pontificat les sanctions canoniques encourues par les contrevenants. Il y eut des résistances, un synode parisien protesta. Rome menaça de déposition les évêques qui accordaient des dispenses. En 1089, sous Urbain II, l'interdiction fut étendue aux sous-diacres. En 1139, le deuxième concile du Latran déclara invalide, et non plus seulement illicite, le mariage d'un prêtre. Enfin, en 1170, il fut décidé de n'ordonner éventuellement un homme marié qu'après l'autorisation donnée par sa femme et la séparation définitive des époux.

Un second renouveau monastique

On a vu que le renouveau clunisien s'essoufflait. L'ordre était riche, ses moines avaient presque complètement renoncé au travail manuel au profit de l'étude et de très longs offices, et c'était le travail de leurs domestiques et de leurs métayers qui les entretenait. Un large recrutement (plus de trois cents moines à Cluny même, sous l'abbé Hugues) diminuait le désir d'austérité et accroissait le poids de l'administration dans la charge des abbés. On était en train de construire à Cluny la splendide basilique romane qui allait être jusqu'à Bramante et Michel-Ange la plus vaste église de la chrétienté. Ne relevant que du pape, ayant dans son obédience un millier de couvents avec d'abondants domaines et des milliers de moines, l'abbé de Cluny était devenu un des personnages les plus considérables du monde féodal.

L'abbaye de Citeaux, fondée en 1098 par Robert de Molesmes, organisée par Etienne Harding, renforcée en 1113 par l'arrivée de Bernard, prit le contre-pied de tout cela. L'abbé de Citeaux n'eut pas de pouvoir sur les abbayes-filles, mais une "Charte de charité" les unit, et leurs abbés se retrouvaient en chapitre à Citeaux chaque année. L'abbaye cistercienne n'échappait pas à la juridiction de l'évêque du lieu (une telle "exemption" était certes devenue moins nécessaire à la suite de la réforme grégorienne, l'Eglise étant désormais moins asservie aux pouvoirs laïcs). On choisit pour implanter les monastères des vallées à l'écart et l'on se garda de desservir des églises de pèlerinage attirant les foules et les offrandes. La règle bénédictine fut observée dans toute son austérité, l'office fut débarrassé de suppléments et le travail manuel des moines put ainsi être rétabli. Comme malgré cela les moines, occupés aussi au choeur et à l'étude, ne pouvaient assurer tout le travail, surtout dans les "granges" un peu éloignées des abbayes, on recruta de vrais religieux prononçant des voeux, les convers, plutôt que d'avoir des domestiques et des fermiers.

Citeaux essaima rapidement : 343 abbayes lorsque meurt saint Bernard, le double à la fin du 13ème siècle. Le rayonnement de l'ordre, favorisé par le prestige de Bernard, fut grand. Cependant, au bout de quelques décennies, les cisterciens retournèrent à l'exemption, l'ordre s'assagit et n'échappa pas dans les siècles suivants au sort commun des assoupissements et des renouveaux.

A côté de Citeaux, il faut mentionner Prémontré. Le point de départ est différent. Dans les cathédrales, mais aussi dans de nombreuses églises appelées collégiales, un chapitre de chanoines chante l'office et dessert l'église. Ce peut être un simple rassemblement de prêtres séculiers. Ce peut être une vraie communauté, suivant en principe la règle de saint Augustin. Même dans ce dernier cas, l'austérité et la vie commune avaient été largement délaissées, et une stalle de chanoine était un bénéfice, assorti de revenus, guigné par les familles pour leurs cadets. Norbert de Xanten avait été pourvu d'un tel bénéfice. "Converti", il fonda en 1120 près de Laon, à Prémontré, une abbaye de chanoines réguliers qui emprunta beaucoup aux usages de Citeaux, mais les prémontrés associent à une vie commune monastique, avec l'office au choeur, les charges apostoliques normales du prêtre. Prémontré devint un ordre comptant de nombreuses abbayes, et il y eut d'autres congrégations de chanoines réguliers, par exemple celle de l'abbaye Saint-Victor de Paris. Cluny même connut un regain de qualité spirituelle avec l'abbatiat de Pierre le Vénérable (1132-1156).


6- Les croisades

Dans la péninsule ibérique au début du onzième siècle, les royaumes chrétiens s'étendent seulement jusqu'au Douro, et plus à l'est ils se limitent à une bande étroite au contact des Pyrénées, tandis que Saragosse et la vallée de l'Ebre restent solidement tenus par les Arabes. Mais à ce moment le califat de Cordoue se désintègre en une vingtaine de petits royaumes. Les chrétiens en profitent. Dans la seconde moitié du siècle, la Reconquista fait un bond en avant au centre de l'Espagne et atteint le Tage : Tolède est prise en 1085, et cette reconquête de l'ancienne capitale du royaume wisigoth, siège de l'évêque primat d'Espagne, est d'une grande valeur symbolique. Au siècle suivant tomberont successivement Saragosse (1118), Lisbonne (1147), Lerida (1149), et les royaumes musulmans ne contrôleront plus alors qu'un peu moins de la moitié de l'Espagne et du Portugal. Il reste un assez grand nombre de musulmans au nord, et de chrétiens au sud. Au nord, la contribution des artisans arabes à la décoration des palais et des églises sera importante (art mudéjar).

Les historiens continuent à débattre des raisons qui ont poussé Urbain II à lancer en 1095, depuis Clermont, un appel en faveur d'une croisade en direction de la Terre Sainte. Ce n'était pas pour cela, mais pour promouvoir les réformes en France, que le pape se trouvait alors en Auvergne. L'exemple espagnol a pu jouer un rôle. De même l'appel à l'aide que le pape venait de recevoir de l'empereur d'Orient Alexis, encore que celui-ci, semble-t-il, ait désiré recevoir des soldats occidentaux pour son armée, non une armée complète avec ses chefs, et la croisade prit pour cible Jérusalem, non les Turcs qui pressaient les Byzantins en Asie Mineure. C'est l'époque où se développent les pèlerinages, où sur les chemins de Saint-Jacques, vers Compostelle, se bâtissent les églises romanes que nous voyons encore. Le pèlerinage majeur, c'est celui de Jérusalem, et on considérait de plus en plus insupportable de dépendre d'un pouvoir infidèle pour l'accomplir, avec les dangers et l'arbitraire que cela peut entraîner. On en vint à désirer délivrer le tombeau du Christ. Peut-être a-t-on voulu aussi détourner des guerres féodales fratricides l'agressivité des chevaliers et leur besoin de plus larges fiefs. Le partage entre toutes ces hypothèses reste à faire.

Une raison n'a pas été invoquée, car elle fut vraiment absente : le projet de convertir les musulmans ou de réunir les dissidents par la contrainte des armes. Les méthodes expéditives de Charlemagne avec les Saxons n'ont pas été reprises, le principe même en a été écarté, la conversion ou le ralliement ne devant être obtenus que par la persuasion. Si le catholicos des Arméniens, le patriarche des Maronites et le patriarche grec d'Antioche ont fait profession de communion avec Rome respectivement en 1195, 1215 et 1246, ce fut à la suite de contacts et d'ambassades. Ceci dit, la présence d'une armée constitue toujours une pression.

Le déroulement militaire de ces expéditions, qui se renouvelèrent pendant près de deux siècles, ne sera pas retracé en détail. La première croisade commença dans un grand enthousiasme. Elle lança sur les routes de l'Orient non seulement plusieurs armées de chevaliers, mais aussi des masses de pauvres gens qui se firent massacrer en Asie Mineure par les Turcs. Les chevaliers prirent Antioche en 1098, et Jérusalem en 1099. La Palestine et une grande partie de la Syrie, Damas exceptée, tombèrent aux mains des chrétiens d'Occident. On oublia de rendre ces territoires à l'empereur de Byzance, et ils furent constitués en principautés franques, avec en particulier un royaume de Jérusalem. Mais les princes musulmans voisins, arabes puis turcs, ne se résignèrent jamais à cette implantation latine, et la contre-offensive fut à peu près constante. Dès lors, les croisades suivantes furent en fait des expéditions de secours destinées à desserrer un étau qui se resserrait de plus en plus. Les territoires francs se réduisirent comme peau de chagrin, Jérusalem fut perdue en 1187 (victoire du sultan Saladin), récupérée en 1228, perdue définitivement en 1244. En 1291, la chute de Saint-Jean d'Acre met le point final à l'aventure.

Car la croisade fut aussi une aventure, et parmi les croisés les aventuriers avides de batailles et de butin se mêlaient aux pèlerins armés venus délivrer Jérusalem, ou plutôt chacun était un peu l'un et l'autre dans des proportions diverses. La prise de Jérusalem fut un carnage, comme l'avait déjà été celle d'Antioche. Le pire fut atteint avec la 4ème croisade, en 1204. Ne parvenant pas à convaincre les princes occidentaux et l'empereur de Byzance de s'unir pour reconquérir la Terre Sainte, le pape Innocent III avait cru pouvoir forcer l'événement en appelant directement évêques et chevaliers à s'armer. L'expédition lui échappa. Venise, qui fournissait les bateaux, et les chefs des croisés détournèrent l'armée vers Constantinople pour y détrôner l'empereur régnant, et réinstaller à sa place son prédécesseur évincé, dont le fils avait gagné leurs bonnes grâces (juillet 1203). L'année suivante, une révolte populaire mit à mort les protégés des croisés, qui continuaient à camper à proximité. Ils reprirent la ville, et se livrèrent alors au pillage et aux pires violences, jusque dans les églises. Puis ils installèrent un empereur latin et un patriarche latin, et se partagèrent la Thrace et la Grèce en s'y constituant des fiefs. De lutte contre l'infidèle il n'était plus question, on s'était installé chez des chrétiens orientaux en pays conquis, on tentait de les agréger au christianisme latin. Les empereurs grecs, repliés avec le patriarche à Nicée, sur la rive asiatique, réussirent à récupérer Constantinople dès 1261, mais les barons francs tinrent certaines régions du Péloponnèse jusqu'en 1428. Dès 1274 (concile de Lyon) les autorités byzantines ont tenté de renouer avec l'Occident et avec Rome, mais le souvenir des exactions des croisés était trop vif dans le peuple et le clergé pour que cela puisse être accepté. Notons cependant que quelques églises à double nef construites en Grèce à cette époque témoignent d'une timide tentative de coexistence harmonieuse : chaque rite y avait son sanctuaire.

En Syrie et en Palestine, le bilan des croisades se révèle mitigé. Il y eut des batailles sanglantes, des pillages ; il y eut aussi des périodes de rémission dans les affrontements, et même des alliances avec des princes musulmans voisins contre les visées du sultan d'Egypte. Il arriva que les adversaires, par exemple Saladin et Richard Coeur de Lion, fassent assaut d'esprit chevaleresque. Les relations commerciales et économiques entre l'Occident et la rive orientale de la Méditerranée s'intensifièrent, et elles ne disparurent pas après le repli des derniers chevaliers. Les chrétiens orientaux des diverses obédiences n'avaient sans doute pas été fâchés d'échapper à l'emprise musulmane, mais les barons latins firent vite figure de maîtres étrangers plus que de libérateurs, et l'on comprit bientôt qu'ils risquaient de repartir : que deviendrait-on alors ? La greffe ne prit pas, l'union ne se fit pas. Pourtant l'Occident latin, et notamment français, n'a jamais plus perdu de vue et de pensée ces chrétiens d'Orient, qu'on comprenait mal, mais à l'égard desquels on se sentait une certaine responsabilité alors qu'ils devaient vivre désormais sous les Turcs.

En Europe, la croisade ne fut pas sans conséquences pour la vie religieuse. Avant elle déjà, un pèlerinage lointain et difficile pouvait tenir lieu des pénitences imposées par le confesseur à un pécheur demandant l'absolution de fautes graves, et le pèlerinage de Jérusalem venait en tête pour cela. La croisade unissait ce pèlerinage et le sacrifice de ses aises, éventuellement de sa vie, pour la défense du tombeau du Christ et des chrétiens que l'Islam avait submergés dans ces régions. Très vite le pape accorda l'indulgence plénière, c'est-à-dire la remise de toutes les pénitences dues, à ceux qui faisaient voeu de croisade et se mettaient en route. En même temps, pour éviter que la famille et les biens du croisé ne soient mis à mal en son absence par ses voisins (n'oublions pas les guerres féodales !), l'Eglise les prenait sous sa protection et menaçait des peines les plus graves les contrevenants, ce qui favorisa la paix. Elle recommandait aux partants de ne chercher ni la richesse ni la gloire pour eux-mêmes, et leurs armées étaient encadrées religieusement par un ou des légats du pape. Elle mettait aussi en place tout un système de collecte de fonds pour soutenir les expéditions. Tout cela entraînait une emprise plus grande de l'Eglise, et en premier lieu de la papauté, sur la vie de la société occidentale, en même temps qu'un développement des indulgences, d'autant que bientôt frère François d'Assise fit remarquer que les pauvres et les petits, qui n'avaient pas de quoi s'armer pour partir en croisade, risquaient de rester les laissés pour compte des indulgences, et obtint pour eux les mêmes privilèges à moindre frais, par la visite de la chapelle de la Portioncule.

Pour les croisés sincères, tout quitter pour aller combattre pouvait constituer une véritable "conversion", analogue selon saint Bernard à la conversion de qui entre au monastère. Un pas de plus en ce sens fut accompli quand des chevaliers prononcèrent les voeux monastiques et se groupèrent en ordres religieux militaires pour assurer l'assistance aux pèlerins et la protection des terres chrétiennes contre l'assaut des infidèles. Ainsi naquirent successivement l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, les Chevaliers du Temple, les Chevaliers Teutoniques. On pouvait devenir moine en restant soldat. Ces ordres ont eu des destins divers. Les Templiers finirent comme l'on sait sous les coups de Philippe le Bel. Les Teutoniques repliés en Prusse se taillèrent au 14ème siècle un Etat face aux Baltes encore païens, mais s'en prirent aussi aux Russes orthodoxes et aux Polonais catholiques ! Les Chevaliers de Saint-Jean continuèrent la lutte à Rhodes puis à Malte, et subsistent aujourd'hui comme association caritative et hospitalière. Des ordres militaires furent fondés également dans l'Espagne de la Reconquête (1158 : fondation de l'Ordre de Calatrava).

Car au moment où la croisade s'enlise et va échouer en Orient, la reconquête espagnole fait un nouveau bond en avant, en reprenant Cordoue en 1236, Valence en 1238, Murcie en 1243, Séville en 1248. C'est un petit réduit musulman qui va seul subsister durant deux siècles et demi autour de Grenade, l'essentiel est acquis. Pourquoi ce succès en Espagne face à la déroute de la croisade orientale ? Outre les raisons tenant aux personnalités des chefs (les musulmans d'Orient ont eu quelques chefs remarquables), outre l'éloignement qui fragilise l'approvisionnement et l'envoi de renforts, outre les rivalités entre souverains et autres princes engagés dans la croisade, l'essentiel semble ceci : dans la péninsule ibérique, les populations chrétiennes soumises à la domination de l'Islam et les chrétiens du nord étaient le même peuple, avec la même langue et les mêmes traditions religieuses, tandis que les croisés étaient des étrangers, dont l'Eglise était en état de rupture avec les Eglises locales. La chrétienté espagnole a vécu la Reconquête comme une libération, la reconquête de la Terre Sainte qu'ont tentée les croisades n'était pas faite par ceux qui avaient été conquis, et les populations chrétiennes locales n'étaient pas actrices de leur libération supposée. Et pour le reste de la région, l'incursion des croisés n'était qu'une invasion. Elle a été rejetée à la mer.


7- Le siècle de saint Dominique, saint François et saint Louis

Le 13ème siècle (et, dans certains domaines, déjà la seconde moitié du 12ème) est le Grand Siècle du Moyen Age chrétien. Si aux trois saints du titre on ajoute les saints de la recherche théologique, Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Bonaventure, quelle impression d'épanouissement !

Non que tout ait été parfait dans le christianisme de cette époque. Il y eut un immense effort pour bâtir ou maintenir un monde chrétien en Europe occidentale, face à plusieurs défis. Mais la réponse à ces défis a parfois eu deux faces, l'une moins belle que l'autre.

Face à la violence des armes, la trêve de Dieu

Les guerres locales entre seigneurs, causes de ravages pour toute la population, scandale entre barons chrétiens, n'avaient cessé de préoccuper l'Eglise. Faute de pouvoir les extirper, elle avait dès longtemps essayé de les limiter, au nom du respect dû au jour du Seigneur pour commencer, ensuite aussi aux jours de son agonie et de sa passion, ce qui fait qu'à la fin du onzième siècle les opérations guerrières ne sont en principe plus possibles que du lundi matin au mercredi soir, et sont entièrement interdites de l'Avent à l'Epiphanie et du Carême à l'octave de Pâques. Cette "trêve de Dieu" fut à nouveau et solennellement proclamée au 3ème concile du Latran, en 1179. Tel est le régime sous lequel on vit dans la chrétienté à l'aube du 13ème siècle, sous peine d'excommunication, ce qui il est vrai n'est pas décisif à une époque où on peut être à plusieurs reprises dans une vie frappé puis relevé de l'excommunication. Et surtout on peut se demander si l'esprit de violence a vraiment diminué, il a été plutôt dérivé vers la croisade, extérieure ou intérieure, avec tous les excès que permet alors la bonne conscience. Reste que les paysans des royaumes chrétiens ont été heureux que leurs récoltes soient moins dévastées.

Face à la nouvelle richesse urbaine : de Pierre Valdès à François d'Assise.

L'Europe de cette époque demeure très majoritairement un monde rural. Mais la progression démographique et le développement des échanges ont favorisé la croissance et l'enrichissement des villes, avec l'émergence d'une bourgeoisie urbaine soucieuse de ses affaires, certes, mais également avide de participation au pouvoir, au moins au plan local (c'est le mouvement communal), et avide de reconnaissance jusque dans l'Eglise.

Dans certaines régions, notamment en France du Nord, les cathédrales et les églises de pèlerinage ne sont plus assez grandes lors des fêtes. On entreprend de les reconstruire. Dès le milieu du 12ème siècle, c'est le cas à Saint-Denis, sous l'impulsion de l'abbé du monastère, Suger : pour la première fois, toute l'architecture d'un monument s'ordonne autour de l'utilisation des voûtes sur croisées d'ogives, l'art qu'on appellera plus tard gothique est né. Il permet des églises plus vastes, plus lumineuses. Au 13ème siècle, il est le langage dans lequel s'exprime la piété bâtisseuse de toute l'Europe occidentale, à l'exception de certains secteurs de la seule Italie. La construction de chacune de ces cathédrales demande des décennies, quelquefois plusieurs siècles ; l'opiniâtreté des chapitres de chanoines compense les discontinuités liées à la succession des évêques, et le peuple chrétien participe à l'effort. Ces édifices signifient si bien la prière, lorsqu'on les voit pointer vers le ciel en approchant d'une ville, que beaucoup ont du mal, aujourd'hui encore, à imaginer autrement les églises.

Pour la beauté de ces constructions, mais aussi pour le confort des bourgeois et des princes, y compris les princes de l'Eglise, il se dépensait beaucoup d'argent. Ces temps connaissaient aussi des famines, et les ravages des guerres. Dans les "communes" récemment libérées des dominations seigneuriales, de nouveaux clivages sociaux étaient apparus : le luxe de certains, face à la précarité du plus grand nombre, posait problème. Le relâchement, parfois l'indignité, de la vie de certains clercs faisait scandale, et depuis la réforme grégorienne les laïcs étaient avertis que les choses devraient se passer autrement.

Laissons ici la parole à l'historien Pierre Riché : "Vers 1773 un riche marchand de Lyon, Pierre Valdès, très pieux, se convertit à la pauvreté en entendant l'Evangile en langue vulgaire et le conseil du Christ de tout laisser pour le suivre. Il quitte sa femme en lui laissant ses terres et distribue le reste de ses biens en aumônes. Il se met à prêcher sur les places publiques et groupe autour de lui des disciples. L'archevêque de Lyon s'en inquiète et interdit leur prédication. Alors Valdès en appelle au pape Alexandre III pendant le 3ème concile de Latran. Le pape reçut bien Valdès et ses compagnons et leur donna la permission de prêcher avec l'autorisation du curé du lieu" et, ajoutons-le, à condition qu'ils n'abordent que les questions de morale, de vie chrétienne, en laissant aux clercs l'explication de la doctrine.

Mais, à Rome déjà, certains fonctionnaires de la curie avaient été moins compréhensifs. L'un d'eux écrit : "Ces gens sont des illettrés (il faut comprendre : ne lisent pas le latin)... Ils suivent nus le Christ nu. Ils commencent humblement parce qu'ils n'ont rien. Si nous les laissons faire, c'est nous qui serons mis dehors." A Lyon, un nouvel archevêque leur interdit à nouveau de prêcher. Ils estiment qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, et continuent. Excommuniés, ils voient la sentence épiscopale confirmée en 1184 par le pape Lucius III. Valdès, tout en ne renonçant pas à prêcher, semble être resté dans l'Eglise, car bien des chrétiens, clercs compris, persistaient à lui faire confiance, sans trop se soucier de l'excommunication. En 1208, après sa disparition, certains de ses disciples furent réconciliés par Innocent III, et purent prêcher la pénitence sous le nom de Pauvres Catholiques. Mais d'autres s'éloignèrent de plus en plus, mirent en question la validité des sacrements dispensés par des prêtres indignes, ou même tout simplement par l'Eglise dont ils étaient désormais séparés. Le rejet du culte des saints et de toute institution hiérarchique s'ensuivit. On était passé d'une initiative louable mais mal reçue à une rupture mettant en cause la doctrine elle-même, ce qui les classait parmi les hérétiques. Pourchassés, persécutés, de petits groupes de Vaudois subsistèrent en Italie et dans le sud de la France, et plus tard rejoignirent la Réforme.

L'histoire de François d'Assise ne commence pas d'une manière très différente, sauf qu'il n'eut pas d'épouse à quitter, et qu'il pratiquait le latin. Il sort du même milieu, le négoce alors en pleine expansion. La vie qui s'ouvre devant lui ne mène qu'à l'accumulation de richesses, si honnêtement qu'elles aient été gagnées. En face, il y a la radicalité de l'Evangile, et le modèle du Christ pauvre sur les chemins de Galilée. Le petit groupe avec lequel il va solliciter l'approbation du pape en 1209 ou 1210 ressemble fort à celui qui avait suivi Pierre Valdès quelque trente ans plus tôt. D'où vient alors la divergence des résultats ? Elle tient d'abord à la perspicacité spirituelle des hommes d'Eglise que François a rencontrés, le pape Innocent III et le cardinal Hugolin, futur pape Grégoire IX, qui surent lui faire confiance. Elle tient surtout à ce que pour François, ses interlocuteurs romains l'ont tout de suite senti, la fidélité à l'Eglise dont il a reçu Jésus Christ est inconditionnelle.

Dès les premiers conflits que soulève son choix de la pauvreté, face à son père outragé, c'est dans les bras de l'évêque d'Assise qu'il se jette. Il n'attend pas d'avoir besoin d'un appui contre un prélat pour aller demander l'accord du pape. Devant l'évêque au train de vie le plus princier, devant tel petit prêtre de paroisse concubinaire ou malhonnête, il n'abdique rien des exigences de sa vocation et de l'Evangile, mais il s'incline aussi bien bas devant eux, car ils sont prêtres du Christ, et il reçoit humblement de leurs mains même souillées le Corps de son Sauveur. Les disciples affluent, la spontanéité des premières années n'est plus tenable, le petit groupe fraternel devient un ordre nombreux qu'il faut organiser et auquel on ne peut imposer uniformément la radicalité des choix du fondateur : il renâcle, il faut insister pour qu'il remette en chantier une règle trop exigeante et peu applicable, mais il le fait, persuadé que c'est Dieu qui le lui demande, par l'Eglise et ses responsables. Cela le crucifie, mais à ce prix son oeuvre a duré.

Tel fut François dans l'Eglise de son temps. Il ne condamne pas la croisade guerrière, mais il ne la suit que pour se présenter sans armes ni argent devant le sultan d'Egypte et lui proposer sa foi. Naïveté ? Les armes à la fin n'ont pas mieux réussi, et l'on n'a pas pu aujourd'hui trouver un meilleur endroit que sa ville d'Assise pour lancer le dialogue interreligieux. Il ne maudit pas la nouvelle civilisation urbaine, il n'en écarte pas ses frères pour les confiner dans quelque vallon (même s'il aime s'y retirer pour un temps), mais il la conteste par leur genre de vie, et leurs couvents s'installent en plein milieu. Il n'accuse pas les vastes domaines des abbayes, mais il défend à ses frères de posséder quoi que ce soit, non seulement individuellement mais collectivement, et ils ne doivent vivre que de leur travail et d'aumônes. Il prêche la pénitence aux laïcs, mais sans prétendre qu'ils auront grand mal à se sauver s'ils n'entrent pas au couvent, et il leur ouvre avec le tiers-ordre la possibilité de participer à sa fraternité sans abdiquer leurs responsabilités familiales et civiques. Il renouvelle et revivifie sans prendre le risque de briser.


Face à l'hérésie : de saint Dominique à l'Inquisition.

A dire vrai, l'hérésie cathare, ou albigeoise du nom de la région où elle a été particulièrement virulente en France, était plus qu'une hérésie : quand on enseigne que la matière a été créée non pas par le Dieu bon, créateur des seuls esprits, mais par un dieu antagoniste ou un ange déchu, quand on ajoute que Jésus a été un esprit envoyé dans une apparence de corps pour prêcher aux hommes la voie du salut mais n'a pas souffert réellement, on n'est plus dans le christianisme, même déviant. Il s'agissait d'une résurgence du vieux dualisme manichéen, venue d'Orient probablement par la Bulgarie, où avait sévi l'hérésie bogomile assez analogue. L'austérité ascétique des "parfaits" cathares, continents parce qu'à leurs yeux la transmission de la vie est perpétuation du mal de l'existence charnelle, contrastait avec l'installation dans le siècle de nombreux prélats catholiques, et l'on était séduit par la promesse du salut pour tout homme ou femme qui à son lit de mort reçoit le consolamentum l'assimilant aux parfaits. Le danger pour la foi était grand.

Ces doctrines se répandent en Europe occidentale au milieu du 12ème siècle, tout particulièrement en Languedoc, en Provence et dans le nord de l'Italie. Face à la condamnation de la chair affichée par les cathares, l'Eglise reconnut dans le mariage conclu par des chrétiens un sacrement (synode de Vérone, 1184). On envoya des prédicateurs parcourir les régions atteintes, ils n'obtinrent pas grand-chose. On livra des récalcitrants au pouvoir séculier, et celui-ci passa vite de l'emprisonnement et de la confiscation des biens à la peine du feu (décret de Pierre d'Aragon en 1197). L'hérésie était toujours là.

Dominique de Guzman était un espagnol, chanoine régulier à Osma, en Castille. Il accompagnait son évêque Diego lorsque celui-ci traversa le Languedoc en 1205 et se joignit à trois abbés cisterciens (dont celui de Citeaux) que le pape avait envoyés combattre l'hérésie par la prédication. Dominique s'aperçut vite que la mission n'obtiendrait rien tant que la pompe de l'Eglise officielle contrasterait avec la pauvreté et l'austérité des prédicants cathares. Demeuré sur place après le départ de Diego, il parcourut le pays en tentant de convaincre. Il réussit même, raconte-t-on, à obtenir d'un évêque avec lequel il se rendait à une controverse publique avec les hérétiques qu'il abandonne son train seigneurial et son cheval, et se présente à la dispute sans escorte et nu-pieds.

Bientôt il groupa des compagnons, tout en installant dès 1206 à Prouille, non loin de Toulouse, un monastère féminin qui les soutiendrait de sa prière. Dominique et ses amis décidèrent d'adopter une stricte pauvreté, moins par une vocation personnelle que pour authentifier leur apostolat par la fidélité au mode de vie qui avait été celui des apôtres aux premiers jours du christianisme. Il s'agit d'opposer à l'erreur cathare non le poids d'une Eglise dominatrice, mais un humble et pauvre service de la vérité. En 1215, Dominique se rend à Rome, Innocent III approuve ce qui est devenu un ordre, caractérisé par l'étude approfondie de la parole de Dieu en vue de la répandre, le renoncement à tout revenu pour ne vivre que des offrandes des fidèles, une participation active de tous au choix des responsables (les constitutions de l'ordre dominicain sont parmi les plus démocratiques). Après la fraternité franciscaine, un second ordre "mendiant" était né. Les deux fondateurs se sont probablement rencontrés à Rome en 1215. Saint Dominique mourut dès 1221 à Bologne.

Entre temps, la situation s'était aggravée en France. Dès 1208 un légat du pape, Pierre de Castelnau, avait été assassiné au cours d'une de ses tournées. On accusait du meurtre un des officiers du comte de Toulouse. De toute façon, celui-ci se montrait peu enclin à pourchasser les hérétiques, ne voulant pas entreprendre une guerre contre une notable partie de ses sujets. Innocent III appela à une croisade. Le comte se soumit, et offrit même de prendre la tête de la croisade contre les "albigeois", mais il était trop tard, les barons du nord s'étaient précipités pour profiter de l'aubaine, sous la direction de Simon de Monrfort. Prenant Béziers d'assaut, ils massacrèrent tout ce qui se présentait, catholiques et cathares mêlés, en présence du légat, qui n'était autre que l'abbé de Citeaux ! Le pape avait largement perdu le contrôle des événements, et après divers retournements de situation, la couronne de France enleva la mise, lorsqu'en 1229 la régente Blanche de Castille imposa au comte de Toulouse un traité qui programmait la réunion du comté au domaine royal. Sur place la répression armée de l'hérésie culmina et s'acheva avec le siège et le bûcher de Montségur (1244), mais l'Inquisition continua à pourchasser les hérétiques véritables ou supposés.

Car ces troubles avaient eu une autre conséquence : la systématisation de la violence contre les déviants sous la forme de l'Inquisitiion. Au début, on avait cherché à convaincre les cathares de revenir à la foi catholique et à l'Eglise. Devant l'échec, on avait demandé au pouvoir séculier de les châtier, et on avait déclenché la croisade. On fit un pas de plus quand on demanda aux évêques d'organiser eux-mêmes, en les confiant à des prêtres spécialement choisis, la recherche et le châtiment des hérétiques. En 1231, Grégoire IX donna à l'Inquisition un statut pontifical et l'intégra au droit canon. Dès lors les dénonciations, l'enquête par la torture, les châtiments cruels, que pratiquait déjà la justice civile, furent mis en oeuvre par des ecclésiastiques avec d'autant plus de violence qu'ils se sentaient responsables de la cohésion de la chrétienté menacée de dislocation, et du salut des âmes, mis en péril par la contagion des erreurs. L'Eglise du Crucifié suppliciait avec bonne conscience.

Sans désavouer la croisade (qui en aurait eu l'idée à l'époque ?), Dominique avait prôné d'autres méthodes. Le moindre paradoxe n'est pas que ses fils ont pris rapidement une part prépondérante dans l'expansion de l'Inquisition. Un autre sujet d'étonnement est celui-ci : nul n'a eu plus de discernement spirituel face à François et Dominique qu'Innocent III, il a su reconnaître et approuver ces va-nu-pieds contre les préjugés de bien des gens de son entourage et peut-être les siens propres ; le même pape a fini par excuser le sac de Constantinople, et il a déclenché les ravages de la croisade albigeoise. Et qui a mieux soutenu saint François que le cardinal Hugolin ? Le même homme, devenu Grégoire IX, organise et pérennise l'Inquisition. Saint Louis a su être un exemple de droiture et de piété pour son entourage, rendre bonne justice aux plus humbles, ou encore, pour affermir la paix, laisser ou rendre des territoires à un vassal vaincu, mais c'est pendant son règne personnel que le bûcher de Montségur a été allumé.


Construire une culture chrétienne.

Les siècles précédents avaient connu des écoles cathédrales et monastiques. La culture antique et patristique n'avait jamais cessé d'être transmise, au moins partiellement : partiellement dans son contenu, parce qu'un petit nombre d'auteurs seulement continuait à être étudié, partiellement dans ses destinataires, limités presque totalement aux clercs. C'est ainsi que, lors du passage à Constantinople des croisés de la première expédition, la fille de l'empereur Alexis, lectrice de Platon, s'étonnait de l'inculture et même de l'illettrisme de nombreux barons francs.

Au 12ème siècle, les écoles se sont multipliées dans certaines villes, notamment à Paris, où des maîtres privés enseignent non sans le contrôle de l'Eglise, certes, mais en rassemblant des étudiants pour leur propre compte. Tel fut le cas d'Abélard (mort en 1142). A l'orée du 13ème siècle se produisent plusieurs évolutions importantes.

A Oxford et à Paris, maîtres et étudiants sont maintenant nombreux, principalement dans l'étude des arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique constituent une sorte de propédeutique à toute autre étude) et dans le commentaire de l'Ecriture sainte, qui commence à devenir un véritable enseignement théologique. Dans d'autres villes on est plus spécialisé : c'est le droit (droit romain et droit canon) à Bologne, la médecine à Montpellier. Etudiants et maîtres, sans prétendre sortir du giron de l'Eglise ni cesser d'être considérés comme des clercs, aspirent à ne plus dépendre directement des évêques locaux et à constituer des communautés largement autonomes. C'est ce qu'ils obtiennent en s'appuyant sur la papauté, en gros entre 1180 et 1230 : ainsi naquirent les premières universités dans les quatre villes dont nous avons parlé, et bientôt aussi à Cambridge, Padoue, Naples, Salamanque, Toulouse (fondée comme foyer de formation face à l'hérésie), d'autres encore.

Les maîtres séculiers qui y enseignaient reçurent aussitôt un renfort, ou affrontèrent une concurrence, dont ils se seraient bien passés et qu'à Paris notamment ils n'acceptèrent pleinement, après des crises graves, que sur l'injonction du pape : il s'agit des ordres mendiants. Pour les dominicains, voués à l'étude en vue de la prédication, c'était une vocation évidente, et deux ans après la naissance de l'ordre ils sont à Paris et à Bologne. François, lui, ne voulait d'abord prêcher que la pénitence, il se méfiait des subtilités et de l'orgueil des savants, mais devant la science théologique d'une recrue de choix qui n'en était pas moins un vrai et humble frère mineur, frère Antoine (saint Antoine de Padoue), il reconnut que ce serait pécher que de ne pas lui confier un enseignement. D'autres suivirent. Dès 1257, trente ans après la mort du fondateur, un franciscain enseignant à l'université de Paris, Bonaventure, devenait ministre général de l'ordre. Quelles qu'aient été les résistances, dominicains et franciscains avaient désormais toute leur place dans les universités, et s'y montraient les intelligences les plus fécondes au service de la foi.

Précisément, la chrétienté avait besoin alors de ces esprits à la fois audacieux, inventifs, et fidèles. Car, progressivement, des pans entiers de la science et de la philosophie antiques, perdus ou négligés, resurgissaient, et venaient perturber la réflexion chrétienne, mais aussi l'enrichir et la stimuler. On a dit plus haut comment le monde arabe s'était approprié notamment Aristote, et comment par l'Espagne celui-ci allait un jour parvenir dans la chrétienté latine. C'est ce qui se passe au moment qui nous occupe : des traductions des oeuvres d'Aristote portant sur la logique, sur la biologie, enfin la métaphysique, apparaissent les unes après les autres, assorties de commentaires, notamment ceux du savant et philosophe arabe cordouan Averrroès (1126-1198). Bon nombre de ces traductions ont été faites, de l'arabe au latin, par des juifs de Tolède : de Cordoue encore arabe à Tolède reconquise, l'Espagne est un extraordinaire creuset culturel. Stimulé par ces apports, on se met à rechercher aussi au fond des bibliothèques du monde chrétien les manuscrits oubliés. Aristote devient "le" philosophe.

Jusque-là, on avait plutôt appuyé l'effort intellectuel, à travers l'influence de saint Augustin, sur une philosophie héritée du platonisme et du néo-platonisme, qui favorisait une interprétation symbolique des réalités naturelles, chaque niveau de réalité renvoyant à un niveau plus élevé comme à son modèle. Cela aidait la méditation spirituelle. La pensée d'Aristote est plus orientée vers la saisie rationnelle du monde sensible en lui-même, et elle offrait à ceux qui la découvraient alors des instruments d'investigation qu'ils n'avaient osé espérer. Certains s'enthousiasmèrent, au point de négliger le fait que la métaphysique d'Aristote ne peut être adoptée telle quelle par le chrétien : chez lui la divinité n'est qu'un premier moteur impersonnel et impassible, bien éloigné du Dieu biblique engagé dans l'histoire et dans notre salut. Ces enthousiastes restaient chrétiens, ils n'auraient d'ailleurs pu dans cette civilisation avoir même l'idée de ne plus l'être, mais dès lors ils séparaient radicalement le monde de la foi et celui des recherches rationnelles. Le musulman Averroès était allé dans ce sens, le chrétien Siger de Brabant lui emboîte le pas à Paris. D'autres ne virent que les dangers, et condamnèrent indistinctement tout recours à Aristote.

Le mérite des grands docteurs dominicains, l'allemand Albert le Grand (1206-1280) et l'italien Thomas d'Aquin (1225-1274), le second ayant été à Paris l'élève du premier, fut de se mettre au travail pour tenter non pas une conciliation mais un approfondissement qui, se servant d'Aristote sans s'y asservir, produirait une réflexion authentiquement chrétienne et cependant bien à jour, en phase avec les besoins intellectuels du temps. Thomas y parvint plus parfaitement que son maître, chez qui subsistent des manques de cohérence entre les divers apports. Il y parvint notamment avec la Somme contre les Gentils et la Somme théologique, ses deux ouvrages majeurs. La synthèse qu'il élabore rend justice à la fois aux requêtes de la révélation et à l'efficacité propre de la raison, y compris lorsqu'il s'agit de creuser la compréhension des mystères révélés. Il se montre là plus optimiste à l'égard de la raison humaine que la tradition augustinienne, qui ne méprise pas l'intelligence, certes, mais éprouve le besoin d'en contrôler de près l'exercice dans notre nature blessée par le péché.

Saint Thomas d'Aquin ne put imposer ces idées sans débat. Le franciscain saint Bonaventure, de tradition augustinienne, lui aurait reproché amicalement de mettre l'eau de la raison dans le vin pur de la sagesse divine, à quoi saint Thomas aurait rétorqué que l'eau, comme à Cana, est changée en vin. C'est donc sur des bases différentes que saint Bonaventure développe une réflexion également riche, notamment dans son Itinéraire de l'esprit vers Dieu. Tous deux ont été reconnus "docteurs de l'Eglise".

D'ailleurs, les idées de Thomas se sont-elles vraiment imposées ? Trois ans après sa mort, l'évêque de Paris, Etienne Tempier, craint qu'il n'ait fait la part trop belle à une philosophie étrangère au christianisme, au risque de contaminer de naturalisme la pensée chrétienne. Poussé aussi bien par des adversaires de l'aristotélisme que par des séculiers hostiles aux maîtres issus des ordres mendiants, il condamne une brassée de thèses puisées dans les écrits de Thomas, que l'on a mêlées à un plus grand nombre de thèses averroïstes pour les frapper d'une condamnation globale. Thomas sera réhabilité plus tard, et canonisé, mais le thomisme qui sera ultérieurement enseigné sera devenu un système bien propre et figé, non plus cette réponse vivante aux exigences du temps qu'avait été son travail dans le bouillonnement intellectuel du 13ème siècle.

On aura remarqué le rôle de Paris dans cette floraison. Albert le Grand a enseigné aussi à Cologne, Thomas à Naples, Jean Duns Scot (1266-1308), un franciscain comme Bonaventure, à Oxford et Cologne. Tous sont passés par Paris, y ont pris leurs grades. C'était la plaque tournante, au milieu d'une chrétienté occidentale où les théologiens ne cessaient de circuler, à pied plus souvent qu'à cheval ou sur une mule, comme faisaient aussi les marchands pour d'autres raisons. Grâce à cette circulation, qui concerne aussi les évêques, les légats des papes, parfois les papes eux-mêmes, grâce aussi au latin, langue de tous les échanges intellectuels, la culture chrétienne est une sans se soucier des frontières, et bien vivante.

Même l'art gothique, qui se répand alors dans toutes les directions, peut être mis en relation avec cet épanouissement de la raison au service de la foi. Car, par rapport à l'art roman, si beau pourtant mais voué à des murs épais et des voûtes plutôt étroites, l'architecture gothique marque une libération des formes due à une rationalisation de l'équilibre des édifices, avec le report des poussées sur les piliers et les contreforts. Bien sûr, en cette matière aussi l'effort rationnel peut se lancer un peu trop haut imprudemment, l'effondrement des voûtes du choeur de Beauvais en 1284 est là pour le prouver.

Appuyé sur les réformes des siècles précédents depuis Grégoire VII, le 13ème siècle a vraiment voulu bâtir non seulement une culture chrétienne, mais plus largement un monde chrétien cohérent, purgé de l'hérésie, où les excès de la richesse seraient contestés par la pauvreté volontaire, où les laïcs ne seraient plus des laissés pour compte de la sainteté, où l'on irait ensemble vers Dieu sous la direction de l'Eglise et du pape. La figure de saint Louis symbolise bien cet effort, et c'est au temps de ce roi qu'on a été le plus près de réaliser ce programme. On l'a fait avec les moyens qui paraissaient normaux à l'époque, et nous avons pris conscience depuis lors que certains sont radicalement anti-évangéliques. Parallèlement, l'échec de la croisade en Orient devenait définitif. Les réussites mêmes reposaient sur des équilibres menacés. La condamnation des thèses thomistes en 1277, les disputes entre franciscains sur la fidélité aux intentions du fondateur, l'écart entre les méthodes de Dominique et les pratiques de l'Inquisition, témoignent de cette fragilité.

Rêver de refaire le 13ème siècle est absurde. S'inspirer des intuitions de Dominique pour la mission, de François face à l'argent et à la puissance, de Thomas face à la science et à la philosophie, ne l'est pas.


8- Après 1300 : déclin de la chrétienté médiévale ?

Durant cet "automne du Moyen Age" (l'expression est de l'historien J. Huizinga), la cohésion de la cité chrétienne construite au 13ème siècle en Europe occidentale se défait, sous l'influence à la fois de facteurs internes à l'Eglise ou la concernant directement, et de malheurs généraux comme la peste noire, qui détruisit entre le quart et le tiers de la population entre 1348 et 1351, ou la Guerre de Cent Ans, destructrice aussi pendant les trêves du fait des bandes armées sans emploi. Mais, en même temps, ici et là de nouvelles voies sont ouvertes, qui mèneront à la Renaissance, à la Réforme, ou plutôt aux Réformes, protestante et catholique, et aussi à une société moins totalisante, où les Etats se dégagent de l'emprise du pouvoir religieux.

Vers l'autonomie du pouvoir temporel

On connaît le conflit qui, de 1296 à la mort du pape en 1303, opposa Philippe le Bel à Boniface VIII. Au départ, il s'agissait pour le roi de lever des impôts sur les clercs sans se soucier des immunités décrétées par le pape. Bien vite, le débat s'élargit et Boniface affirma la prétention de la papauté à être sur cette terre l'unique source d'une autorité légitime, au temporel comme au spirituel, le roi étant titulaire seulement d'un pouvoir exécutif dans l'obéissance (bulle Unam Sanctam, 1302). Appuyé sur les arguments de ses légistes, pour qui le roi n'a pas de supérieur au temporel, Philippe ne tint aucun compte des anathèmes du pape, et envoya une armée le faire prisonnier. Le pape mourut peu après, et si aucun de ses successeurs ne désavoua Unam Sanctam, en fait l'incapacité où s'était trouvé Boniface d'appliquer ses vues fit en quelque sorte jurisprudence, d'autant plus que les papes français d'Avignon ne cherchèrent jamais la confrontation avec le roi de leur pays d'origine.

Du côté de l'empereur, depuis Grégoire VII la papauté se trouvait affranchie de toute dépendance envers celui qui portait le titre de roi des Romains et se considérait comme l'héritier de Constantin et de Charlemagne, mais de l'ancien état de dépendance réciproque entre les deux pouvoirs demeurait chez les papes l'habitude d'intervenir lors des successions (l'empire était électif), au moins lorsqu'il y avait compétition et que les princes allemands se divisaient sur le choix : était légitime celui que le pape acceptait de couronner. En 1323 encore, Jean XXII prit parti contre Louis de Bavière, qui n'avait triomphé d'un compétiteur que par les armes. Charles de Bohême, qui devint ensuite empereur sous le nom de Charles IV avec l'accord du successeur de Jean, promulgua en 1356 un règlement de l'élection impériale destiné à éviter les contestations : la "Bulle d'Or" fixait la liste des électeurs (quatre princes et trois archevêques), déclarait inviolables les territoires attachés à leur titre, organisait la procédure sans équivoque. Rien dans le texte ne niait les pouvoirs du pape, mais on n'en parlait pas, et ils étaient devenus sans objet.

Les vicissitudes de la papauté. Avignon. Le grand schisme

En 1304, un pape dont le nom importe peu fuit Rome, troublée par les affrontements des grandes familles (presque une guerre civile), et se réfugie à Pérouse, dans ses domaines d'Italie centrale, où il meurt. Les cardinaux, toujours à Pérouse , mettent onze mois à lui désigner un successeur, l'archevêque de Bordeaux. Celui-ci, Clément V, d'abord retenu en France par ses efforts pour éviter la guerre entre la France et l'Angleterre et ses négociations avec Philippe le Bel sur l'affaire des Templiers, est ensuite empêché de gagner l'Italie par des révoltes et une invasion des armées impériales. En 1309, il décide de se fixer à Avignon, ville sûre et bien située au coeur de la chrétienté catholique, sur la lisière des possessions pontificales du Comtat Venaissin. C'est seulement vers 1360 qu'un cardinal-légat bon militaire réussit à rétablir l'autorité du pape sur ses Etats d'Italie, et en 1377 que Grégoire XI rentre définitivement à Rome. Entre temps, sept papes français, tous gascons, limousins ou languedociens, se sont succédé à Avignon.

Le pape est pape, exerce le primat dans l'Eglise universelle, parce qu'il est évêque de l'Eglise de Rome, là où Pierre et Paul sont venus achever leur mission par le martyre. Le séjour prolongé dans une résidence si lointaine, la confiscation de la fonction par des prélats tous sujets du roi de France, avaient quelque chose d'anormal. De plus, les papes finançaient jusque-là leur activité et celle de la curie grâce aux revenus que leur procurait leur souveraineté sur l'Italie centrale. Ces revenus, compromis par les troubles, ne leur parvenaient pas à Avignon. Ils mirent en place une fiscalité ecclésiastique qui pesa sur l'ensemble des diocèses et des monastères de la chrétienté latine, et coûtait à peu près un an de revenus à tout clerc prenant possession d'un "bénéfice" (évêché, abbaye, etc.) Administrativement, la papauté d'Avignon fut un succès. Spirituellement, c'est autre chose.

Grégoire XI rentre à Rome en 1377. Dès 1378, à sa mort, c'est le schisme. Les cardinaux sont français en majorité, le peuple romain réclame dans la rue un Italien, non sans quelques violences. On élit l'archevêque de Bari, Urbain VI. On le croyait modéré, il se révèle aussitôt despotique, cruel même, car les récalcitrants subissent la torture. Les cardinaux français quittent Rome, et sont bientôt rejoints par les Italiens, tout aussi consternés. On se met d'accord pour déclarer invalide l'élection en raison des pressions extérieures, et on choisit le cardinal Robert de Genève, Clément VII, qui, ne pouvant prendre possession de Rome, reprend le chemin d'Avignon. Ce n'étaient donc pas deux partis en désaccord qui avaient élu deux antagonistes, mais les mêmes qui s'étaient ravisés. En sortir par un compromis était d'autant plus difficile, et l'on ne s'en sortit pas. Pouvait-on espérer qu'à la mort d'un des deux, l'autre serait accepté par tous ? Chacun des deux papes créa un nombre suffisant de cardinaux parmi ses partisans pour qu'à sa mort un conclave lui donne un successeur.

La confusion fut grande. De futurs saints canonisés, Catherine de Sienne et Vincent Ferrier, soutinrent des partis contraires. Les grands Etats se repartirent à peu près à égalité dans les deux camps, selon des soucis politiques : la France soutenait Avignon, l'Angleterre prenait donc parti pour Rome, et l'Ecosse contre la préférence de l'Angleterre. Il ne semble pas cependant que la vie du peuple chrétien en ait été grandement affectée à la base, on ne se posait pas de question sur le choix fait par les évêques et le roi du pays où l'on vivait. La confiance dans l'institution pouvait pourtant être ébranlée. Que faire ?

Un concile pour trancher ? Mais normalement c'est le pape (ici : quel pape ?) qui le convoque. Selon les canonistes, l'urgence peut permettre que les cardinaux ou l'empereur se substituent à la papauté défaillante. Des cardinaux des deux bords convoquent à Pise en 1409 un concile, qui ne fit qu'ajouter à la confusion parce que la démission qu'il exigea des antagonistes du moment ne fut pas donnée, et que l'élu unique qu'il voulut leur substituer devint en fait un troisième pape ! Le concile de Constance (1414-1418) convoqué par l'empereur Sigismond, réussit mieux, puisque deux des papes acceptèrent de se retirer, que le troisième fut abandonné de tous, et que l'élection de Martin V en 1417, par les cardinaux présents au concile, fut rapidement acceptée.

Le concile de Constance avait dû à certains moments délibérer en l'absence de tout pape, même contesté. Que valaient ses délibérations ? Certains théologiens présents affirmèrent la pleine valeur du concile, et que tous, pape compris, lui doivent alors obéissance en matière de foi ou de réforme de l'Eglise. Un décret fut voté en ce sens. En tout cas le concile imposa à Martin V, qui accepta, la tenue périodique de conciles. Mais les conciles de Pavie (1423) et de Bâle (à partir de 1431) se déroulent de manière confuse, sans résultats durables ; à Bâle, on vota pour des thèses conciliaristes extrêmes, subordonnant le pape au concile, mais à un moment où les évêques étaient devenus minoritaires parmi les votants, l'assemblée ayant été étendue à une foule de théologiens. Après que le pape Eugène IV eut décidé le transfert du concile à Ferrare puis à Florence (5 juillet 1439 : union avec les Grecs), ce transfert fut refusé par la majorité des participants, mais les débats s'enlisèrent et le concile bâlois s'éteignit. Dans les faits, les thèses conciliaristes s'étaient révélées inopérantes une fois que le schisme avait été résorbé et qu'on avait un pape incontestable. Mais elles pouvaient refaire surface en cas de conflits. On peut peut-être penser que l'approche juridique, voulant à toute force établir que le concile domine le pape, ou l'inverse, n'est pas la meilleure pour être fidèle à l'Esprit.

Dans la seconde moitié du 15ème siècle, les papes, maintenant installés au Vatican, jouissent à nouveau d'un pouvoir sans mélange. Mais est-ce encore un service spirituel ? Ne sont-ils pas devenus avant tout des princes temporels et des mécènes humanistes, certes soucieux de religion même quand leur vie privée pourrait le démentir, mais n'est-ce pas le cas aussi de bien des rois ?

Les épreuves de l'Orient chrétien

En 1240, les Mongols ont détruit Kiev, et vont tenir les principautés russes en vassalité durant plusieurs siècles. Le nord-ouest du pays russe échappe mieux à leur emprise, mais le prince de Novgorod, Alexandre Nevski, un saint pour l'Eglise orthodoxe, a dû aussi repousser en 1242 une invasion des Chevaliers Teutoniques ! En 1325, le métropolite de l'Eglise russe, qui a quitté Kiev, s'installe à Moscou.

Pendant ce temps, le christianisme byzantin est pris dans un étau de plus en plus étroit par l'Islam turc : les Turcs sont passés en Europe dès la fin du 13ème siècle et se sont répandus dans les Balkans, où ils vassalisent les royaumes chrétiens (bataille du Kosovo, 1389). Constantinople encerclée tombera comme un fruit mûr en 1453. Dès 1448, Moscou a pris acte de la situation nouvelle, et proclamé son indépendance canonique. Cependant, à partir du 14ème siècle, la montagne de l'Athos (une presqu'île en mer Egée au nord de la Grèce) a commencé à se couvrir de monastères, et la "sainte montagne" demeurera malgré la domination turque un lieu de sanctification et aussi de contact entre les différents branches du monde orthodoxe.

Des cinq patriarcats de l'Antiquité, Rome seule demeure en zone chrétienne indépendante.

Les nouveautés de la philosophie et de la dévotion

La tentative thomiste de synthèse philosophico-théologique avait suscité des oppositions et même une condamnation, on ne l'a pas oublié. Certains penseurs des générations suivantes vont s'orienter dans une tout autre direction, c'est ce qu'on appelle le nominalisme, avec en particulier le franciscain Guillaume d'Occam. Pour un penseur nominaliste, les concepts généraux, comme "homme", ne désignent rien de réel, il n'existe que des individus, tels Pierre ou Paul ou Marie, et "homme" n'est qu'un nom sous lequel on les réunit, en raison de proximités entre eux que constate l'expérience. De telles vues permettent le développement de la science expérimentale, mais non pas une réflexion sur l'essence de la "nature humaine", ni par voie de conséquence sur la "nature divine", dont de toute façon on ne pourrait parler que par analogie. Tout discours sur Dieu, et même simplement sur son existence, utilisant des instruments philosophiques empruntés à Aristote ou à quelque autre, devient alors illusoire. Cela ne veut pas dire que Guillaume d'Occam renonce à Dieu, au contraire, mais il n'attend de clartés que de la Révélation, que de la Bible et de la tradition de l'Eglise. Ainsi se trouvent fortifiés à la fois un savoir sur le monde, de caractère expérimental, et une foi qui tend à devenir fidéiste. Entre les deux domaines est instaurée une coupure radicale. Ces idées se répandirent rapidement dans les universités.

A la même époque, chez des âmes d'élite, un courant mystique se développe. Il faut citer ici les noms de Maître Eckhart, un dominicain mort en 1327, encore très théologien, et du religieux augustin Ruysbroeck "l'Admirable", mort en 1381, initiateur de ce qu'on a appelé la "dévotion moderne", et qui sait parler de l'union contemplative avec Dieu dans la langue de tous, et non plus seulement en latin. Cette dévotion moderne se répand dans les Pays-Bas, chez les "Frères de la Vie commune", où se retrouvent des clercs d'humble niveau et des laïcs de forte exigence spirituelle, associant le dévouement charitable et la prière, la recherche d'une vie intérieure plus sensible que spéculative, fondée sur l'imitation du Christ. L'Imitation de Jésus-Christ a été écrite dans ce milieu entre 1420 et 1440.

La piété populaire évolue elle aussi. Cela faisait longtemps qu'on se confiait à l'intercession des saints, c'est un aspect essentiel de la dévotion tout au long du Moyen Age. Le malheur des temps fait qu'on sent de plus en plus la besoin de ces soutiens célestes, et tout particulièrement de celui de la Vierge Marie. La considération de la mort se fait obsédante, on peint un peu partout des danses macabres qui rappellent que du pape au paysan tout le monde est entraîné vers le même trou, et doit sans attendre se soucier de son salut. On a peur de la damnation, on recherche les indulgences, on récite par quantités des Pater et des Ave, tandis qu'on assiste dévotement à des messes qu'on ne peut plus suivre en détail, faute de comprendre et même d'entendre ce que dit le prêtre en latin. La compassion aux souffrances rédemptrices de Jésus et à celles de sa mère (le Stabat Mater dolorosa date de cette période) est un élément important de la piété, les crucifix douloureux succèdent alors dans l'art religieux au Christ en majesté des tympans romans et au Christ serein et beau de la statuaire gothique du 13ème siècle. Ne nous y trompons pas, cette piété est authentique même quand ses formes nous sont étrangères, et les deux Ballades de François Villon, celle des Pendus et celle pour prier Notre-Dame, n'ont rien perdu de leur intensité priante.

Le besoin de réformes

Quoi qu'il en soit, et même si tout n'est pas déclin dans ces deux siècles, il existait entre ce qui se défaisait et ce qui se cherchait un déséquilibre, qui poussait des chrétiens exigeants à vouloir des réformes, ou même une réforme de l'Eglise.

On ne fera pas l'inventaire de tout ce qui faisait problème et allait être remis en question par la Réforme du 16ème siècle. On ne décrira pas non plus les tentatives des précurseurs tels que l'anglais Wyclif (mort en 1384) et le tchèque Jan Hus, sinon pour dire que le concile de Constance, qui sut mettre fin au grand schisme, fut aussi celui qui condamna Hus au bûcher en 1416. Leur apport sera examiné en prologue au livret sur le christianisme à l'époque de la Réforme.

On se contentera plus modestement de retracer quels furent dans les ordres religieux et le clergé les réformes partielles mais réelles qui furent mises en oeuvre dès avant la fin du Moyen Age. Dans le clergé séculier, les évêques, lorsqu'ils avaient le désir de corriger les abus et les défaillances, ce qui n'était pas toujours le cas, n'en avaient pas non plus toujours les moyens. Les nominations leur échappaient souvent, en raison de divers privilèges, et contre les sanctions la lettre du droit canon procurait bien des protections aux curés de moralité contestable ou paresseux à remplir leur mission. Dans les ordres, monastiques ou mendiants, les accommodements avec la règle, avec l'obéissance, avec les jeûnes, avec la pauvreté, s'étaient largement répandus, chez les simples religieux et encore plus chez les dignitaires. Les tentatives de réforme générale (Benoît XII l'essaya vers 1340 pour les bénédictins et les cisterciens) échouèrent. Alors on vit, aussi bien chez les moines que chez les mendiants, des abbayes ou des couvents entreprendre sans attendre les autres leur propre réforme, leur retour à une observance plus conforme à l'esprit de leur fondation. L'ennui était qu'ils demeuraient sous la coupe de supérieurs généraux qui voyaient assez mal cette contestation implicite. Peu à peu, les religieux qui se réformaient obtinrent, non sans conflits, de constituer à l'intérieur de leur ordre des groupements particuliers, congrégations d'abbayes, provinces d'ordres mendiants, avec une large autonomie, et dans un cas une pleine indépendance : chez les franciscains, les "observants" finirent par constituer un ordre complètement séparé des "conventuels" chez qui l'absence de propriété n'était plus que faux semblant. Seuls les chartreux n'eurent pas besoin de se réformer, la ferveur s'était maintenue.

Quelques noms propres : chez les bénédictins, les abbayes de Valladolid en Espagne, de Padoue, du Mont-Olivet et de Subiaco en Italie, de Melk en Autriche, animèrent ce renouveau. Chez les franciscains, saint Bernardin de Sienne (1380-1444) fut à la fois un réformateur écouté et un prédicateur de grand renom et efficace.

Lorsque, face au défi de la Réforme protestante, l'Eglise catholique entreprit sa propre réforme, elle profita de ce que ces "observants" de toutes robes avaient commencé.

Michel Poirier

(1) Byzance est le nom que la ville portait avant sa refondation par Constantin en 330, et le nom qu'on continue à donner à l'Empire dont elle fut la capitale. Retour au texte principal

Pour écrire ce livret, divers ouvrages ont été consultés.
Les plus constamment utilisés ont été :
- Jean COMBY, Pour lire l'histoire de l'Eglise, tome 1, Des origines au XVe siècle, Paris, Editions du Cerf, 1984.
- Roland FRÖHLICH, Histoire de l'Eglise. Panorama et chronologie, traduit et adapté par R. RINGENBACH, o.p., Paris, Desclée, 1984.
- M. D. KNOWLES et D. OBOLENSKY, le Moyen Age (tome 2 de la Nouvelle Histoire de l'Eglise), Paris, Editions du Seuil, 1968.
- Histoire du Christianisme des origines à nos jours, tomes 4 (1993), 5 (1993) et 6 (1990), sous la responsabilité de
Gilbert DAGRON,Michel MOLLAT DU JOURDIN, Pierre RICHE, André VAUCHEZ, Paris, Desclée de Brouwer.
- 2.000 ans de Christianisme (ouvrage collectif), tomes III et IV, Paris, Société d'Histoire chrétienne, 1975.