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L’Eglise d’Algérie : une question pour les Eglises d’Occident
Mgr Henri Teissier et Mgr Pierre Claverie

Le 8 décembre, les dix-neuf chrétiens qui laissèrent leur vie pendant la guerre civile en Algérie seront déclarés bienheureux ; l’Eglise voit en eux des martyrs, c’est-à-dire des témoins de la foi qui n’ont pas hésité à donner leur vie par fidélité au message de Jésus. Ceci se produisait dans un contexte que rappelle Monseigneur Teissier, l’archevêque émérite d’Alger.

Nous faisons suivre ses paroles de deux textes de Monseigneur Claverie, un des bienheureux qui seront honorés le 8 décembre. Il éclaire la vision d’une Eglise qui ne prétendrait pas posséder à elle seule la vérité. C’est à Oran, la ville où il était évêque, que sera célébrée la béatification. Elle est pour tous une invitation à méditer sur le mystère de l’Eglise et sur les conversions auxquelles elle est nécessairement et continuellement invitée. (1).

1- Le regard d’un évêque, Monseigneur Henri Teissier

2- Aimer en vérité Monseigneur Pierre Claverie

(0) Commentaires et débats

Le regard d’un évêque

Mgr Henri Teissier

Une situation politique troublée

On connaît le contexte. Le 26 décembre 1991 le corps électoral algérien avait été convoqué pour des élections législatives. Le parti FLN, jusque-là dominant, avait préparé une loi électorale qui donnait tous les sièges, dans chaque circonscription, au parti qui avait obtenu la majorité. Le FLN pensait ainsi obtenir la plus large représentation. Ce fut l’inverse qui se produisit. Dans la plupart des circonscriptions, en dehors de la Kabylie, le peuple votait pour les candidats du F.I.S. Le lendemain des élections, le 27 décembre, le Général Belkheir, alors ministre de l’intérieur, annonçait, donc, que le F.I.S. avait obtenu, dès le premier tour, 188 sièges. Il n‘en restait que 15 au F.L.N et 25 au F.F.S. Les responsables du F.I.S. (Front Islamiste du Salut), dès le sur-lendemain, annonçaient que les citoyens algériens allaient avoir à changer de comportement vestimentaire, alimentaire et de forme de loisirs. Une partie de la population prenait peur des conséquences prévisibles de ce vote sur leur vie quotidienne. Le F.F.S, les syndicats et les forces libérales organisaient une très grande manifestation qui vit défiler près d’un million de personnes sur les avenues du port. L’armée réagissait, à son tour. Le 11 janvier le Président Chadli démissionnait et un « Haut comité d’Etat » était formé avec cinq personnalités algériennes présidées par Mohamed Boudiaf, un ancien membre du groupe de militants qui avaient décidé l’insurrection du premier novembre 1954. Ali Haroun, ancien chef de la wilaya 7 (FLN de France), avait été le chercher au Maroc, où il s’était réfugié l’année qui avait suivi l’indépendance. Le F.I.S était dissous le 4 mars 1992, accusé, en particulier, d’avoir mené des attaques armées contre l‘ANP dans le Sud Est de l’Algérie, en novembre, avant même les élections. Beaucoup de ses militants furent internés dans des camps, dans le sud de l’Algérie. Une résistance armée se développait alors, qui entraina une lutte violente contre les forces de l‘ordre, puis, plus tard, contre la population algérienne elle-même.

L’Eglise mise à rude épreuve

La communauté chrétienne, comme toute la nation, allait se trouver prise dans ces affrontements qui dureront dans leur forme extrême jusqu’en 1999. Quand la crise dite de la « décennie noire » a commencé la plupart des familles chrétiennes étrangères sont reparties en Europe. Ne sont restés en Algérie que les étudiants ou migrants sub-sahariens, les prêtres, les religieux et religieuses et quelques volontaires laïcs. Fin octobre 1993, une employée du consulat de France, enlevée avec son mari et un collègue, était relâchée près de la Maison diocésaine qui est le centre de la communauté chrétienne dans le val d’Hydra, à El-Biar. Ses ravisseurs lui avaient remis une lettre destinée à l’ambassadeur de France et dans laquelle le responsable de l’époque du G.I.A. déclarait, qu’à partir du Ier décembre 1993, tous les étrangers qui resteraient en Algérie seraient éliminés. Et de fait dans les premiers jours de décembre 1993 plusieurs étrangers de diverses nationalités étaient assassinés, notamment dans la région d’Alger. Le premier massacre d’un groupe d’européens, explicitement visés parce que chrétiens, fut commis, le 14 décembre 1993, par un détachement du G.I.A., contre des ouvriers croates qui participaient à l’installation d’une canalisation entre la vallée de la Chiffa et le barrage de Bou Medfaa, à quelques km en dessous du monastère de Tibhirine. C’est au cours de l’année 1994 qu’allaient être commis les premiers assassinats de religieux ou religieuses de notre Eglise catholique d’Algérie. Les attaques dont furent victimes nos communautés ont commencé le 8 mai 1994 à la bibliothèque de lycéens que le diocèse gère rue Ben Cheneb, à la kasbah. Dans ce lieu 1000 jeunes, garçons et filles du secondaire, utilisaient cette bibliothèque. 95 % des livres qu’ils prenaient étaient en arabe, ce qui prouve bien que nous les aidions à se situer dans leur propre culture. Les deux premières victimes ont été tuées le 8 mai 1994, le Fr. mariste Henri Vergès et la petite sœur de l’Assomption, Paul Hélène Saint Raymond. Le lendemain le bulletin du G.I.A se félicitait « de la politique de liquidation des juifs, des chrétiens et des mécréants de la terre musulmane d’Algérie. Une brigade du G.I.A a tué deux croisés qui avaient passé de longues années à propager le mal en Algérie ».

Lors de la seconde attaque visant l’Eglise, le 23 octobre, sur le porche de la chapelle de Bab el Oued, ce sont deux religieuses augustines espagnoles, les sœurs Esther et Caridad, qui ont été victimes de la violence au moment même où elles allaient assister à la messe du dimanche. Deux mois après les PP. Dieulangard, Chevillard, Deckers et Chessel, quatre Pères blancs, furent victimes de la troisième attaque, le 27 décembre 1994, assassinés dans leur maison de Tizi Ouzou. L’attaque suivante, le 3 septembre 1995, devait frapper à mort deux religieuses de Notre Dame des Apôtres, les sœurs Bibiane et Marie Angèle qui revenaient de la messe dans leur quartier et approchaient de la maison où elles animaient un centre de couture de l’APC de Belcourt. Deux mois après, le 10 novembre 1995, la Petite Sœur Odette Prévost était assassinée devant sa maison alors qu’elle attendait une amie qui devait la conduire à la messe dans la chapelle de Kouba. Enfin dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, ce seront les sept moines trappistes du monastère de Tibhirine à 7 km de Médéa et à 90 km au sud-ouest d’Alger qui seront enlevés et dont la mort fut annoncée le 21 mai. D’autres informations plus récentes, affirment qu’ils auraient été tués, en fait, dès la fin avril. L’assassinat de Mgr Pierre Claverie à Oran avec son chauffeur Mohamed Bouchikhi, le 1e Août de cette même année, allait représenter la dernière victime de ces dix-neuf assassinats ayant atteint notre communauté chrétienne pendant ces années 1994, 1995 et 1996.

Une Eglise invitée au pardon

Ces violences contre notre communauté ont suscité notre réflexion, d’étape en étape. Il ne peut être question ici d’évoquer toutes ces étapes. Je proposerai donc de rejoindre l’une des expressions de notre questionnement commun, en reproduisant la méditation de Sr Lourdés l’une des sœurs espagnoles dont la communauté fut frappée par l’assassinat de deux de ses membres. « C’est à partir de l’assassinat de Henri Vergès et de Paul Hélène que nous avons pris conscience que la menace était bien là et que nous aussi nous pouvions être touchés. Pour nous et pour toute l’Eglise d’Algérie et surtout d’Alger ce fut le temps d’une profonde démarche spirituelle, tant au niveau personnel, qu’au niveau communautaire et en Eglise. Nous, en ces moments, nous ne voulions pas mourir, mais il nous fallait continuer notre travail, nos rencontres. Il nous fallait nous déplacer, nous prenions chaque jour le risque...Tous les jours en partant au travail, nous laissions nos papiers, nos passeports sur le lit, car nous ne savions pas si nous reviendrions chez nous en vie… »

« Dans notre travail quotidien, entourés de nos collègues algériens et algériennes nous les entendions dire, malgré le désarroi dans lequel nous nous trouvions, que, devant la violence, notre présence parmi eux leur redonnait force et espoir. Car chaque jour nous apprenions qu’il y avait des personnes proches qui avaient été victimes, touchés par la violence et nous rendions grâce de nous trouver encore vivants, de pouvoir vivre ce moment d’offrande, de partage, de présence à l’autre, encore plus belle, de découvrir ce que Dieu voulait de nous. C’était chaque jour un moment très fort de demande de pardon, pour nous et pour ceux qui faisaient du mal, là où la violence était quotidienne… Pourquoi tant de morts, toutes ces atrocités apparemment inutiles… C’était ainsi que nous vivions notre solidarité avec le peuple algérien avec lequel nous partagions la souffrance, l’angoisse, le risque d’être tué à tout moment, l’incompréhension de ces horreurs, de cette situation qui nous dépassait… dans un désir profond de paix, d’un retour de l’espoir des lendemains… Comment abandonner nos amis, nos travaux, - je travaillais à l’hôpital de Ben Aknoun où nous recevions beaucoup de blessés. Ils ont même ouvert au sein de l’hôpital une unité spéciale pour prendre en charge les policiers blessés pour les soigner. Personne ne voulait aller travailler dans cette nouvelle unité, car on avait peur, il y avait beaucoup d’intégristes, dans le service d’en face… La crainte qui régnait était que si on les soignait, nous risquions notre vie à notre tour… en raison du climat de vengeance qui régnait. Moi je me suis proposé pour l’ouverture de cette Unité, et c’est comme cela que j’ai pu encourager les autres collègues de l’hôpital de Ben Aknoun à venir travailler dans cette Unité où les agents de sécurité étaient soignés.

Nous-mêmes, comme notre Eglise, nous voulions à tout prix, rester avec ce peuple dans ces moments difficiles de persécution, de terreur. C’était un appel à rester pour être solidaires… et dans cette démarche nous cheminions jour après jour… Après les vacances d’été nous sommes toutes revenues, malgré la peur de nos familles et de nos sœurs... On ne pouvait pas se permettre d‘abandonner un peuple dans la souffrance. Tous nous faisions partie de ce peuple et nous l’aimions... ».


Cette méditation de la sœur Lourdès est très proche de bien des témoignages qui nous ont été donnés par nos autres frères et sœurs, victimes de la violence. On connaît la finale du Testament du Frère Christian qui s’adresse à celui-là même dont il aura été la victime : « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui pour toi aussi, je le veux ce « merci », cet A-Dieu, en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver larron heureux, en paradis, s’il plait à Dieu, notre Père à tous deux. Amen. » Le petit frère mariste Henri Vergès avait aussi écrit quelques jours avant d’être assassiné : « Dans nos relations quotidiennes, prenons ouvertement le parti de l’amour, du pardon, de la communion, contre la haine, la vengeance et la violence » (lettre du 4 février 1994 au Fr. Christian de Tibhirine).

Alger, 24 février 2017
Henri Teissier, Archevêque émérite d'Alger

Aimer en vérité

Mgr Pierre Claverie

« J’ai besoin de la vérité des autres »

« Dans cette expérience faite de la clôture, puis de la crise et de l’émergence de l’individu, j’acquiers la conviction personnelle qu’il n’y a d’humanité que plurielle et que, dès que nous prétendons – dans l’Église catholique, nous en avons la triste expérience au cours de notre histoire – posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité, nous tombons dans le totalitarisme et dans l’exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche, il y a certainement des vérités objectives mais qui nous dépassent tous et auxquelles on ne peut accéder que dans un long cheminement et en recomposant peu à peu cette vérité-là, en glanant dans les autres cultures, dans les autres types d’humanité, ce que les autres aussi ont acquis, ont cherché dans leur propre cheminement vers la vérité. Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres. »

« Nous n'avons aucun intérêt à sauver »

« Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé : ‘Que faites-vous là-bas ? Pourquoi restez-vous ? Secouez donc la poussière de vos sandales ! Rentrez chez vous ! Chez vous… Où sommes-nous chez nous ? … Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. À cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de déréliction et d’abandon ?… Elle se trompe, l’Église, et elle trompe le monde, lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller si elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, “ fort comme la mort ” comme le dit le Cantique des cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin. “ Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”… ».

Monseigneur Claverie
Evêque d’Oran de 1981 à 1996
Assassiné le 1er août 1996


Vitraux de Knoebel (cathédrale de Reims)

1- La version intégrale de cet article a déjà été publiée dans "Dieu maintenant". On la trouve à la page : Comment peut-on pardonner ? / Retour au texte