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L'Eglise au siècle des Réformes

1. Des conditions nouvelles pour la vie de l'Eglise
Constantinople aux mains des Turcs / L'imprimerie et l'essor de l'humanisme /
1492. L'achèvement de la Reconquête espagnole / 1492. L'ouverture sur de nouveaux mondes

2. Réformer l'Eglise ?
Premières tentatives : John Wycliffe et Jan Hus / De la pénitence publique ancienne aux indulgences modernes /
La crise de la fonction papale / Savonarole


3. 1517-1521 : l'échec de Luther
En France : le groupe de Meaux

4. Les nouveaux mondes : conquête et mission
Les conversions de Bartolomé de Las Casas

5. L'expansion de la Réforme protestante
Les Eglises luthériennes / Calvin et le Protestantisme calviniste /
Le paradoxe anglican / Les groupes minoritaires

6. Face à la pression turque

7. La Réforme catholique
Avant le Concile / L'oeuvre du Concile de Trente / Après le Concile

8. Les chrétiens orientaux au 16ème siècle
Constantinople / Moscou / La première Eglise "uniate"

9. Violence et guerres de religion
La violence de religion contre les personnes / Les conflits en Allemagne et la paix d'Augsbourg /
Les Pays-Bas : de la répression militaire à la division territoriale /
La France : guerres de religion; paix précaires, et massacres



Tapisserie de l'atelier Mes-tissages
d'après un pastel de Pierre Meneval



1- Des conditions nouvelles pour la vie de l'Eglise


En moins d'un demi-siècle, de la chute de Constantinople en 1453 à la découverte d'un Nouveau Monde à l'occident en 1492, les conditions dans lesquelles l'Eglise chrétienne affronte et résout ses problèmes sont profondément modifiées.

Constantinople aux mains des Turcs

Cela faisait déjà un siècle que les Turcs Ottomans, depuis longtemps devenus musulmans et solidement implantés en Asie Mineure, étaient passés en Europe et encerclaient peu à peu ce qui restait de l'Empire Byzantin. En 1444 une expédition de secours envoyée par le pape Eugène IV est écrasée par les Turcs à Varna. En 1453, le sultan donne l'assaut, et le dernier empereur byzantin meurt au combat après avoir participé à une dernière liturgie dans la cathédrale Sainte-Sophie, la ville est prise. Il avait cette fois attendu en vain l'aide d'un Occident latin auquel son prédécesseur Jean s'était lié dans cet espoir lors du Concile d'Union tenu à Florence en 1439. Sainte-Sophie devient mosquée, et Constantinople sera sous le nom d'Istanbul la capitale d'un Empire Ottoman musulman qui va bientôt dominer les Balkans (la Grèce, la Serbie - sauf Belgrade - et la Bulgarie sont soumises, les principautés roumaines sont vassalisées) en même temps que l'Egypte, le Proche-Orient, et un peu plus tard Alger et Tunis.

Dans l'immédiat, on a tendance à ne s'apitoyer sur la chute de Constantinople ni en Occident, où l'opinion commune estimait que les résistances opposées à l'Union ne méritaient pas mieux, ni en Orient, où l'on tenait les signatures données à Florence pour une trahison justifiant ce châtiment, et où beaucoup préféraient les musulmans, qui laissaient vivre une Eglise orthodoxe, aux occidentaux qui dans les Balkans avaient cherché à latiniser jusqu'à la conquête ottomane. En réalité, ces événements sont de grande conséquence pour la Chrétienté.

Le patriarcat de Constantinople voit son autorité confirmée sur les chrétiens qui relèvent de sa juridiction, car dans l'Empire Ottoman les chefs religieux sont aussi les représentants de leur communauté et les intermédiaires officiels entre elle et le pouvoir, ce qui ne va pas sans danger : pendant les siècles de domination ottomane, plusieurs chefs religieux paieront de leur vie des révoltes ou des insubordinations de leurs fidèles. Mais Constantinople asservie ne peut plus assumer aussi effectivement que par le passé son rôle de chef de file de l'Orthodoxie. Avec Rome, l'Union de Florence, jamais acceptée par le peuple orthodoxe, s'est trouvée annulée comme d'elle-même, d'autant que, le patriarcat étant vacant au moment de la prise de la ville, le sultan vainqueur a pris soin de faire nommer un adversaire résolu de cette union. Dans les Eglises orientales, qu'elles vivent sous les Ottomans ou dans des principautés libres, l'isolement favorise la revendication d'indépendance ("autocéphalie") à l'égard de Constantinople là où le patriarche gardait un droit de regard sur l'investiture du métropolite, et partout cela tend vers une identité très ambiguë entre l'Eglise locale et la nation : c'est l'Eglise orthodoxe grecque qui sauvera le sentiment national durant les siècles d'esclavage de la nation, mais on ne peut ignorer que l'Orthodoxie tout entière est allée alors vers un émiettement nationaliste.

Dans le cas particulier de la Russie, dès 1448 l'Eglise, qui a refusé l'Union de Florence, élit son métropolite en se passant de l'aval du patriarche de Constantinople. Moscou se pose de plus en plus en héritière de la "seconde Rome" désormais impuissante; en 1472 le Grand-Duc Ivan III épouse une nièce du dernier empereur byzantin. L'évolution vers "Moscou, troisième Rome" se poursuivra au siècle suivant quand Ivan IV "le Terrible" prendra officiellement en 1547 le titre de Tsar (César), déjà utilisé épisodiquement par Ivan III, et que le métropolite sera proclamé patriarche en 1589. L'Orthodoxie a maintenant deux centres de gravité.

Pour la chrétienté latine, l'Islam se confond désormais avec la poussée turque, qui se déploie en tenaille dans les Balkans d'un côté (jusque sous les remparts de Vienne en 1529), sur le sud de la Méditerranée de l'autre. La menace durera jusqu'au milieu du 17ème siècle. On ne doit pas négliger non plus l'influence qu'a pu avoir sur le développement de l'humanisme en Occident l'arrivée en Italie d'érudits grecs quittant Constantinople et apportant dans leurs bagages de précieux manuscrits anciens. Le nom le plus connu est celui de Bessarion, resté après Florence, et fait cardinal. Enfin le blocage turc au sud-est a peut-être contribué à pousser le monde latin vers l'Océan, avec les conséquences que l'on sait : colonisation et évangélisation.


L'imprimerie et l'essor de l'humanisme

Le livre manuscrit était rare et cher. L'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire des caractères métalliques mobiles qui permettent une impression en série grâce à une presse, bouleverse les conditions de la diffusion du livre. On ignore l'année exacte du premier livre imprimé, la fameuse Bible de Gutenberg, elle se situe vers 1555. Sans cette invention, l'invitation que la Réforme lance à chaque chrétien d'une appropriation personnelle de l'Ecriture n'aurait pas pu être entendue, et même aurait été inconcevable pour ses promoteurs mêmes.

Avec d'autres facteurs, l'imprimerie favorise ce nouvel essor de la réflexion, appuyé sur une approche à nouveau directe de l'Antiquité, qu'on appelle l'humanisme. Chez nous, français, Renaissance et humanisme sont ordinairement attribués au 16ème siècle. Il n'en est pas de même en Italie, où, notamment à Florence à l'époque de Laurent de Médicis le Magnifique (au pouvoir de 1469 à 1492), la seconde moitié du 15ème voit le développement d'une pensée philosophique nourrie de Platon et non plus d'Aristote, en même temps que des nouveautés artistiques fondées sur une meilleure connaissance de l'héritage antique. En Italie encore, et dans la vallée du Rhin (Bâle, Strasbourg, Cologne ...), les érudits se mettent à préparer pour le nouveau mode de diffusion qu'est l'imprimerie des éditions des auteurs antiques, profanes et chrétiens : on recherche les vieux manuscrits, on les compare, on tente de retrouver ainsi, au delà des erreurs de transmission, le texte authentique. Cet état d'esprit est donc celui d'un retour aux sources, par delà les commentaires de commentaires ou de recueils de "sentences" dans lesquels la pensée scolastique avait fini par s'enliser. Cet effort de ressourcement et de rationalité n'a rien alors d'antichrétien, on souhaite au contraire revivifier la réflexion par le recours aux Pères. Erasme, qui refuse de se contenter de la vieille Vulgate et publie en 1516 une traduction latine nouvelle du Nouveau Testament, est le représentant le plus éminent de ce courant. Il n'empêche que cela va remettre en question des idées reçues (et les intérêts de ceux qui en sont imbus). Le mélange du retour aux Pères et des retrouvailles avec la pensée antique païenne dans ce qu'elle a de meilleur peut aboutir à des synthèses hâtives et hasardeuses. Des conflits sont possibles.


1492. L'achèvement de la Reconquête espagnole

En 1469, Ferdinand d'Aragon épouse Isabelle de Castille. Ils règnent désormais ensemble sur une Espagne identique à celle d'aujourd'hui - à l'exception de ce petit réduit arabo-musulman qui subsiste depuis deux siècles autour de Grenade. L'exception ne paraît plus supportable. Les "Rois catholiques" viennent assiéger Grenade, dont la dynastie arabe est à bout de souffle. Le dernier prince abencérage capitule, et s'en va. La ville se rend en janvier 1492. La dernière croisade de reconquête sur l'expansion arabe est terminée. L'ère ouverte par la chevauchée conquérante partie de Médine pour s'arrêter à Covadonga et à Poitiers, et qui coïncidait avec ce que nous avons appelé le Moyen Age, se ferme. Pour la chrétienté européenne, le problème posé par la puissance de nations musulmanes est déjà devenu autre, on l'a vu, il est turc.

Malheureusement, les Rois catholiques ne se sont pas contentés de cette unification politique. En 1492, Isabelle et Ferdinand sont persuadés que leur mission est d'unifier l'Espagne moralement, religieusement, linguistiquement aussi bien que territorialement. Dans les royaumes qu'ils gouvernaient, juifs et musulmans étaient nombreux, plusieurs centaines de mille. La pression avait été mise sur les juifs depuis plusieurs décennies. Des soulèvements populaires avaient eu lieu contre eux, notamment à Tolède en 1449. Depuis 1478, l'Inquisition pourchassait sans pitié les faux convertis restés judaïsants, et ceux qu'on dénonçait par malveillance comme tels. Dans l'exaltation de la prise de Grenade, une mesure extrême est prise : les juifs ont quatre mois pour partir ou se faire baptiser. Deux cent mille environ partirent, estime-t-on, de cinquante à cent mille acceptèrent le baptême. Pour les musulmans, les conditions négociées lors de la capitulation de Grenade interdisaient d'agir de même; ce ne fut que partie remise, et le même choix leur fut imposé dès 1502 en Castille, en 1525 en Aragon, et l'usage de l'arabe fut proscrit. Ainsi fut appliqué le principe cuius regio eius religio ("de qui le pays, de lui la religion", autrement dit : "la religion du prince détermine celle des sujets"), qui allait refleurir entre chrétiens eux-mêmes lors des affrontements consécutifs à la Réforme.

Cette décision eut les conséquences les plus graves, pour les victimes et aussi pour l'Eglise. Loin de se réjouir des conversions ainsi obtenues (et comment auraient-elles pu pour la plupart être sincères?), on ne cessa de soupçonner les "nouveaux chrétiens" d'être restés secrètement fidèles à leurs anciennes pratiques. L'Inquisition espagnole se déchaîna contre eux, et elle devint un pouvoir presque autonome dans l'Etat, qui tantôt s'en servait et tantôt était contraint de compter avec sa puissance. Elle fut cruelle, à son habitude. Et comme elle se méfiait de tout ce qui sortait de l'ordinaire, les plus grands saints eurent à se défendre devant elle. Que dire alors du sort des humbles lorsqu'ils tombaient entre ses griffes!


1492. L'ouverture sur de nouveaux mondes.

A vrai dire, l'année qui vit Christophe Colomb s'élancer vers l'ouest pour le compte des rois d'Espagne et aborder pour la première fois une terre américaine n'est qu'une date emblématique. Cela faisait plus d'un demi-siècle que le prince Henri le Navigateur avait commencé à lancer sur l'Océan les navires portugais qui allaient peu à peu longer l'Afrique, passer dans l'Océan Indien (1487), atteindre l'Inde, la Chine, le Japon. Et c'est seulement en 1522 qu'un navire rescapé de l'expédition de Magellan rentre en Europe, bouclant le premier tour du monde. Les "grandes découvertes" maritimes avaient duré un siècle.

L'Amérique, l'Afrique équatoriale et australe avaient été totalement ignorées du monde chrétien jusque-là. En Asie, le christianisme n'était parvenu que de manière précaire en Chine et ne s'était implanté que sur quelques rivages indiens, au Kerala. On découvrait des populations entières qui n'avaient jamais entendu parler du Christ, n'étaient-elles pas vouées à la damnation faute de baptême? La nécessité d'annoncer le christianisme, ou même simplement de parer au plus pressé en baptisant (on catéchiserait après), s'imposait comme une évidence. Telle était la conviction de ce temps. Cela devait être le point de départ d'un admirable effort de mission, mais aussi très souvent d'un total irrespect des cultures de ces peuples, et d'une confusion entre l'évangélisation et la conquête coloniale la plus sanglante.


2- Réformer l'Eglise?

Premières tentatives : John Wycliffe et Jan Hus

Le dernier chapitre de L'Eglise au Moyen Age posait la question : Déclin de la chrétienté médiévale? Que de réformes auraient été nécessaires! Mentionnons seulement le poids et les excès de l'Inquisition, le poids de la fiscalité papale au temps d'Avignon, puis le grand schisme et ses conséquences, le manque de formation et de vertu d'une grande partie du clergé, les progrès de la commende (qui donne aux abbayes des supérieurs fictifs pris hors de l'ordre et touchant les revenus), la difficulté de redonner sans disputes internes plus d'authenticité à la vie d'ordres religieux où le zèle s'était affadi.

Face aux dérives, au 14ème siècle déjà, le théologien anglais Wycliffe (mort en 1384) avait défendu des thèses radicales. Wycliffe avait reçu à Oxford une solide formation scientifique, philosophique et théologique. Sa dénonciation des abus dans l'Eglise rencontre d'abord une large approbation chez ses amis d'Oxford, dans les ordres mendiants, dans les cercles proches du pouvoir royal, où les papes français d'Avignon ne peuvent être bien vus en ce temps de guerre contre le roi de France. De la dénonciation des abus et des fautes, sa pensée progresse vers la dénégation de tout droit et de tout pouvoir aux auteurs de ces abus : un pape ou un évêque en état de péché mortel ne fait plus partie de l'Eglise, conçue comme l'ensemble des chrétiens en état de grâce, et n'y jouit plus d'aucune autorité. Contre la hiérarchie ecclésiastique, il proclame l'autorité exclusive de la Bible. Simultanément, ses convictions philosophiques lui rendent inacceptable la notion de transsubstantiation, dans laquelle s'exprimait la théologie de l'eucharistie, et on le soupçonne de ne pas admettre la présence réelle. Il dénie toute valeur aux indulgences, incompatibles, estime-t-il, avec le fait que Dieu seul peut pardonner.

Le radicalisme de ses thèses et ses initiatives pastorales (il envoie des prédicateurs acquis à ses idées à travers l'Angleterre sans en référer à aucune autorité) lui aliéneront peu à peu la majorité de ses anciens soutiens haut placés. La condamnation obtenue à Rome contre ses thèses par l'évêque de Londres en 1377 était restée sans conséquence. De nouvelles condamnations prononcées en 1382 l'atteignent plus efficacement, et il mourra dans l'isolement, mais sans avoir été formellement excommunié.

Le roi Richard II d'Angleterre avait épousé une princesse de Bohême. Les relations entre les deux pays ont favorisé la diffusion des idées de Wycliffe en Europe centrale. Tout en se référant à elles, Jan Hus, né vers 1370, prêtre en 1400, quelque temps recteur de l'Université de Prague, fut moins préoccupé de radicalité doctrinale que de réforme de la vie de l'Eglise. Chez lui, la lutte pour la pauvreté évangélique et contre le scandale que constituent des papes antagonistes levant des armées et de lourdes taxes se confond avec le combat contre l'emprise allemande sur la vie de l'Eglise, sur l'Université, sur la vie sociale dans la Bohême de ce temps. Aussi sa prédication et son action reçurent-elles d'abord un accueil très favorable dans la société tchèque à tous les niveaux, y compris le roi Venceslas IV. Mais les oppositions prévisibles se déchaînèrent. Il avait entrepris de traduire en tchèque l'Evangile, qu'il tenait pour la seule règle infaillible et suffisante de la foi, et cela inquiète hors de Bohême. Sommé en 1410 d'accepter la condamnation fulminée contre les doctrines de Wycliffe, il s'y refuse. Excommunié, il fait appel, et prêche contre les indulgences par lesquelles l'un des papes en compétition cherche à financer ses opérations militaires. Excommunié à nouveau, afin d'éviter toute provocation il quitte Prague pour une retraite campagnarde. Cité à comparaître devant le Concile de Constance, il s'y rend malgré les conseils de prudence, convaincu qu'il lui faut tout affronter pour la vérité. L'empereur Sigismond lui a accordé un sauf-conduit, on prétend qu'il vaut pour le voyage mais non devant le Concile. Il cherche à convaincre plus qu'à se défendre, et exclut toute rétractation. Condamné, il finit sur le bûcher. C'était le 6 juillet 1415.

La diète des seigneurs de Bohême protesta. En 1419 commence une insurrection des fidèles de Jan Hus qui va tenir dix-huit ans face à la croisade du pape et de Sigismond. Les hussites exigent la libre prédication de l'Ecriture, la communion sous les deux espèces, la confiscation des biens du clergé, la répression des péchés mortels et des scandales publics. Mais bientôt c'est la division. Face aux plus radicaux qui proclament la communauté des biens, la souveraineté du peuple et le sacerdoce universel, les modérés ou "utraquistes" (sub utraque specie, en latin, signifie : sous les deux espèces) se contenteraient qu'on leur accordât la communion sous les deux espèces et la lecture en tchèque des textes de l'Ecriture dans la messe. Les victoires militaires des premiers engagent Rome et l'empereur à composer avec les seconds, qui reçoivent en principe satisfaction en 1433. Mais après la défaite définitive des radicaux en 1437 Rome tenta de revenir sur ce qu'elle avait accordé, et ce n'est qu'en 1512 que les utraquistes jouirent enfin d'une véritable sécurité. La Réforme luthérienne allait trouver dans le terreau hussite l'aliment d'un large succès en Bohême.

De la pénitence publique ancienne aux indulgences modernes

La question des indulgences, on l'a déjà senti, est une des plus graves qui se posent à la veille de la Réforme. De quoi s'agissait-il?

Dans les premiers siècles, pour les manquements de la vie quotidienne, l'Eglise conseillait certes au chrétien de manifester à Dieu son repentir par la prière, par le jeûne, par l'aumône, tous moyens qui nous sont proposés par l'Ecriture (par exemple l'aumône : Daniel 4,24), mais elle n'intervenait pas directement. Pour les fautes graves et publiques, essentiellement le meurtre, l'adultère, et la participation à des sacrifices païens, le fautif était exclu de l'assemblée des fidèles, et ne pouvait y être réadmis et profiter à nouveau des grâces que Dieu y dispense qu'après une longue et pénible pénitence publique, de plusieurs années souvent, à laquelle l'évêque mettait fin en réconciliant le pénitent lors des fêtes de Pâques ou de Noël. L'empereur Théodose lui-même, on s'en souvient, n'échappa pas à ces rigueurs après le massacre de Thessalonique.

Lorsque se fut répandu, au haut Moyen Age, l'usage de la confession individuelle privée, la pénitence ne disparut pas, mais elle fut considérée comme une sorte de réparation, de satisfaction rendue à Dieu par le pénitent non plus avant, mais après l'absolution de ses fautes. Celle-ci lui a été octroyée par le prêtre en vertu du pouvoir conféré par le Christ à l'Eglise en la personne de Pierre et des apôtres; c'est ainsi en effet que la théologie interprète dès lors les textes évangéliques sur le "pouvoir de lier et de délier". Cette forme de "satisfaction" paraissait d'autant plus nécessaire que, par un mode de pensée qui relève plus de l'analogie avec les relations de ce monde que de l'Ecriture (encore que, dans 2 Samuel 12,14, le premier fils de David et Bethsabée meure malgré le repentir du roi...), on avait l'idée que, même pardonné, le pécheur reste redevable de "peines temporelles pour le péché" à acquitter pour que tout redevienne comme avant. Pour aider les confesseurs, l'Eglise médiévale a même produit des "tarifs" prévoyant la récitation d'un nombre défini de Pater et d'Ave pour les fautes vénielles, des mois et des années de pénitence dans la réclusion d'un monastère ou lors d'un pèlerinage pour les crimes plus graves.

Ce "pouvoir de lier et de délier" délégué par Dieu impliquait aussi, on se mit à le penser à partir du 11ème siècle, le pouvoir pour la hiérarchie ecclésiastique de remettre au moins en partie ces "peines temporelles" en raccourcissant le temps de pénitence. Ainsi naquirent les indulgences. A l'occasion d'un pèlerinage, d'une consécration d'église, on dispensa d'une partie du temps de pénitence imposé ceux qui s'étaient confessés et avaient été absous. Les "300 jours d'indulgence" qu'on lit encore au bas de textes de prière sur des images pieuses d'il y a cinquante ans veulent dire précisément cela. La première "indulgence plénière", remettant totalement les peines temporelles restant dues pour le péché pardonné, semble avoir été décidée par Urbain II en 1095 au bénéfice des premiers croisés. Au 12ème siècle les indulgences partielles, liées à des dévotions diverses, se multiplient. En 1215, au Concile du Latran, l'indulgence plénière réservée aux croisés est étendue à ceux qui leur fournissent des subsides : c'est sans doute la première fois que l'indulgence est accordée à un versement d'argent, un mécanisme est en marche qui conduira aux pires abus. En même temps, un François d'Assise s'inquiète que l'indulgence plénière soit réservée à ceux qui sont assez riches pour s'équiper comme croisés ou pour équiper un croisé, et réclame qu'elle soit accessible aux pauvres et aux petits : ainsi naîtra, du vivant de François ou peu après, l'indulgence attachée à la visite de l'église franciscaine de la Portioncule.

Une dérive est donc en route. Elle fut accentuée par l'application des indulgences aux défunts. Cela est lié à l'idée du Purgatoire. Très peu de chrétiens, à l'instant de leur mort, peuvent se tenir pour prêts à cette vision de Dieu "tel qu'il est" qui nous est promise. Comme pour Isaïe lors de sa vocation (Is. 6,1-6), la grâce d'une purification paraît bien nécessaire. Les premiers siècles chrétiens ne se sont pas souciés de chercher à définir le mode de cette purification, ils avaient mieux et plus urgent à faire, et s'en remettaient à Dieu. Le Moyen Age a été plus audacieux, peut-être parce que, faute d'une possibilité intermédiaire entre le Ciel, dont on ne se sentait pas digne, et l'Enfer, on risquait le désespoir. La théologie médiévale a voulu combler ce vide, supprimer un "tout ou rien" inquiétant. Mais, ce faisant, on s'est représenté la purification comme relevant d'un lieu, le Purgatoire, où l'on devrait rester un certain temps pour payer dans les supplices ce qui restait dû, selon une imagerie dépendante des conditions de la vie terrestre. Le temps de la purification, en particulier, fut conçu à l'image de nos jours et de nos années, et comme en parallèle avec eux. L'aboutissement de tout cela, ce fut en 1514 la prédication du dominicain Jean Tetzel collectant des dons assortis de l'indulgence plénière, et annonçant qu'à chaque chute d'une pièce d'or dans sa sébile une âme s'envolait du Purgatoire vers le Ciel. Et, encore aujourd'hui, il se trouve peut-être des fidèles pour croire que "300 jours d'indulgence" signifie 300 jours gagnés sur le temps de stage au Purgatoire.

On voit la catastrophe. Même si la théologie catholique a toujours distingué le pardon sacramentel accordé au nom de Dieu par le confesseur mandaté et les dispenses de peine et de pénitence relevant des indulgences, et si elle a toujours lié le bénéfice des indulgences à la confession et à l'absolution préalables des péchés mortels, la confusion fut évidemment faite : l'accomplissement des oeuvres donnant le droit à l'indulgence (départ en croisade, pèlerinage, bientôt un simple don d'argent.) prend le pas sur le reste. Tetzel en arriva même à soutenir que, si l'absolution et l'état de grâce préalables sont effectivement nécessaires lorsqu'on veut gagner pour soi-même une indulgence, il n'en est plus de même si on souhaite l'affecter à un défunt!

Un autre aspect du scandale fut que l'interprétation ainsi professée du pouvoir de lier et de délier, jointe à l'affirmation que les oeuvres entraînant l'indulgence étaient le seul moyen de s'affranchir ou d'affranchir ses morts des peines méritées, aboutit à réserver l'exercice du pardon et de la miséricorde envers les pécheurs à la seule hiérarchie ecclésiastique. Dieu lui-même, dans cette perspective, a tellement délégué ses pouvoirs qu'il semble s'en être privé. C'est ce que l'historien Pierre Chaunu, dans son livre Le temps des Réformes, appelle le "pouvoir délégué non retenu". Ce pouvoir ne se limite d'ailleurs pas aux indulgences, il a envahi toute la vie des chrétiens et transformé en obligations édictées et sanctionnées les pratiques traditionnelles de la foi et de la dévotion : messe dominicale, communion et confession au moins annuelles, jeûne du carême, abstinence de viande du vendredi et du carême, respect à vie des voeux religieux, etc. Ces occasions de s'ouvrir à la grâce sont devenues des occasions de pécher si on y manque sans autorisation. L'Eglise impose des oeuvres et en accorde la dispense à son gré.

Or ce pouvoir exorbitant est, en cette seconde moitié du 15ème siècle, entre les mains d'une papauté en apparence restaurée, en réalité en crise.

La crise de la fonction papale

Il n'y a plus qu'un pape, reconnu par tous. Les thèses conciliaristes se sont effondrées avec l'impuissance et l'inefficacité de ses tenants lors du transfert du Concile de Bâle à Ferrare (1437), puis à Florence. Le prestige et l'éclat de la papauté sont rétablis.

Mais qu'est-ce que la papauté désormais? Devant les grands Etats unifiés que sont devenus la France, l'Angleterre, l'Espagne, le pape a perdu de son omnipotence, et il a dû consentir à leurs souverains bien des prérogatives, en premier lieu pour le choix des évêques et l'attribution des bénéfices (charges d'Eglise auxquelles est affecté un revenu) ou, dans le cas de l'Espagne, pour le contrôle de l'Inquisition. Après l'intermède avignonnais et le schisme, il a récupéré son pouvoir sur ses Etats italiens, mais il a perdu la capacité d'agir à sa volonté dans toute la chrétienté et d'y lever des taxes comme il l'entend, et il n'est plus que le souverain d'un Etat italien, électif et non héréditaire, qu'il défend ou arrondit par des alliances et des campagnes militaires. Il se conduit en prince de la Renaissance, comme un Médicis à Florence ou un Gonzague à Mantoue, et il met trop souvent sa juridiction religieuse universelle au service de ses intérêts et de son prestige de souverain romain soucieux de faire du Vatican, où il vient de s'installer après le schisme, le plus beau et le plus riche palais de l'époque, avec l'aide des meilleurs artistes. Tout cela coûte très cher, les armées et les guerres encore plus que le reste. La papauté manque d'argent, alors tout se vend à Rome.

Le pape ne peut transmettre son pouvoir à un fils par droit héréditaire, mais il se sert de sa puissance pour installer un neveu ou un bâtard dans un bon duché, et il crée cardinal un autre neveu encore adolescent, pour lui donner toutes ses chances de récupérer un jour la tiare, passée entre temps dans quelques autres familles. Ainsi alternent des papes Piccolomini, della Rovere, Borgia, Médicis. Les armées en campagne (Jules II) ou le poison (Alexandre VI) deviennent l'instrument ordinaire de leur pouvoir, et le mécénat artistique le principal moyen de passer à la postérité : Michel-Ange et Raphaël assurent aujourd'hui la survie de Jules II.

Ces dérives expliquent notamment le peu d'empressement de la chrétienté à répondre aux quelques papes qui eurent authentiquement la volonté, sinon de délivrer Constantinople, du moins de faire reculer les Turcs par une croisade (Pie II Piccolomini en particulier). La croisade ne partit pas. De même, les efforts pour porter remède aux abus ou à l'incompétence de nombreux desservants, qui naissaient de temps en temps au sein même de la curie romaine et du collège des cardinaux, firent long feu. Le concile de Latran V ne fut décidé en 1511 par Jules II que pour faire pièce à un concile non officiel convoqué à Pise par des cardinaux dissidents manoeuvrés par le roi de France, et Léon X ne donna guère de suite aux quelques mesures positives que prit le concile jusqu'à sa clôture en 1517. Il n'en eut d'ailleurs pas le temps : 1517 lui apporta d'autres préoccupations.

Des diocèses, des ordres, des couvents avaient pu ici ou là se réformer. Toute réforme générale ou du sommet avait échoué.

Savonarole

La première prédication du dominicain Savonarole à Florence, en 1482, n'avait pas été un succès. L'érudit Pic de la Mirandole, l'un de ces humanistes dont il a déjà été question et qui cherchaient à unir tous les héritages spirituels, obtint de Laurent le Magnifique qu'on fasse de nouveau appel à lui en 1490. Cette fois, le dominicain séduisit. En 1491, ses frères du couvent florentin de San Marco le choisirent comme prieur. Sur son lit de mort, l'année suivante, Laurent tint à s'entretenir avec lui.

Qu'est-ce qui avait pu séduire des humanistes comme Laurent et son cercle, certes adeptes de l'approfondissement de la pensée et de la foi, mais aussi férus de beauté artistique, de vie aimable, de succès terrestres, chez ce religieux austère et intransigeant, coutumier de prophéties apocalyptiques, qui fustigeait le laisser-aller moral généralisé et les infidélités à l'Evangile de la cour pontificale et du pouvoir romain? Laurent n'avait-il pas récemment obtenu du pape le cardinalat pour son fils Jean (le futur Léon X), âgé alors de quatorze ans? L'authenticité de la foi du prédicateur fascinait, et peut-être pensait-on confusément que le laxisme, dont on profitait pourtant, allait trop loin. Toujours est-il qu'après la mort de Laurent le prestige de Savonarole grandit encore, d'autant plus que, face à l'invasion française (c'est l'époque des équipées italiennes de Charles VIII), Pierre de Médicis, fils du Magnifique, se révèle incapable et pusillanime, et c'est Savonarole qui sauve Florence en négociant avec l'envahisseur. Les Médicis doivent quitter la ville, un véritable régime républicain est rétabli, et à Noël 1495 Jésus-Christ est proclamé roi de Florence. Lors des carêmes suivants, la prédication de Savonarole se fait plus intransigeante encore, il s'en prend aux crimes d'Alexandre VI, le pape Borgia élu en 1492 à l'aide de voix achetées, et instaure à Florence un régime de pureté et d'austérité obligatoires : la dénonciation des péchés mortels commis dans les familles est encouragée, et le 7 février 1497 le carnaval est remplacé par un "brûlement des vanités", c'est-à-dire un grand bûcher où l'on jette pêle-mêle bijoux, tableaux et livres jugés trop peu chrétiens.

La population florentine, qui avait été d'abord très favorable, commence à se détacher de Savonarole, sans s'y résoudre encore ouvertement. Alexandre VI en profite pour affaiblir progressivement son adversaire, pour exciter les autres ordres religieux contre lui, pour rallier les magistrats florentins alors que, la menace française éloignée, Savonarole paraît moins indispensable. Accusé d'hérésie de manière imprécise, excommunié, torturé, condamné, Savonarole est pendu avec deux de ses disciples, et son cadavre est brûlé, ses cendres jetées dans l'Arno, le 23 mai 1498.

Sa condamnation à mort a certainement été une odieuse injustice, et sa réhabilitation est justifiée. Faut-il pour autant proclamer sa sainteté et le béatifier, comme certains le voudraient maintenant? Ce serait sanctifier le régime de puritanisme totalitaire qu'il a tenté d'instaurer.


3- 1517-1521 : l'échec de Luther

Il peut sembler paradoxal de parler d'un échec de Luther. Ce que Luther a fondé est bien vivant de nos jours. Certes, mais ce n'est pas ce qu'il avait voulu. Son but avait été de recentrer sur l'Evangile et sur le salut par pure grâce l'Eglise de toujours, non de la laisser en plusieurs morceaux, même si l'un de ces morceaux se réclame de lui. Qu'il ait été acculé à la rupture demeure un échec pour les protestants comme pour les catholiques.

Qui était Martin Luther en 1517? Un religieux augustin qui allait avoir 34 ans, fidèle à ses engagements, apprécié dans son ordre et chargé de responsabilités par ses frères en religion et par l'Université. Il enseignait à la jeune Université de Wittenberg, sur les terres du prince-électeur de Saxe, Frédéric le Sage, et avait commenté au cours des années précédentes les Psaumes, l'Epître aux Romains, l'Epître aux Galates.

Le choix de ces deux épîtres n'était pas un hasard. C'est là que Paul développe la thèse de l'inefficacité des oeuvres de la Loi pour le salut et de la nécessité de mettre sa confiance seulement en Jésus-Christ mort et ressuscité. Cela correspondait parfaitement à ce que Luther pensait à ce moment.

Pour en arriver là, il avait souffert. Brillant maître ès arts à 22 ans, aussitôt chargé de cours, il avait préféré entrer chez les Augustins, un ordre mendiant à la règle sévère, persuadé qu'il trouverait là de meilleures conditions que dans le siècle pour faire son salut. Tandis qu'il prenait ses grades -profès, prêtre, maître en théologie- dans l'obéissance à ses supérieurs, tandis qu'il alliait un travail intellectuel harassant et les austérités -jeûnes, discipline- de la vie conventuelle, il ne trouvait pas la tranquillité. Plus il approfondissait les choses, plus l'évidence du péché s'imposait à lui, avec cette autre évidence que les oeuvres méritoires qu'il accumulait ne pouvaient satisfaire la justice de Dieu. La "justice de Dieu", expression terrifiante : comment l'homme pécheur pourrait-il, quoi qu'il fasse, se rendre juste devant le Juge à la justice parfaite? Jusqu'au jour où il comprit que la justice de Dieu pouvait n'être pas celle, distributive, du Juge pesant les mérites de l'homme, mais celle, miséricordieuse, du Sauveur lui conférant le statut de juste par pure grâce, et que la justice de l'homme sauvé ne pouvait pas être la justice active de qui gagne son salut par des oeuvres méritoires, tâche impossible, mais devait être la justice passive de celui qui reçoit dans la foi, sans mérite de sa part mais par les mérites du seul Christ, la justice donnée par Dieu.

Il avait été orienté vers la solution de ses angoisses par les conseils de son supérieur Staupitz, vicaire général des Augustins d'Allemagne, mais surtout par une interrogation incessante des textes de l'Ecriture, qui avait fini par se centrer sur cette parole tirée de l'Epître aux Romains (1,17) : "La justice de Dieu est révélée dans l'Evangile, comme il est écrit : Le juste vivra par la foi". C'est la rumination de l'Ecriture qui l'a délivré. Sola fide, sola scriptura : par la foi seule, par l'Ecriture seule, voilà à quoi il se tiendra désormais.

Dès lors tous les adjuvants sur lesquels il s'était appuyé jadis dans sa quête de justification, les mortifications, les jeûnes, l'appel à l'intercession des saints, l'accumulation des indulgences, la multiplication des messes conçues comme autant de sacrifices s'ajoutant les uns aux autres, l'abandon de soi dans les voeux religieux, tout cela devient à ses yeux autant d'obstacles détournant de recevoir de Dieu seul la vraie justice.

Or précisément à ce moment la pratique des indulgences donne lieu à un scandale particulièrement criant. Le jeune prince Albert de Hohenzollern, déjà archevêque de Magdebourg et évêque de Halberstadt, s'est fait élire archevêque de Mayence, ce qui le rend Electeur d'Empire et Primat. Ce cumul n'est possible qu'en achetant une dispense à Rome. Il s'endette. Pour rembourser, il obtient l'autorisation de proclamer dans les territoires qui relèvent de sa juridiction ou de sa famille une indulgence plénière, qu'on peut gagner moyennant une offrande tarifée selon le rang et la fortune. C'est à cette occasion que le dominicain Tetzel prêche ses énormités. La collecte est partagée entre l'archevêque, l'empereur Maximilien qui a réclamé sa part, et la basilique Saint-Pierre de Rome en cours de reconstruction.

Pour Luther, il s'agit d'une escroquerie sur le salut. Celui qui croit s'assurer ainsi la vie éternelle la compromet, il se ferme à la justification par pure grâce. Aussi écrit-il à l'archevêque pour lui demander de mettre fin aux prêches de Tetzel. Il lui communique en même temps, le 31 octobre 1517, les 95 thèses, en latin, qu'il a rédigées sur le sujet afin de les soumettre, selon l'usage, au débat des théologiens. Les a-t-il, le même jour, affichées sur la porte de l'église du château de Wittenberg? On n'en est plus tout à fait certain aujourd'hui.

Dans ces thèses, Luther avait voulu rester mesuré. Thèse 54 : "On fait injure à la parole de Dieu quand dans un sermon on passe autant et plus de temps sur les indulgences que sur elle". Thèse 24 : "On trompe la masse des fidèles en promettant sans nuances la remise intégrale des peines du péché". Thèse 6 : "Le pape ne peut remettre aucune faute, si ce n'est en la déclarant remise par Dieu". Thèse 68 : "Les indulgences sont vraiment peu de chose en comparaison de la grâce de Dieu et de l'amour de la croix". En 1517, face aux pratiques et traditions qu'il conteste, Luther se satisfait encore de hiérarchiser vigoureusement, de redresser, mais sans exclure.

Il pensait ainsi susciter un débat, non déclencher une révolution. Mais d'une part ses étudiants s'emparent des 95 thèses avec enthousiasme, elles sont aussitôt traduites en allemand, imprimées, diffusées, et un mois plus tard on en parlait dans toute l'Allemagne, une Allemagne où par ailleurs on supportait de plus en plus mal d'être pressuré financièrement au profit du Vatican (des Etats centralisés comme l'Espagne ou la France se défendaient mieux). D'autre part l'archevêque, au lieu de répondre, les envoie aussitôt à Rome pour examen et condamnation.

A partir de là, les événements s'enchaînent. En 1518, sommé de venir s'expliquer à Rome, Luther obtient de comparaître en Allemagne devant un légat, le cardinal Cajetan. Les positions sont inconciliables, Luther voudrait argumenter avec son interlocuteur en prenant pour juge l'Ecriture, on lui demande une rétractation. En 1519, lors d'une "dispute" à Leipzig, il met en cause l'infaillibilité du pape et des conciles; paradoxalement, dire que le pape peut faire état d'une doctrine erronée pouvait paraître plus scandaleux alors qu'aujourd'hui où les conditions d'infaillibilité des déclarations pontificales ont été strictement encadrées, pour les catholiques, par le concile Vatican I en 1870. Le 15 juin 1520 Léon X lance la bulle Exsurge Domine, qui condamne 41 thèses sur la grâce, le libre arbitre, les sacrements. Dans ses publications de l'automne 1520 ( Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, Sur la captivité de Babylone, Traité de la liberté chrétienne) Luther exclut désormais tout ce qui ne découle pas directement de l'Ecriture, et contre une hiérarchie accrochée à son magistère il en appelle au sens chrétien des simples baptisés. Le 10 décembre 1520, il jette au feu publiquement la bulle papale et le code de Droit canon. Le 3 janvier 1521 le pape l'excommunie. Le débat est pourtant repris en avril 1521 à la diète d'Empire convoquée à Worms par le nouvel empereur, le jeune Charles Quint. Luther, qui aurait accepté d'être convaincu "par des attestations de l'Ecriture ou par des raisons évidentes", refuse la rétractation qu'on lui demande au nom de la pure soumission à l'autorité : "Je ne peux pas. Faîtes de moi ce que vous voudrez. Dieu me soit en aide."

Le sauf-conduit qui le protégeait le temps de la Diète est respecté. Sur le chemin du retour, Frédéric le Sage le fait enlever et le met à l'abri au château de la Wartburg. Un mois plus tard, Charles le met au ban de l'Empire : ses livres sont brûlés, le premier venu a le droit de le tuer. Protégé par son prince, Luther demeurera dans l'Electorat de Saxe jusqu'à sa mort en 1546.

Luther n'avait cessé d'en appeler "du pape mal informé au pape mieux informé". Léon X n'était pas le pire des papes de la Renaissance, sa vie personnelle ne présentait pas les scandales de plusieurs de ses prédécesseurs, il avait accepté les propositions de réforme de Latran V. Mais il n'était pas un grand théologien, et il a surtout vu la contestation de l'autorité, la mise en cause de ses décisions et de la doctrine reçue, le trouble apporté à la chrétienté. Et peut-être tenait-il trop à la reconstruction d'un superbe Saint-Pierre.

Il peut sembler paradoxal que la cassure de la Réforme tire son origine immédiate des inquiétudes d'un religieux pour son salut. Le but premier de Luther n'avait pas été de réformer l'institution. En ce cas, il aurait pu, il aurait dû peut-être, louvoyer pour mieux réussir à terme. Mais, s'agissant de l'authenticité des voies du salut(1), il ne pouvait transiger, laisser les gens s'engager dans l'impasse dont, grâce à Dieu, il avait pu sortir. Et de fait, sans qu'il l'ait su d'abord, ses inquiétudes rejoignaient et systématisaient celles, diffuses, d'un grand nombre de ses contemporains. D'où l'écho que rencontrèrent ses nouvelles certitudes. C'est seulement ensuite que, contraint par l'événement, il s'est occupé de l'organisation et du rassemblement des communautés qui, acceptant ses vues, se trouvèrent rejetées hors de la communion romaine.

Les Diètes d'Empire des années suivantes se tinrent en l'absence de Charles Quint, retenu ailleurs par ses guerres contre François 1er, ses campagnes en Italie (y compris la prise et le sac de Rome en 1527 : le pape chef d'Etat peut se retrouver en guerre contre l'empereur défenseur de la foi catholique!), le danger turc sur les frontières orientales. En 1529 à Spire, Ferdinand, le frère de Charles, voulut imposer les positions romaines. Six princes et quatorze villes libres déposèrent une solennelle protestation. Ils étaient devenus "protestants".

En 1530, Charles est présent à la Diète d'Augsbourg. Il a demandé aux divers partis de rédiger leur credo, afin qu'on puisse les comparer et, peut-être, rétablir la concorde, ou à tout le moins avoir là des documents en vue d'un concile qu'il voudrait voir convoquer, mais dont le pape du moment, Clément VII, ne veut pas. C'est pour cette occasion qu'avec l'accord de Luther qui, excommunié et mis au ban de l'Empire, ne peut se rendre à la Diète, Philippe Mélanchton rédige la "Confession d'Augsbourg". Les princes et plusieurs des villes libres qui ont réformé la vie de leurs Eglises dans le sens de Luther approuvent ce texte après quelques débats et compléments, et le présentent ensemble à l'empereur. Charles demande aux théologiens d'obédience romaine d'élaborer leur réponse, et c'est cette réfutation qu'il approuve, en menaçant les récalcitrants. La rupture religieuse se trouve ainsi confirmée, et elle est devenue aussi politique. Une dernière tentative d'accord a lieu en 1541 au colloque de Ratisbonne, des deux côtés les délégués qui sont arrivés à une convergence d'ailleurs partielle sont désavoués, par Luther comme par Rome.

La Confession d'Augsbourg demeure aujourd'hui la charte fondamentale des Eglises luthériennnes. Quant au concile, quand il se réunira enfin, il sera trop tard pour une concorde, il ne fera que préciser la doctrine romaine en même temps qu'il entreprendra la réforme interne des institutions catholiques.

En France : l'échec du groupe de Meaux

A peu près à l'époque où le religieux augustin Martin Luther travaillait à Wittenberg sur l'Epître aux Romains, à Paris l'humaniste Lefèvre d'Etaples (1450-1536) étudiait et commentait la Bible à partir des textes originaux, en toute liberté à l'égard des interprétations accumulées par les siècles. Il préparait une traduction française du Nouveau Testament. Guillaume Briçonnet (1472-1534), jusque-là surtout prélat diplomate, s'était mis à son école. Nommé évêque de Meaux, il appelle en 1517 auprès de lui Lefèvre et plusieurs de ses disciples, parmi lesquels Guillaume Farel, pour qu'ils l'aident dans sa tâche pastorale, qu'il prend désormais très au sérieux. Un mot résume l'orientation de ce groupe : évangélisme. Face aux superstitions et aux dévotions déviées de nombreux fidèles, face à l'absentéisme et à l'ignorance de bien des prêtres, on promeut la connaissance de l'Evangile et du Nouveau Testament (épîtres et évangiles des dimanches sont lus en français à la messe), on invite à se confier à la miséricorde de Dieu plus qu'à une multiplication des oeuvres de piété. Cela suscite des oppositions, notamment celle des Cordeliers, dépossédés de l'exclusivité de la prédication dans le diocèse, et celle des théologiens de Sorbonne, méfiants devant ce recours à la Bible nue.

Pour Lefèvre ou Briçonnet, il ne pouvait être question d'une rupture avec Rome, et lorsque cette rupture eut été consommée pour Luther, quand Farel prit des positions résolument luthériennes, Briçonnet préféra se séparer de lui. Mais on continuait à Meaux à entendre l'Evangile en français, à prôner la récitation du Credo dans la langue de tous, à envisager que le simple peuple, à l'occasion, dialogue avec ses pasteurs sur l'Ecriture et sur la foi catholique. En 1525, des procédures engagées contre Briçonnet, Lefèvre et plusieurs autres ne furent suspendues que par un ordre du roi. Mais en 1526 le Parlement de Paris interdit définitivement le livre contenant les épîtres et évangiles du dimanche en français, accompagnés de brèves homélies, qu'avait publié le groupe. Désavoués, en danger, ses membres se dispersèrent. Plusieurs finirent tranquillement leur vie sous la protection de Marguerite d'Angoulême, la soeur de François 1er, mais l'un d'eux, Jacques Pauvan, n'échappa pas au bûcher. Les chances d'une Réforme catholique en France avaient été perdues.


4- Les nouveaux mondes. Conquête et mission.

Plus personne aujourd'hui n'a d'illusion sur ce que produisit la conquête européenne sur les terres découvertes par Colomb : un génocide, total dans les îles, partiel ailleurs. Il y eut des massacres liés à la conquête, il y eut l'épuisement causé par le travail forcé et le recul des cultures vivrières traditionnelles concurrencées par les modes européens d'exploitation du sol, il y eut les épidémies dues à des microbes et des virus européens contre lesquels les organismes des "Indiens" n'avaient pas de défense.

Or ces envahisseurs étaient chrétiens. Leurs chapelains, les premières années, n'eurent aucune préoccupation missionnaire. Mais les "Rois Catholiques", en lançant Colomb sur l'Océan, n'avaient pas manqué de lui donner aussi mission de planter la Croix sur les terres qu'il aborderait. Ils firent sanctionner ce louable dessein par Rome. De leur côté les Portugais faisaient le tour de l'Afrique, vers l'Inde et plus loin encore. Le pape Alexandre VI désigna un méridien au milieu de l'Atlantique, et attribua l'est aux Portugais, l'ouest aux Espagnols. Les uns et les autres devraient répandre l'Evangile, moyennant quoi ils pourraient déposséder ceux qui s'obstineraient à refuser le salut. Il n'y eut guère qu'à l'embouchure du Congo, en Afrique, qu'un roi local prit suffisamment tôt les devants, en demandant à être instruit du christianisme, pour échapper à l'effet de ce dernier article et conserver son royaume. En Amérique, les derniers empereurs aztèque et inca, vaincus, furent mis à mort (1524 et 1533). Les armes à feu et l'absence de scrupules, et des traditions religieuses indigènes qui faisaient attendre le retour d'un dieu à visage blanc, avaient assuré dans les deux cas la victoire sanglante des aventuriers espagnols Cortés et Pizarro. Les vaincus étaient persuadés que leurs dieux les avaient abandonnés.

Quelques années plus tard arrivent les premiers vrais missionnaires. C'est à pied et la bure en haillons qu'entrent à Mexico les douze franciscains (douze comme les apôtres) que Cortés a demandés à l'Espagne. Sous les yeux des Indiens, il les accueille à genoux et baise le bas de leur robe. Telle était cette époque.

Tout jugement simple sur l'effort missionnaire qui s'inaugure ainsi est impossible. D'un côté, il y a une incompréhension totale à l'égard des peuples conquis. Aux yeux des missionnaires, les dieux des Indiens ne sont ni de vains fantasmes ni des approches maladroites de la divinité dans des consciences religieuses que la Révélation n'a pas encore atteintes, ils sont tout simplement des démons, ou l'oeuvre des démons. Donc on brûle les "idoles", on met à bas les plus magnifiques temples et on bâtit des cathédrales sur leurs fondations, on cherche à faire table rase dans les esprits. Ce fut un génocide culturel, si l'on peut légitimement recourir à un concept dont ils n'avaient pas l'idée. Dans le cas du Mexique, il faut tenir compte, il est vrai, de l'horreur suscitée par les sacrifices humains que les Aztèques pratiquaient (avec la conviction que sans cela les forces vitales de l'univers s'épuiseraient) en allant jusqu'à la consommation rituelle d'une partie des chairs sacrifiées. Mais ce n'était pas le cas ailleurs, et on y agit de même. Quoi qu'il en soit, les gens se laissèrent convertir, puisque leurs dieux avaient capitulé, tout en se construisant un syncrétisme que des baptêmes hâtifs et une catéchisation sommaire combattaient mal : la Vierge Marie et saint Jacques prennent le relais des vieilles divinités et les subordonnent au Christ. En s'engageant à promouvoir l'évangélisation et à financer intégralement le clergé, les souverains ibériques avaient obtenu des papes la charge et le droit de nommer la hiérarchie et d'organiser l'Eglise dans les terres qu'ils conquerraient; c'est ce qu'on appelle le "patronage" (pour l'Espagne : bulle de Jules II en 1508).

D'un autre côté, le dévouement de beaucoup de ces missionnaires n'est pas niable, et si l'exploitation des Indiens et des esclaves africains a rencontré quelques limites, si les exactions commises par les colonisateurs ont été ici et là combattues et s'il y a eu contre elles des édits de la Couronne espagnole, c'est à eux qu'on le doit.

C'est alors que s'installe la traite des nègres. Entre les chrétiens ibériques et les musulmans d'Afrique du Nord, la capture de prisonniers était une longue tradition, et la fondation dès la première moitié du 13ème siècle d'ordres religieux voués au rachat des chrétiens esclaves des Barbaresques en témoigne. Sur les côtes d'Afrique occidentale, les Portugais rencontrèrent d'abord des Maures qui pratiquaient l'esclavage, et plus au sud ils abordèrent des contrées où après les guerres, fréquentes à l'occasion de la succession des chefs, on leur vendait volontiers les vaincus. Les Portugais achetèrent leurs esclaves bien plus souvent qu'ils ne les razzièrent par les armes. C'était précisément le moment où en Amérique la chute catastrophique de la population créait un besoin de main-d'oeuvre. Ainsi naquit et se développa la traite transatlantique.

Les conversions de Bartolomé de Las Casas (1474-1566)

Il était né neuf ans avant Luther, et mourut vingt ans après lui. Son père avait suivi Colomb en son deuxième voyage. En 1502, lui-même débarque dans l'île d'Hispaniola (Saint-Domingue) où il est venu chercher fortune. Il a suivi le frère Nicolas de Ovando, commandeur de l'ordre militaire d'Alcantara, chargé par la Couronne de mettre un peu d'ordre et de moralité parmi les Espagnols débarqués là depuis 1496. Ovando crée ce qu'on a appelé l'encomienda sur le modèle des villages seigneuriaux espagnols. Chaque encomendero (concessionnaire) a sur les Indiens du voisinage le droit de percevoir un tribut et d'imposer des corvées, en même temps qu'il doit les protéger et financer leur instruction chrétienne. En fait, ce fut du travail forcé, surtout à cause de la présence de mines d'or. Les indigènes, les Taïnos, ne résistèrent pas à ce régime, et passèrent d'un million à quelques milliers.

Las Casas était alors simple clerc. Quelques années plus tard, il rentre en Espagne, achève sa formation, se fait ordonner prêtre. Il attend d'être revenu à Hispaniola pour chanter sa première messe, puis passe à Cuba, où on lui attribue une encomienda. Certes, il évite de maltraiter ses Indiens, il compte sur la douceur pour de bonnes conversions, mais son principal souci reste de tirer du fruit de sa concession.

A Santo-Domingo de l'île d'Hispaniola, le dernier dimanche avant Noël 1511, le dominicain Antonio de Montesinos proclame en chaire devant les encomenderos et le vice-roi : "Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île (...) Cette voix dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la tyrannie et de la cruauté dont vous usez à l'égard de ce peuple innocent." Scandale, dénonciation auprès du Roi. On demande aux dominicains de se calmer. Las Casas a-t-il connu aussitôt ce sermon? Il a certainement rencontré des dominicains. Il réfléchit. En 1514, il renonce à son encomienda et se met à prêcher contre ce système qui asservit les Indiens. Première conversion.

En 1515, il retourne en Espagne, et plaide leur cause devant Cisneros, le cardinal régent, qui le renvoie aux "Indes" avec le titre de "Protecteur des Indiens". Sur place, malgré l'aide de franciscains et de dominicains, il s'épuise à combattre sans grand succès les abus et les cruautés. Après un nouveau retour en Espagne au cours duquel il peut s'adresser directement à Charles Quint, il tente sur la côte vénézuélienne de démontrer concrètement la justesse de ses vues : il entreprend de réunir sur une grande concession qui lui a été confiée des paysans espagnols et des familles indiennes. Les laboureurs espagnols lui manquent, des chasseurs d'esclaves opèrent dans la même région, entraînant l'hostilité des Indiens. C'est l'échec. Est-il découragé? Conçoit-il au contraire le dessein de mettre au service de sa vocation une meilleure formation et la force d'une communauté? En 1522 il entre chez les dominicains. Seconde conversion.

Il ne repartira au combat qu'en 1531, mûri par des années d'étude et de retraite. Entre temps le Conseil des Indes, institué pour assister le Roi d'Espagne dans son "patronage", avait édicté une législation protectrice des Indiens et proscrit en principe leur esclavage, sans pouvoir empêcher qu'on ne trouve sur place mille moyens de tourner les interdictions. Pour le Père Las Casas, il ne s'agit plus désormais d'évangéliser des Indiens qu'on aurait préalablement assujettis, mais d'envoyer des religieux à la rencontre des populations non encore abordées, d'avoir auprès d'elles une conduite qui écarte "l'horreur et la crainte qu'elles ont des cruautés et des infamies des chrétiens", de prêcher de parole et de bons exemples. C'est seulement ensuite qu'on établira des relations commerciales et que, après un développement suffisant de conversions pacifiques, on fondera des villages chrétiens à l'intérieur du pays. Ce programme est mis à l'oeuvre avec un certain succès par les dominicains dans une région guatémaltèque qu'ils rebaptisent "La Vraie Paix", et ailleurs par des franciscains. Le vice-roi se rend compte que cela fonctionne. Lorsque Las Casas fait en 1542 un nouveau voyage en Europe, il est muni de recommandations favorables.

Dès 1537, un de ses compagnons était allé à Rome, et avait obtenu du pape Paul III la bulle Sublimis Deus, qui stipule que "les Indiens, même s'ils vivent hors de la foi du Christ, ne doivent être privés ni de la liberté ni de la possession de leurs biens". Auprès de l'empereur Charles, roi d'Espagne, Las Casas plaide que les chrétiens se sont comportés aux Indes "en loups au milieu des brebis", contrairement à l'Evangile. Sans être suivi dans toutes ses propositions, il influence la préparation des "Lois Nouvelles" que Charles Quint promulgue en 1542-43.

On lui offre l'évêché du Chiapas, qui au sud du Mexique englobe la Vraie Paix. Est-ce pour qu'il applique ses idées sur le terrain? Est-ce pour l'éloigner des centres de décision? Il est fort mal accueilli par les colons. Pour obtenir la restitution des biens illégalement acquis (avec les fonds récupérés, il veut rendre justice aux Indiens et faire venir des espagnols pauvres) il brandit l'excommunication. C'est une lutte de tous les jours. Et il apprend que les colons de tout le Nouveau Monde assiègent la Cour pour en obtenir des dérogations aux Lois Nouvelles, que Charles Quint renonce déjà à la suppression de l'encomienda. En 1547, il rentre définitivement en Espagne.

Il a 73 ans. Pendant 19 ans encore, il va se battre. Il écrit beaucoup, notamment l'Histoire des Indes. Il polémique contre le théologien Sepulveda, qui justifie et prêche la guerre pour soumettre et convertir les Indiens : lors de la controverse de Valladolid en 1550, Las Casas obtient qu'il soit déclaré qu'on ne doit pas forcer les Indiens à se convertir, mais il ne peut empêcher qu'on justifie l'emploi de la force pour les contraindre, si nécessaire, à laisser les missionnaires prêcher chez eux. On lui concède, ou plutôt on concède à l'Evangile, l'essentiel sur les principes, mais on prépare des échappatoires.

Au cours de ses dernières années, il intervient encore auprès du nouveau roi, Philippe II, il recrute des missionnaires, il écrit des opuscules pour les guider dans leur apostolat et leur service des Indiens. Son oeuvre continuera après lui. Sur son lit de mort, il demandait encore à ceux qui l'entouraient de défendre les Indiens, et s'accusait de ne point avoir assez fait pour eux.

Il n'avait pas toujours aussi bien défendu les Noirs. Leur esclavage était déjà un fait habituel au début de sa carrière, sans être encore développé en traite systématique. Aussi n'avait-il pas été surpris, au temps où simple prêtre il s'appliquait à protéger les Indiens, d'entendre des colons espagnols lui répliquer qu'ils renonceraient au travail forcé des indigènes si on leur permettait d'acheter des esclaves noirs aux Portugais, et il avait cru bien faire en demandant pour eux cette autorisation à la Couronne. C'est seulement plus tard (lors de ses années de retraite dominicaine?) qu'il fut convaincu que la capture ou l'achat des Africains par les Portugais n'est pas plus justifié que l'asservissement des Indiens par les Espagnols, et qu'il se jugera coupable d'avoir avancé cette proposition. Dans l'Histoire des Indes il s'accuse là-dessus, et montre une conviction ferme de l'injustice de tout esclavage. Ce fut là sa troisième conversion.



5- L'expansion de la Réforme protestante

Les Eglises luthériennes

Pourquoi ce pluriel? D'une part, la rupture avec la monarchie papale remet en relief quelque chose que la chrétienté des premiers siècles avait vécu explicitement : chaque communauté locale, unie aux autres dans l'Eglise universelle, est pleinement et totalement l'Eglise en cet endroit, pluralité et unité ne sont pas antinomiques. D'autre part, là où triomphe la Réforme, l'élimination du pouvoir hiérarchique traditionnel (ce n'est qu'en Suède que les évêques se rallieront quasiment en corps à la Réforme) laisse intact le besoin de "superviseurs" de la vie de l'Eglise (episcopos, en grec, voulait dire cela) si l'on veut éviter l'anarchie. Luther est conscient de ce besoin, surtout après l'explosion de la guerre des paysans (1525). Les princes ou, dans les villes libres, le Conseil, se trouvent de fait revêtus d'un pouvoir épiscopal provisoire par nécessité (le prince est, dit-on, Notbischof) et ce sont eux qui organisent l'Eglise, disposent des anciens biens ecclésiastiques (les couvents sont fermés), décident de l'abandon des cérémonies catholiques au profit de la pure prédication de la Parole accompagnée à intervalles plus ou moins importants de la célébration de la Cène (plus de "sacrifices de la messe" quotidiens), édictent les règles de recrutement des pasteurs. Pour cette tâche, les princes sont assistés en général d'un conseil ou consistoire composé de juristes et de théologiens, des synodes sont convoqués. On met en place un système de visites destinées à contrôler les communautés locales, visites assurées par des surintendants ou inspecteurs ecclésiastiques, intermédiaires entre la base et le conseil du prince. De ce fait, chaque territoire a "son" Eglise. Cela ne contredit pas l'unité des Eglises se réclamant du combat de Luther et de ses amis, même si cette unité n'alla pas toujours de soi: les différences d'interprétation théologique ne manquèrent pas, même en partant de la seule Ecriture, et l'unité fut le résultat d'un effort.

A la mort de Luther, en 1546, de telles Eglises fonctionnent dans la moitié de l'Allemagne, selon une carte en peau de léopard : les princes-évêques catholiques tiennent bon, on trouve des princes laïcs des deux côtés, les villes libres sont massivement pour la Réforme, les territoires sont enchevêtrés. Lorsqu'en 1555 la paix d'Augsbourg entérinera la division religieuse de l'Empire en reconnaissant aux princes le droit de fixer la confession de leur Etat, cet enchevêtrement permettra à beaucoup de simples chrétiens de trouver dans un déplacement peu considérable le moyen de rester fidèles à leur conviction quand ils ne veulent pas la régler sur leur prince.

Dès le milieu du siècle, les royaumes scandinaves sont passés intégralement à la réforme luthérienne. En Suède, et en Finlande qui en dépend, l'épiscopat maintenu continue à jouir d'un certain pouvoir. Au Danemark et en Norvège, les évêques sont déposés, et quand l'épiscopat sera rétabli un peu plus tard, ils ne seront plus que des surintendants soumis au roi commun des deux pays, on est très près de la situation allemande. La Réforme luthérienne se répandit aussi en Bohême, où les hussites se reconnurent en elle - mais le catholicisme romain et surtout l'utraquisme gardent des positions importantes -, et en Hongrie, où elle rencontra de grands succès.

Elle s'était très tôt propagée aussi vers les villes suisses et alsaciennes : Strasbourg, Bâle, Zurich, Berne. A Zurich, Zwingli pousse plus loin que Luther la distance avec la théologie romaine. Luther, certes, refuse, contre Rome, d'exprimer la théologie de la Cène en terme de "transsubstantiation" du pain et du vin, mais il tient fermement à ne pas biaiser avec les paroles consignées dans l'Ecriture : "Ceci est mon corps, ceci est mon sang". Le Christ, pour lui, est réellement là. Pour Zwingli, "est" est à prendre au sens de "signifie", il s'agit d'une présence intérieure en celui qui communie avec foi, on est plus du côté du symbole, de la présence psychologique, que de la réalité objective. Luther restera jusqu'à sa mort fidèle à ce réalisme. Ce débat théologique, et d'autres, vont créer des divisions en Allemagne, surtout après la mort de Luther. Le point de savoir si l'homme qui a été justifié, gratuitement et sans mérite de sa part (tout le monde est d'accord là-dessus chez les réformateurs), devient ou non après cela et du fait de la grâce de l'Esprit qui réside désormais en lui, capable de coopérer authentiquement avec Dieu pour le salut, ce débat sera aussi une source de crises. Mélanchton fait tout ce qu'il peut pour concilier les points de vue, jusqu'à s'exposer au reproche de manquer de fermeté dans ses positions. Après sa mort, une Formule de Concorde finira par être rédigée par six théologiens en 1577, et adoptée en 1580. Elle aussi fait encore de nos jours partie des textes de référence du luthéranisme. Mais elle n'avait pas été reçue partout, et les réticences qu'elle rencontra en Allemagne de l'ouest favorisèrent l'expansion de la Réforme calviniste dans ces régions.

Calvin et le Protestantisme calviniste

Jean Cauvin, appelé communément Calvin à partir de la forme latinisée de son nom, Calvinus, est né en 1509 à Noyon. Contrairement à la première génération des réformateurs, il n'était pas prêtre, même si son père avait obtenu pour lui des bénéfices. Etudiant en philosophie à Paris, en droit à Orléans et Bourges, il revient à Paris pour suivre les cours des "lecteurs royaux" institués par François 1er (c'est l'origine du Collège de France) et acquiert là une connaissance du grec et de l'hébreu qui nourrira son exégèse de l'Ecriture. Malgré le coup d'arrêt intervenu en 1525-26 et la dispersion du groupe de Meaux, les idées de réforme de l'Eglise et l'influence de Luther jouissent vers 1530 d'un certain crédit à Paris, y compris auprès de la soeur du roi, Marguerite d'Angoulême, reine de Navarre. La rupture entre Luther et Rome n'apparaît pas encore comme irrémédiable dans ces milieux, et l'on ne se sent pas acculé à choisir.

A la Toussaint 1533, le discours de rentrée du recteur de l'Université de Paris, Nicolas Cop, fait scandale parmi les théologiens traditionalistes, car il est nourri des idées de ces cercles réformateurs et "évangéliques". Or Calvin est un ami de Cop et, sans avoir écrit ce discours comme on l'a cru à tort, il a certainement participé à son élaboration en procurant à Cop les textes d'Erasme et de Luther dont il s'est inspiré. Calvin juge plus prudent de quitter Paris. Il passe par Noyon et résigne tous ses bénéfices en mai 1534; c'est là sans doute le signe de sa "conversion", il n'a plus rien à faire avec cette Eglise-là.

En octobre de la même année, le scandale des "placards" met fin à la tolérance dont la propagande réformatrice avait bénéficié jusque-là de la part de François 1er : non seulement on a placardé à travers la France un grand nombre d'affiches contre la messe catholique, mais on est allé jusqu'à en poser à l'intérieur du château où séjourne le roi, y compris sur la porte de sa chambre. François 1er montrait de l'indulgence pour un bouillonnement d'idées, il ne peut admettre cette atteinte directe à son autorité. Calvin, bien sûr, n'y est pour rien, mais il vaut mieux qu'il passe la frontière, et il gagne Bâle. Pendant ce temps, en France, le roi lâche la bride à la répression, des bûchers sont allumés. Calvin se sent le devoir de défendre les martyrs en expliquant la pureté de leur doctrine : l'Institution de la Religion Chrétienne, écrite en latin, paraît en 1536 à Bâle, elle comportait alors six chapitres. Il ne cessera de remanier et d'augmenter cette oeuvre, selon ce qu'exigent l'évolution des controverses, l'approfondissement de ses réflexions, les besoins des Eglises. Lors de la dernière édition (1559-60), il y aura quatre-vingts chapitres. Dès 1541, il donne une traduction française, et désormais la publication se fera parallèlement dans les deux langues.

Dès 1532, Guillaume Farel avait prêché avec succès la Réforme à Genève. Il y appelle Calvin, qui est nommé "lecteur en la sainte Ecriture". Un conflit d'autorité au sujet de l'excommunication oppose en 1538 les deux réformateurs et le Conseil de la ville, qui les expulse. Mais Calvin sera rappelé en 1541, et il vivra à Genève jusqu'à sa mort en 1564.

La Réforme selon Calvin s'appuie comme chez Luther sur la justification par la foi et sur l'arbitrage de la seule Ecriture en matière doctrinale. Le rejet du pape, du latin, des indulgences, de la prière aux saints, de la communion sous la seule forme du pain, la limitation de l'appellation de sacrements au baptême et à la Cène, sont semblables. Mais alors que Luther ne répudiait pas en principe l'épiscopat, mais en confiait provisoirement la suppléance aux princes, Calvin évite de confondre pouvoir civil et pouvoir religieux (mais tous deux doivent s'accorder dans la soumission à Dieu), et remet le service des communautés à quatre ministères qu'il tire du Nouveau Testament : pasteurs, docteurs chargés d'enseigner la doctrine, "anciens" (tel est le sens primitif, on s'en souvient, du mot grec presbuteroi) attentifs à la supervision des moeurs, diacres occupés au soin des pauvres(2). Le pasteur ne jouit pas d'une autorité monarchique, le système est collégial. On parle souvent à ce propos d'une organisation "presbytéro-synodale" des Eglises.

Tout en tenant avec la plus grande fermeté que les élus sont sauvés par pure grâce, sans mérite de leur part, Luther s'était abstenu de théoriser sur une éventuelle libre décision divine de gracier les uns et de laisser les autres à leur péché sans possibilité de salut. Calvin n'a pas toujours montré cette prudence, et il a repris les positions les plus abruptes défendues par saint Augustin en matière de "prédestination". Cependant, dans son activité de prédicateur et de réformateur, il a toujours agi comme si chacun était susceptible de se convertir, et sans désespérer de quiconque.

En ce qui concerne la présence du Christ au pain et au vin de la Cène, Calvin se démarque aussi bien des vues de Zwingli, qui tendent vers une pure commémoration symbolique, que du réalisme de Luther, qui prend comme il est le verbe être de "Ceci est mon corps". Avouons que sa position intermédiaire est difficile à cerner pour un catholique, et notons qu'il l'explique en proposant l'analogie de ce qui s'est passé au bord du Jourdain, où Jean-Baptiste peut dire légitimement qu'il a vu l'Esprit descendre sur Jésus, alors qu'il a vu une colombe. Les luthériens considéraient comme non recevable cette conception.

Après la mort de Calvin, Théodore de Bèze (1519-1605) lui succède comme inspirateur de l'Eglise genevoise et du protestantisme de langue française.

C'est sous sa forme calviniste que le protestantisme s'est finalement répandu en France, aux Pays-Bas, en Ecosse, et qu'il a confirmé sa force en Hongrie, après une première vague d'influence luthérienne. En Pologne, il connut quelques succès, mais le catholicisme regagna à la fin du siècle l'essentiel du terrain perdu, favorisé peut-être par l'identification dans ces régions entre la Réforme et l'influence allemande.

Le paradoxe anglican

La rupture entre la monarchie anglaise et Rome ne relève pas à l'origine de la doctrine. Au contraire le roi Henri VIII, qui se piquait de théologie, avait pris la plume pour réfuter Luther, et cette royale contribution lui avait valu, en cadeau de Léon X, le titre de "Défenseur de la foi". Mais la reine Catherine d'Aragon ne lui avait pas donné d'héritier mâle, et il souhaitait la remplacer par une des dames d'honneur, Anne Boleyn. Catherine ayant été d'abord mariée au frère aîné, mort prématurément, d'Henri, n'y avait-il pas là un empêchement par "affinité" qu'on aurait méconnu? Le pape n'était pas disposé à autoriser l'annulation du mariage. Il y eut plusieurs années de négociations et de tractations, sans résultats. Henri obtint alors des Actes du Parlement qui étendaient son pouvoir sur l'Eglise du royaume et restreignaient celui du pape. En 1533, le nouvel archevêque de Canterbury, Cranmer, prononça la nullité, Henri épousa Anne, et en 1534 l'Acte de Suprématie proclama Henri seul chef suprême de l'Eglise d'Angleterre. On sait que ce mariage ne fut pas le dernier d'Henri VIII.

Le chancelier d'Angleterre, l'humaniste et ami d'Erasme Thomas More, finit la tête sur le billot parce que, fidèle à son roi en tout ce qui concernait le siècle, il refusait de rompre son allégeance chrétienne au pape. Il y eut d'autres exécutions. Sous Henri VIII, la rupture se borna d'abord à cette question d'obédience à Rome, les structures traditionnelles et hiérarchiques furent conservées, mais la situation favorisait l'accueil d'idées nouvelles. Après la mort du roi, ce fut une période de grande instabilité religieuse. Le court règne du très jeune Edouard VI, de 1547 à 1553, favorisa fortement les conceptions protestantes, sans qu'on supprime l'épiscopat. Cranmer élabora alors le Book of common prayer, dont les textes liturgiques ont façonné la dévotion anglicane. Edouard était le seul fils d'Henri, et après lui on eut de 1553 à 1558 sa soeur aînée Marie, fille de Catherine, catholique acharnée, qui persécuta les protestants et fut surnommée Marie la Sanglante. Il y eut environ trois cents exécutions, dont celle de Cranmer.

Ensuite sa demi-soeur Elisabeth, reine de 1558 à 1603, donna sa physionomie définitive à l'Eglise anglicane, en imposant une voie moyenne, à mi-chemin du catholicisme (on renvoie les évêques papistes nommés par Marie) et du calvinisme qui triomphe alors en Ecosse, mais dont l'organisation collégiale et démocratique ne peut convenir à la reine. L'Angleterre a hérité de cette période une Eglise à la théologie largement protestante - la messe, en anglais, est épurée de ses références sacrificielles - et dans laquelle les prêtres et les évêques sont mariés, les abbayes sont fermées, mais dont les cérémonies et la hiérarchie continuent une tradition millénaire.

Les groupes minoritaires

Il ne manqua pas de gens pour trouver que les Réformateurs n'étaient pas allés assez loin, avaient par exemple conservé trop de ministère institué ou avaient tort de continuer à baptiser les petits enfants qui ne peuvent manifester de foi. Les plus notables de ces minoritaires furent les Anabaptistes, qui considéraient comme invalide le baptême reçu dans l'enfance, et qui donc rebaptisaient ceux qui venaient à eux. Il y eut aussi des Unitariens, hostiles au dogme trinitaire au nom de l'unicité de Dieu; cette position fut tenue, outre le malheureux Michel Servet, par un certain nombre de petites communautés en Transylvanie et en Pologne Tous ces groupes suscitèrent une forte hostilité, et même la persécution, de la part non seulement des catholiques, mais aussi des grandes Eglises réformées, qui voyaient là de graves déviations doctrinales, et qui tenaient à se démarquer d'un extrémisme jugé compromettant.


6- Face à la pression turque

En Méditerranée et dans les Balkans, la Chrétienté latine doit se défendre contre la poussée turque, qui est celle d'un pouvoir musulman : le sultan ottoman assume sans le titre le rôle religieux des anciens califes. Mais l'Europe occidentale n'a plus l'unité idéologique du temps de la Reconquista ibérique et des Croisades. Non seulement les régions protestantes n'ont guère le désir de s'affliger des malheurs qui affectent les frontières orientales des Habsbourg, mais le "Très-Chrétien" roi de France lui-même voit dans le sultan un allié dont la menace l'aide à desserrer l'encerclement austro-hispano-flamand. François 1er profite seulement des bonnes relations qu'il noue avec le souverain ottoman pour négocier des facilités commerciales et se poser en protecteur naturel des chrétiens d'Orient. Dans le cas de Venise, conflit militaire et partenariat commercial alternent selon les nécessités du moment. Parmi les puissances chrétiennes il n'y a donc plus guère que les Habsbourg (Autriche et Espagne) et le pape pour considérer le combat contre le Turc comme un devoir.

Au sud, malgré les appels du pape Adrien VI aux princes chrétiens, les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem qui tiennent l'île de Rhodes face aux Turcs sont bien seuls pour résister, et à la fin de 1522, ils succombent et doivent capituler. Ils vont se replier sur Malte où, de nouveau, il leur faudra en 1565 subir une attaque massive. Au cours de ce "Grand Siège", les Chevaliers et la population locale furent terriblement éprouvés. Cette fois, les secours arrivèrent à temps. Ce fut le début d'un déclin de la puissance maritime des Turcs en Méditerranée, déclin confirmé le 7 octobre 1571 lors de leur défaite navale à Lépante, à l'entrée du Golfe de Corinthe, devant la flotte d'une Sainte-Ligue qui unissait Venise, Gênes, l'Espagne, le pape et les Chevaliers de Malte, sous le commandement de Don Juan d'Autriche, et avec la participation de Miguel de Cervantes, qui y laissa un bras, et du duc de Guise. Les Turcs venaient de conquérir Chypre et de reprendre Tunis (conquise par Charles Quint en 1535), mais Venise put sauver alors, pour un siècle encore, la Crète et sa chrétienté grecque, qui avait recueilli bien des échappés de Constantinople. La victoire de Lépante fut saluée dans tout le monde catholique, et la fête de Notre-Dame du Rosaire - la fête du chapelet - fut instituée en reconnaissance à cette date du 7 octobre. Ce fut en somme la dernière croisade.

En 1521, la forteresse de Belgrade est tombée aux mains des Turcs, en 1526 la bataille de Mohacs leur a livré la plaine hongroise et Buda. Le dernier roi d'une dynastie indépendante et l'élite de la noblesse hongroise ont été tués. Vienne même, en Autriche, est assiégée en 1529. A partir de 1541, seules la frange ouest du royaume de Hongrie et, au nord, la Slovaquie actuelle, échappent à l'emprise turque; dans ces régions la "couronne de Saint-Etienne" est reprise par les Habsbourg, tandis que le centre du pays (la majeure partie de la Hongrie d'aujourd'hui) est sous domination musulmane directe et que la Transylvanie jouit d'une grande autonomie sous la tutelle ottomane. Les communications demeurent vivaces entre les trois fragments de cette Hongrie éclatée, il n'y a pas de prosélytisme musulman (mais les autorités préfèrent les protestants aux catholiques, trop proches de l'ennemi Habsbourg), la Réforme y devient largement dominante, sous sa forme luthérienne, qui restera importante chez les germanophones, puis surtout calviniste (synode de Debrecen en 1567). Un début de renouveau catholique s'esquissera à la fin du siècle, avec notamment le jésuite Pierre Pazmany, plus tard (1616) archevêque d'Esztergom.

Les soucis constants qu'ont eus au sud et à l'est Charles Quint et ses successeurs, joints à leurs conflits avec la France, expliquent qu'ils n'aient pu accorder aux affaires allemandes et au combat contre "l'hérésie" qui s'y développait l'attention permanente et les forces que ces champions du catholicisme romain étaient supposés leur consacrer. Ce fut particulièrement net dans la décennie qui a suivi la condamnation de Luther à Worms. Les Turcs et les Français ont en somme assuré aux luthériens allemands une certaine tranquillité.


7- La Réforme catholique

Dès 1524, Charles Quint avait proposé la ville de Trente, terre d'Empire mais sur le versant italien des Alpes, comme lieu de ce concile qu'il appelait de ses voeux pour résoudre les problèmes posés par la contestation de Luther. Mais le pape du moment, Clément VII, n'en voulait pas. Son successeur, Paul III, ne put le réunir qu'en 1545, car les guerres avaient jusque-là rendu ce rassemblement impossible, d'autant que, comme déjà au Moyen Age, les ambassadeurs des princes chrétiens devaient être présents et jouer un rôle non négligeable. Le Concile de Trente subit plusieurs interruptions, plus longues en fait que les périodes de session, et se termina en 1563.

Avant le Concile

On a vu que depuis longtemps déjà des évêques, des abbayes, des couvents, sans attendre une réforme générale dont Rome était alors incapable, avaient entrepris de redresser ce qui dépendait directement d'eux. Le couvent augustin qui avait accueilli Luther était déjà, en ce sens, réformé. Ce mouvement continue. C'est ainsi qu'apparaît une branche nouvelle de l'ordre franciscain : les Capucins, approuvés en 1528, reviennent à une très stricte pauvreté, comme les observants au siècle précédent, mais aussi vivent et prêchent dans une proximité très grande avec le peuple le plus délaissé et le moins cultivé, l'accompagnant dans les épreuves, les épidémies.

L'une des tristesses de l'époque, on le sait, était le manque de formation de nombreux prêtres; en même temps que la dignité de vie de desservants abandonnés à eux-mêmes laissait trop souvent à désirer. On vit alors des prêtres, ou des hommes qui songeaient à devenir prêtres, se grouper pour faire face ensemble aux besoins et aux difficultés de leur état et de leur apostolat, avec un souci de progrès spirituel et de compétence doctrinale, sans compromission avec l'argent ou l'ambition. Après les moines, après les ordres mendiants, voici les congrégations de clercs réguliers. Dès 1524, Gaétan de Thiene et le futur Paul IV fondèrent ainsi les Théatins, en 1533 ce furent les Barnabites d'Antoine-Marie Zaccaria. A la même époque des hommes qui ne se destinaient pas à la prêtrise, des femmes, se regroupèrent en congrégations spécialisées dans l'éducation (Ursulines), le soin des malades (Frères de saint Jean de Dieu). Un véritable foisonnement.

Le plus connu des nouveaux ordres de clerc réguliers, ce sont évidemment les Jésuites. On ne retracera pas en détail l'itinéraire personnel d'Ignace de Loyola. Lorsqu'il arrive à Paris en février 1528 (les difficultés qu'il rencontre avec l'Inquisition l'ont chassé d'Espagne) pour prendre ses grades à l'Université, il a presque 37 ans, et voilà déjà sept ans qu'après une blessure et une difficile convalescence ce soldat batailleur a décidé de se mettre au service du seul Jésus-Christ. Plusieurs étudiants, tous étrangers comme lui dans le royaume de France, tous venus se former pour la cléricature, se regroupent autour de lui. En 1534, au moment où certains vont quitter Paris, ils éprouvent le besoin de se lier dans un même voeu de vie pauvre au service de l'Eglise : ils se rendront à Jérusalem ou, si les circonstances les en empêchent durablement, ils se mettront au service du pape pour toute mission qu'il voudra leur confier. Ils sont sept à s'engager ainsi dans une chapelle sur les pentes de la colline de Montmartre. Parmi eux, le savoyard Pierre Favre, et François Xavier, basque comme Ignace. 1534 : l'année où Calvin sort de France définitivement, où Henri VIII consomme le divorce d'avec Rome par l'Acte de Suprématie, est aussi l'année où s'inaugure l'aventure jésuite et où est élu pape Paul III, qui va enfin entreprendre de réformer l'Eglise.

Les futurs jésuites se retrouvent à Venise en 1537, à Rome l'année suivante. Paul III accepte leur oblation. Ils ont désormais tous reçu la prêtrise. Au moment de se disperser pour des missions diverses, ils organisent leur groupe jusque-là informel. Ils ont renoncé à ce qui cimente habituellement la fraternité des couvents : une vie de "famille", la célébration commune de l'office. Dans la "Compagnie de Jésus", chacun se consacre de son côté à son apostolat, et se ressource dans la prière et la méditation personnelles. Mais l'unité de la Compagnie et la fidélité à l'Eglise dans les initiatives les plus hardies et les plus variées seront garanties par une formation très poussée (les "Exercices spirituels" d'Ignace, et de fortes études) et la pratique d'une obéissance absolue et immédiate. Sachant que d'un mot il peut arrêter tout ce qu'a entrepris un jésuite, le supérieur peut le laisser aller très loin et explorer des voies inattendues. Très vite, tous les types d'apostolat non paroissial seront assumés : prédication de retraites, accompagnement spirituel, éducation de la jeunesse (ils inventeront l'enseignement secondaire dans leurs collèges), mission lointaine. Dès 1542, François Xavier arrive à Goa en Inde; il est au Japon en 1549, et meurt en vue de la Chine en 1552.

Et la papauté dans tout cela? Elle aurait pu entreprendre elle aussi sa réforme dès 1522-23 si le pape hollandais Adrien VI n'était pas mort prématurément. Son message à la Diète de Nuremberg confesse avec lucidité tout ce qui est à redresser au Saint-Siège. Sa disparition soulagea beaucoup de monde à Rome. Il n'y avait rien à attendre de son successeur Clément VII. Paul III Farnèse (de 1534 à 1549) a tous les défauts des papes de la Renaissance : nommé cardinal à 25 ans par Alexandre VI, doté de plusieurs évêchés, il ne se laisse ordonner prêtre qu'à 50 ans; pape à 66, il continue à vivre dans le luxe et à chercher des duchés pour ses enfants et petits-enfants. Mécène fastueux, il commande à Michel-Ange le Jugement Dernier de la chapelle Sixtine. Il a aussi toutes les qualités d'un pape réformateur : il renouvelle le Sacré-Collège en y nommant des humanistes intègres à la vie privée irréprochable, futurs légats efficaces aux sessions conciliaires, il a le souci de la pureté doctrinale en créant le Saint-Office, il lève peu à peu tous les obstacles qui s'opposaient à la réunion d'un concile, qu'il convoque enfin en 1544.

L'oeuvre du Concile de Trente

Sur le plan doctrinal, le Concile opéra essentiellement une consolidation. On se souvient que Luther avait d'abord, dans ses thèses de 1517, remis à une place inférieure et subordonnée tout ce qu'il contestait, mais sans l'exclure absolument : ainsi pour les indulgences. Ensuite la surdité de Rome, à moins que ce soit la logique des positions prises, avait amené les Réformateurs à exclure franchement les indulgences, le culte des saints, le purgatoire, le caractère sacrificiel de la messe et la transsubstantiation, les voeux religieux, le célibat des clercs, l'autorité du pape et le recours à la Tradition en matière doctrinale - j'en oublie certainement. Le Concile affirme la légitimité de tout ce qui a été ainsi rejeté, en argumentant. De ce point de vue, il s'agit bien de "Contre-Réforme". La théologie catholique se trouve ainsi structurée, avec un retour important au thomisme, pour plusieurs siècles. Cela va lui donner des assises fermes pour les besoins tant de la formation que de la controverse, mais en même temps brider l'initiative et l'inventivité. Au départ, les avantages l'ont emporté sur les inconvénients. Mais s'il réaffirme vigoureusement, le Concile prend aussi ses distances avec les abus et les superstitions, on n'entendra plus par exemple prêcher les indulgences avec les méthodes de Tetzel, et l'argent ne pourra plus les gagner.

L'oeuvre positive du Concile, ce furent surtout les directives qu'il donna pour la vie de l'Eglise et la formation des clercs. Les évêques devront résider dans leur diocèse, visiter régulièrement les paroisses, connaître et aider leur clergé. La dignité de vie des prêtres, dont le célibat est confirmé, ne doit plus laisser prise au doute. La compétence des pasteurs, chargés d'instruire le troupeau des fidèles, doit être améliorée. On ne doit plus ordonner n'importe qui sans préparation, il faudra s'assurer du sérieux des vocations et former doctrinalement et spirituellement les candidats dans des institutions spéciales : c'est le début des séminaires. Certes, ce programme ne sera pas réalisé en un jour, il faudra bien un siècle notamment pour qu'il y ait partout des séminaires, mais l'impulsion est donnée, et l'effort pour l'application ne sera jamais interrompu durant ce temps.

Pour favoriser l'instruction des fidèles sans les écraser sous une théologie complexe, Luther avait montré l'exemple par son Petit Catéchisme, proposé aux prédicateurs peu savants et aux chefs de famille; la méthode fut reprise du côté catholique romain, plusieurs jésuites prirent une grande part à cette oeuvre : d'abord le hollandais Pierre Canisius, présent à Trente, ensuite l'italien Robert Bellarmin, dont le manuel paraîtra en 1597. Ces catéchismes vont prendre d'autant plus d'importance que la connaissance directe des textes bibliques, sans être refusée en principe aux laïcs catholiques par le Concile, sera entravée par des précautions tatillonnes : les traductions en langue courante furent surveillées de très près et facilement censurées, et l'accès à la totalité des textes ne fut guère possible qu'en latin, dans la Vulgate. Quant au recours à la rédaction originelle en hébreu ou en grec, de toute façon hors de portée de la masse des fidèles, il était suspecté de recouvrir un désir d'interprétations non traditionnelles.

Conservatisme doctrinal plus défensif qu'inventif, répression des abus, directives positives pour une réforme de la vie de l'Eglise et de ses prêtres et pour une meilleure formation du clergé et des fidèles, telle fut l'oeuvre du Concile de Trente.


Après le concile

On l'a dit, l'application fut progressive. L'inertie qu'on pouvait craindre fut ébranlée par l'exemple de quelques fortes et saintes personnalités. Au premier rang, on doit citer Charles Borromée (1538-1584). Neveu du pape Pie IV, il est cardinal à 21 ans avant d'être prêtre, et bientôt il est nommé archevêque de Milan. En fait, dès ses années d'études il a montré son sérieux et sa charité. Artisan actif des dernières sessions du Concile de Trente, il va ensuite consacrer toute son énergie à faire passer dans son diocèse, l'un des plus considérables de la chrétienté, les décisions prises. Pour commencer, il y vit, et non pas à Rome où il pourrait guetter une succession papale. Il remet en ordre couvents et paroisses, et les visite à plusieurs reprises en détail (800 paroisses!), il convoque des synodes, il ouvre des écoles de "doctrine chrétienne", il fonde à Milan et dans des évêchés voisins les premiers séminaires, il vit sans luxe et se dévoue auprès des malades lors de la peste. Il n'a a que 46 ans lorsqu'il meurt, mais laisse une oeuvre, un exemple, et, conscient de l'importance de ce banc d'essai que constitue son action, il a fait consigner dans des "Actes" ses mandements et lettres pastorales, les décisions synodales, etc. Ce sera une sorte de bréviaire plein de suggestions pour les évêques réformateurs.

Le Concile avait évité des déclarations trop précises sur les pouvoirs des papes : des limitations auraient provoqué un conflit avec les représentants du pape, une extension aurait suscité l'opposition des souverains catholiques jaloux de leurs privilèges. En fait, l'efficacité de son gouvernement de l'Eglise se renforce. Les conseils de cardinaux et de prélats qui assistent le pape (les "dicastères" ou "congrégations") sont réorganisés et spécialisés, avec notamment le Saint-Office (qui veille sur la doctrine, et qui reprend et coiffe l'Inquisition), l'Index des livres prohibés, la Congrégation du Concile chargée du suivi des évêques; ceux-ci doivent désormais venir périodiquement rendre compte (ce sont les "visites ad limina"), ou au moins envoyer un rapport détaillé, dont la préparation stimule leur zèle. Les nonces, plus nombreux, ne sont plus seulement des ambassadeurs du pape chef d'Etat auprès des princes, ils interviennent pour faire passer dans les Eglises locales les consignes romaines.

Les évêques sont désormais, pour la plupart, beaucoup plus présents dans leur diocèse. Ils tiennent des synodes, ils visitent les paroisses ou les font visiter par leurs vicaires, ils écartent de l'ordination les candidats douteux ou trop peu formés. Dans les directives données au clergé, la fonction pastorale, la cure d'âmes, prend le pas sur la fonction d'intercession (accomplie par l'office divin et les messes pour les défunts ou pour des intentions confiées par les fidèles), sans la supprimer - toujours cette hiérarchisation sans exclusion que Luther n'avait pu obtenir en 1517 -; cela n'est pas acquis sans résistance de la part de certains chapitres de chanoines, habitués à limiter leurs prestations au deuxième aspect. Le prêtre, ce sera de plus en plus le curé de paroisse, secondé par des vicaires, appliquant les consignes de son évêque, respecté de ses ouailles qu'il a le souci d'instruire et de former. Et l'on voit se multiplier les confréries de pieux laïcs, autour de la dévotion à l'Eucharistie et du dévouement envers les pauvres et les malades.


8- Les chrétiens orientaux au seizième siècle

Constantinople

Le patriarcat de Constantinople se maintient comme il peut. D'un côté, sa position morale dans l'Orthodoxie n'est pas entamée, le patriarche se déplace souvent et est accueilli avec grand respect dans toutes les Eglise d'Orient. De l'autre, il est entièrement dépendant du sultan ottoman, c'est-à-dire d'un pouvoir musulman. Les formes canoniques de son élection sont préservées, mais il n'est pas question de se passer de l'approbation du sultan, qui peut pousser un incapable, et comme à chaque élection une forte gratification est due au monarque, les sultans ne résisteront bientôt plus à la tentation de provoquer la déposition de tel ou tel patriarche, quitte à favoriser son rappel après l'intermède d'un ou deux autres. A chaque changement, l'Eglise paie.

Un milieu assez restreint de hauts dignitaires ecclésiastiques et de riches Grecs, résidant pour la plupart à Istanbul, exerce une grande influence, et les quelques patriarches qui n'en émanent pas voient rapidement leur action entravée, ne serait-ce que par manque d'argent pour répondre aux exigences du pouvoir. Le divorce se creuse entre cette sorte d'oligarchie et la masse de l'humble peuple orthodoxe, dont les moines et le bas clergé, eux, restent proches. Cette situation ne favorise pas une religion éclairée, et la formation de beaucoup de desservants se limite à savoir lire les textes liturgiques. Les jeunes gens avides de formation culturelle et théologique ne trouvent pratiquement rien sur place, et doivent, à condition d'en avoir les moyens, se rendre en territoire vénitien, à Venise même où l'imprimerie grecque est prospère, ou à Padoue; ce sont évidemment les Crétois qui profitent le plus de cette possibilité. Cette migration favorise l'influence occidentale, surtout pour ce qui concerne les concepts philosophiques utilisés, mais n'entame pas pour l'essentiel la fidélité à la Tradition orthodoxe.

Moscou

En Russie, au contraire, la puissance d'un Etat chrétien vraiment indépendant ne cesse de s'affirmer, et corrélativement celle d'une Eglise liée au monarque, sur le modèle hérité de Byzance. Cela n'alla pas sans remous. Autour de 1500, dans le monde monastique, un clivage s'opéra entre ceux qui acceptaient volontiers l'enrichissement et le pouvoir que l'Eglise acquérait en liaison (en compromission?) avec l'Etat, les "possesseurs", comme on les appela bientôt, et ceux qui contestaient cette inféodation et cette richesse, les "non-possesseurs". Les possesseurs n'étaient pas forcément des corrompus ou des rapaces, et leur chef de file, Joseph de Volokolamsk, voyait dans la "possession" le moyen de porter secours aux pauvres et aux faibles, si nombreux dans une Russie où la condition des paysans empirait, où les grands domaines s'arrondissaient. Les non-possesseurs, dont l'inspirateur était Nil de Sora, d'où le nom aussi de "Niliens" qui leur fut donné, renvoyaient aux laïcs l'obligation d'utiliser les richesses pour le soutien des malheureux, et prônaient pour les moines le renoncement total au maniement de ces biens dangereux. Chez certains, l'ascétisme authentique ne s'est pas toujours gardé des approximations théologiques ni de connivences avec des désordres nés de la misère des paysans, ce qui les fit persécuter. Les critiques des Niliens furent reprises, après son arrivée à Moscou en 1518, par le grand érudit Maxime le Grec (vers 1475-1566). Ce grec d'Epire, après de solides études en Italie au cours desquelles il avait fréquenté les humanistes florentins du cercle de Laurent et Savonarole (il fut même un moment novice dominicain), s'était retiré au mont Athos, et fut tiré de là au bout d'une dizaine d'années par le patriarche de Constantinople, pour répondre à un appel du souverain russe, qui avait besoin de bibliothécaires et de traducteurs du grec en slave. Sa traduction du psautier, son insistance sur la nécessité de l'exactitude philologique dans le traitement des textes religieux, ont exercé une plus forte influence que ses prises de position niliennes.

Pour que Moscou prenne vraiment la succession de Byzance et devienne la troisième Rome, après qu'Ivan IV avait pris définitivement en 1547 le titre impérial de tsar, il ne restait plus qu'à obtenir de Constantinople son accord pour un patriarcat à Moscou. En 1588 le patriarche Jérémie II accepta de faire le voyage, et finit par consentir à ce qu'on lui demandait, le métropolite Job fut intronisé patriarche le 23 janvier 1589. Parmi les raisons de Jérémie, il y a peut-être qu'en acceptant de renforcer Moscou il espérait combattre l'influence catholique en Ukraine soumise à la Pologne-Lituanie; en tout cas il fut stipulé que Kiev, d'ailleurs berceau de la chrétienté russe, dépendrait du nouveau patriarcat. On verra ce qu'il en advint.

La première Eglise "uniate"

Le Grand-Duché de Lituanie et le Royaume de Pologne étaient alors unis sous un seul souverain, et dominaient ensemble une grande partie de ce qu'on a appelé ensuite la Biélorussie et l'Ukraine, y compris la ville de Kiev. Entre cette Pologne-Lituanie et la Russie, la rivalité était constante, et la guerre toujours possible.

La pénétration des idées de réforme en Pologne, d'origine protestante et d'origine catholique, atteignit les orthodoxes de l'est du pays vers 1580. Un mouvement de fondation d'écoles se dessina, notamment sous l'impulsion du prince Ostrogski, qui fit aussi préparer une traduction de la Bible en langue ruthène, autrement dit en ukrainien (c'est le signe que la langue locale et la langue russe avaient déjà bien divergé). Une visite du patriarche de Constantinople, en 1588, stimula le mouvement. Mais bientôt, ce fut d'union avec Rome qu'on parla, sur l'initiative des évêques orthodoxes de la province de Kiev, réunis en 1595 à Brest-Litovsk et tous d'accord au début. Pourquoi ce retournement? Leur allégeance à Constantinople ne leur avait pas pesé dans le passé, mais Constantinople venait d'abandonner au nouveau patriarcat de Moscou la tutelle de la province. Or la plupart des évêques ne voulaient de cela à aucun prix, soit par un sentiment national ukrainien naissant qui les affrontait à la Russie(3)- à une Russie qui avait l'ambition de reconquérir ces régions -, soit par crainte que le lien, même simplement religieux, avec Moscou ne les rendît suspects de connivence avec l'adversaire du royaume polonais. De plus, leurs collègues latins siégeaient au Sénat polonais, et ils espéraient par ce ralliement pouvoir les y rejoindre. Ils préparèrent les modalités de l'union, avec des clauses qui préservaient leurs traditions, leur langue liturgique et leur rite, leur discipline avec l'ordination d'hommes mariés, le rôle du synode des évêques, chargé de présenter au roi quatre candidats lorsqu'un siège serait vacant (jusque-là le roi, un catholique romain pourtant, nommait seul!). Ainsi comprise, l'obédience de Rome devait plutôt, croyaient-ils, renforcer leur indépendance.

Le sentiment orthodoxe était fort dans le peuple chrétien de cette Eglise. Les propositions des évêques suscitèrent une vive et large opposition, animée par le prince Ostrogski. Deux des évêques retirèrent leur signature. Malgré cela, leurs collègues persistèrent, et avec l'accord du roi une délégation officielle partit pour Rome, où l'union fut proclamée le 23 décembre 1595. En octobre 1596, le synode réuni de nouveau à Brest par le métropolite Michel Ragoza entérina l'acte accompli à Rome, tandis qu'un contre-synode organisé par le prince dans la même ville protestait solennellement. Le roi, puis la Diète, approuvèrent à leur tour, mais sans admettre les évêques au Sénat, car le prince Ostrogski et certains latins avaient fait barrage.

L'Eglise orientale de Pologne-Lituanie se retrouva divisée en deux fractions très hostiles : deux évêques, la majorité des moines, une bonne partie du clergé et des paroisses, un nombre important de seigneurs, refusèrent l'union et maintinrent l'Eglise orthodoxe. Il y eut des rixes, des martyrs dans les deux camps, dont le plus notable sera en 1623 l'évêque uniate Josaphat. Cette division s'est maintenue jusqu'à nos jours.

Ainsi naquit, sur une initiative locale dont les mobiles étaient au moins autant nationaux et politiques que religieux, la première Eglise "uniate". Malheureusement, il arrivera ensuite à Rome d'envoyer de son propre chef en Orient des "missionnaires" tenter de "convertir" des orthodoxes pour constituer des communautés uniates, ce qui est autre chose que d'accepter une demande de communion librement formulée. Ce débauchage n'est plus admis de nos jours, Rome l'a promis, selon le souci oecuménique qui prévaut désormais. Le destin de ces uniates est singulier. Non seulement leurs frères restés orthodoxes les ont considérés comme des traîtres et des renégats, ce qui somme toute était assez naturel dans l'esprit de ce temps-là, mais ils ont souvent même estimé que les uniates ne devraient pas avoir le droit de conserver leur rite byzantin, leur langue, leur discipline, leur orientation spirituelle, et que puisqu'ils se ralliaient au pape ils n'avaient qu'à se faire latins, ce qui est moins évident. Il est triste qu'au cours des siècles suivants, dans la Curie romaine, on ait eu trop souvent des vues similaires, cherchant à rogner les spécificités de leur tradition spirituelle, théologique, disciplinaire, essayant de ramener leurs règles au droit canon de l'Occident, ne leur laissant leur rite, leur Credo sans Filioque et leurs prêtres mariés que par une sorte de consentement charitable à l'exception ou à l'exotisme, toujours susceptible d'être remis en question. Il a fallu attendre Vatican II pour que l'apport positif de leur tradition au catholicisme de l'Eglise romaine soit vraiment reconnu et respecté.


9- Violences et guerres de religion

Les guerres de religion ont laissé une trace considérable dans notre mémoire française. Coupées de trêves, elles ont ensanglanté le pays de 1562 presque jusqu'à la fin du siècle. D'où la place de ce chapitre en fin de livret. Mais la violence de religion, sous des formes plus ou moins intenses, n'avait jamais cessé au cours de la période, de l'exécution de Savonarole à la veille de l'Edit de Nantes.

La violence de religion contre les personnes

L'Inquisition, surtout l'Inquisition espagnole, n'a jamais cessé d'enquêter et de sévir. Les hérétiques - ceux que les autorités du lieu considéraient comme tels - n'ont jamais été à l'abri du bûcher. Dès le 1er juillet 1523, deux augustins d'Anvers, adeptes de Luther, sont brûlés à Bruxelles; ce sont les premiers martyrs de la Réforme. En France, Jacques Pauvan, un ancien du groupe de Meaux, périt à son tour en 1526 pour avoir répandu une "erreur touchant le saint sacrement de l'autel". En 1553, l'espagnol Miguel Serveto, qui en était arrivé à contester le dogme de la Trinité par des raisonnements de style arien et à professer une théologie fortement panthéiste, s'étant échappé d'une geôle catholique à Vienne en Dauphiné, passa par Genève : il fut reconnu, arrêté à la demande de Calvin, et brûlé vif avec ses écrits après trois mois de procès. En Espagne en 1559, l'Inquisition redouble de violence, des bûchers collectfs sont allumés à Séville et Valladolid, et des soupçons arbitraires ne cesseront de harceler les meilleurs esprits au cours des décennies suivantes, stérilisant notamment la recherche exégétique.

Si l'on pouvait faire le compte de toutes les victimes, le nombre de ceux qui ont été condamnés par des instances catholiques serait selon toute vraisemblance très supérieur à celui des victimes d'autorités protestantes. Lorsque celles-ci poursuivaient des anabaptistes ou des unitariens, ces derniers ne manquaient pas de représenter à leurs persécuteurs que les protestants étaient eux-mêmes persécutés pour leur foi, et il leur arriva d'être entendus. Les protestants n'ont jamais eu d'institution aussi largement présente et bien organisée que l'Inquisition. Mais sur le principe, malheureusement, protestants et catholiques dans leur grande majorité ne différaient pas de conviction sur le sort qu'il était permis, et à l'occasion requis, d'infliger à ceux qui mettaient la foi du peuple chrétien en danger. Même Mélanchton, le bon Mélanchton si soucieux de bâtir des concordes, écrivit à Calvin son approbation de la condamnation de Servet. La Familia Caritatis qui réunit discrètement à Anvers, dans les années 70, des catholiques et des réformés de toutes obédiences autour de l'imprimeur Plantin pour un compagnonnage spirituel, est une remarquable exception.

En France, l'apposition de placards hostiles à la messe jusque sur la porte de la chambre du souverain, en 1534, fut ressentie comme une atteinte à la majesté royale. Dès lors, doit-on considérer la répression qui suivit comme religieuse ou politique? Cette interrogation est encore plus justifiée dans le cas des affaires anglaises, quand les souverains successifs orientent la religion à leur bon plaisir. Les récalcitrants au changement ou inversement, sous la reine Marie, au retour au catholicisme, sont coupables de rébellion, de lèse-majesté. Toutes les dénominations chrétiennes eurent leurs martyrs à tour de rôle, il y en eut plusieurs centaines, exécutés ou morts en prison, sous chaque règne. La bulle papale de 1570, qui excommunia Elisabeth et la déclara déposée de son trône, et l'envoi de missionnaires qui suivit (des anglais exilés formés à Louvain et à Douai) n'arrangèrent pas les affaires des catholiques anglais.

Les conflits en Allemagne et la paix d'Augsbourg

On a vu que Charles Quint était entravé par les guerres française et turque dans son désir de réprimer le protestantisme en Allemagne. Après l'échec des négociations à la Diète d'Augsbourg (1530), Charles a donné quatre mois aux protestants pour faire leur soumission, ce qui provoque en retour l'union des Etats signataires de la Confession dans la "Ligue de Smalkade", mais il est trop occupé ailleurs pour exécuter ses menaces. Les choses traînent dix ans, pendant lesquels la Réforme se renforce, avec l'adhésion de plusieurs nouveaux princes. Après de nouvelles tentatives d'accord en 1540-41, qui échouent, l'empereur prend l'offensive, politiquement puis, lorsqu'il a signé la paix avec la France et l'Empire ottoman, militairement. Victorieux sur le champ de bataille en 1547, il impose en 1548 aux princes et aux villes un édit, l'Interim, qui exige le rétablissement des rites catholiques (avec cependant la communion sous les deux espèces et la possibilité d'un clergé marié). L'Interim fut appliqué (moins dans le nord du pays), de nombreux pasteurs durent s'exiler. Mais ce succès est partiel et temporaire, les fidèles en de nombreux endroits font de la résistance passive. Une redistribution des cartes sur le plan politique, avec une alliance entre des princes protestants et le roi de France et une attitude plus bienveillante envers eux de princes catholiques comme le duc de Bavière et les évêques rhénans, affaiblit les positions de l'empereur, et la paix d'Augsbourg, en 1555, constitue un compromis.

Par cette paix, l'Eglise catholique et les Eglises évangéliques de la Confession d'Augsbourg, autrement dit luthériennes, ont désormais toutes deux, et elles seules en principe, droit de cité en Allemagne, mais seuls les Etats, princes ou villes libres (390 Etats en tout!) et les chevaliers sont libres de leur choix, les sujets ordinaires doivent adopter la religion du lieu, ou émigrer en emportant leurs biens. Quelques villes libres cependant tolèrent l'exercice des deux cultes. Il est stipulé que si un prince-évêque se fait luthérien, il doit démissionner; ainsi la carte ne variera pas trop, quoique le revirement d'un prince laïc ou de son héritier puisse encore la changer. La paix impose l'unité religieuse de chaque petit ou grand Etat, selon la formule (clairement énoncée seulement en 1579) cuius regio eius religio. L'imbrication de territoires de confession différente et souvent peu étendus permet que l'application de ces dispositions ne soit pas trop difficile, les exilés n'ont pas à aller loin, et la liberté laissée aux seigneurs en leur château préserve des îlots hétérogènes dans les Etats plus vastes. Ce système procurera aux régions allemandes plusieurs décennies de tranquillité, alors que France et Pays-Bas vont s'abîmer dans la guerre.

Le principe cuius regio eius religio, jugé normal par tous en ce temps-là, et qui avait d'ailleurs servi l'expansion de la Réforme à ses débuts, se révélait satisfaisant pour la mosaïque de petits Etats qu'était l'Allemagne. Mais en Angleterre, il avait conduit à des persécutions successives et contradictoires. Aux Pays-Bas, échus au très catholique roi d'Espagne par la succession bourguignonne mais profondément pénétrés par la propagande réformée, il était inapplicable sans violence. En France, vaste Etat déjà centralisé dont le souverain restait obstinément catholique même s'il s'alliait aux luthériens allemands, les protestants n'avaient d'autre possibilité que de se constituer en un groupe de pression politique, tenté en permanence de devenir aussi militaire, pour obtenir une tolérance faisant exception au principe sans le nier.

Les Pays-Bas : de la répression militaire à la division territoriale

La Réforme, sous sa forme calviniste, a fait de nombreux adeptes dans les Pays-Bas espagnols, au sud comme au nord. Le cardinal Granvelle, qui assiste la Gouvernante Marguerite de Parme, suscite l'opposition en persécutant les protestants, en bouleversant l'organisation des diocèses (ce qui était d'ailleurs nécessaire, car ils étaient trop peu nombreux et trop vastes), et fait craindre la prochaine introduction de l'Inquisition à l'espagnole. Malgré son départ, un mouvement populaire se répand à l'été 1566, et se livre à des destructions d'images, de reliques, de symboles "papistes" dans tout le pays. Philippe II, furieux de cette atteinte à "l'honneur de Dieu", envoie le duc d'Albe tirer vengeance des révoltés. La répression est féroce, et les privilèges locaux sont supprimés. Parmi les nobles qui avaient mené l'opposition au Gouvernement, le comte d'Egmont est exécuté, Guillaume prince d'Orange s'est enfui en Allemagne. Il reviendra. En avril 1572, une révolte éclate à nouveau dans les provinces du nord, Hollande et Zélande, et les Espagnols risquent d'être pris entre deux feux, car en France Coligny est en train de persuader Charles IX d'intervenir contre les troupes de Philippe. La Saint-Barthélémy sauve les Espagnols, mais ils ne réussissent pas à reconquérir la Hollande, où Guillaume anime maintenant la résistance.

Le duc d'Albe rappelé en Espagne, on peut avoir un moment l'espoir que réformés et catholiques vont pouvoir s'entendre au profit d'une autonomie des Pays-Bas sous la couronne espagnole (Etats généraux des dix-sept provinces, 1576). Don Juan d'Autriche, qui représente alors Philippe, est obligé de composer avec cette tendance, et Guillaume oeuvre pour une "paix de religion" qui établirait partout la tolérance. Des intransigeants minent ce projet. A Gand et Bruxelles des calvinistes s'emparent pour un temps du pouvoir. Plus habile que ses prédécesseurs, le gouverneur Alexandre Farnèse, à partir de 1578, s'appuie sur les sentiments catholiques de la majorité des habitants du sud, et en 1579 les provinces de Hainaut et d'Artois signent l'Union d'Arras", à laquelle répond très vite l'Union d'Utrecht" des sept provinces du nord, auxquelles se joignent plusieurs villes flamandes. Farnèse se contente de reprendre ces dernières, sans répression sanguinaire cette fois, mais en forçant leurs protestants à émigrer. La tête de Guillaume d'Orange, devenu le patron incontesté des provinces du nord, a été mise à prix, et il est assassiné en 1584. Sa mort ne change rien. La paix n'est pas rétablie, mais les positions sur le terrain ne varieront plus.

Le sud catholique et fidèle à l'Espagne (la Belgique et Lille, Arras, Valenciennes) et le nord calviniste et indépendant de fait (les Pays-Bas d'aujourd'hui) sont désormais séparés. Au sud, les protestants sont bannis quand ils sont repérés; au nord les catholiques, encore nombreux au début, ne sont pas pourchassés individuellement, mais les emplois publics leur sont fermés, et leur culte est interdit (dans certaines régions, on ferme les yeux sur des célébrations discrètes à l'intérieur des maisons). Donc on n'exécute plus aux Pays-Bas pour des raisons religieuses - sauf les sorcières. L'homme ne peut-il se passer de mettre à mort?

La France : guerres de religion, paix précaires, et massacres

On l'a vu, la conception largement admise selon laquelle le souverain a compétence sur l'option religieuse de son peuple obligeait pratiquement les réformés français à se constituer en groupe d'influence auprès du roi, en "parti protestant". Il devient alors arbitraire dans bien des cas de démêler le religieux du politique dans les décisions des princes ou des chefs huguenots ou ligueurs. Il paraît sûr que jamais les rois Valois ni la reine-mère Catherine n'ont eu l'idée de quitter le catholicisme romain. Mais il y avait en France un parti protestant, il y avait un parti catholique intransigeant, tenté (et parfois plus que tenté) de chercher l'appui de princes catholiques étrangers quand le roi manquait à les satisfaire. Entre les deux, les Valois ont cherché à maintenir envers et contre tout, avec peu de moyens et de terribles bavures, leur souveraineté et celle du pays, appuyés par un troisième parti acquis à cet objectif (cette tripartition est trop schématique, évidemment), dont le représentant le plus connu fut le chancelier Michel de l'Hospital.

Quant à la population, elle est restée en très nette majorité catholique sauf dans des régions limitées (essentiellement un grand arc allant de La Rochelle au Dauphiné en passant par le Languedoc et un noyau réformé important en Normandie, sans oublier le Béarn alors indépendant sous le nom de Navarre), et, catholique ou protestante, elle passe de la terreur et des malheurs que lui infligent les armées et les bandes armées à des réactions fanatiques. Au compte de ces dernières, il faut mettre le vandalisme iconoclaste qui a détruit de nombreuses statues et oeuvres d'art dans les églises ou sur leurs porches : pour les foules réformées et leurs prédicateurs, il s'agissait là purement et simplement d'images idolâtriques et par là sataniques; pour leurs voisins catholiques, ces destructions étaient d'horribles sacrilèges capables de susciter la colère de Dieu contre le pays (aujourd'hui les visiteurs, guide vert Michelin en main, sont plutôt sensibles au sacrilège artistique). Au compte de ce fanatisme encore, et de manière bien plus attristante, la rapidité et la férocité avec lesquelles le massacre des protestants s'est étendu dans Paris et dans diverses villes de France lors de la Saint-Barthélémy 1572 et des jours suivants.

Le premier épisode notable de ces crises sanglantes fut la conjuration d'Amboise. Le jeune roi François II était marié à la jeune reine d'Ecosse Marie Stuart, mais, bien plus qu'écossaise, Marie était par sa mère une Guise, et les Guise dès ce moment sont les chefs du parti catholique. Les réformés ont tout à craindre de l'emprise sur le roi des oncles et cousins de Marie. Certains chefs du parti conçoivent le projet d'un audacieux coup de main armé, par lequel ils s'attaqueraient aux Guise et s'empareraient de la personne du roi, alors à Amboise, pour le soustraire à cette déplorable influence et le soumettre à la leur. Eventé, le complot échoue, de nombreux conjurés sont exécutés et leurs corps sont exposés sous les murs du château. A ce spectacle assiste le jeune Agrippa d'Aubigné, à qui son père fait jurer de venger les martyrs.

Lorsque, durant la minorité de Charles IX, la régente Catherine de Médicis réunit à Poissy en 1561 un colloque destiné à confronter en vue d'un rapprochement les positions des théologiens des deux bords, c'est l'échec, il était évidemment trop tard. Par un édit de janvier 1562, Catherine proclame la liberté de conscience pour les protestants, la liberté de leur culte mais seulement en dehors des villes, et le retour aux catholiques des églises que les protestants leur avaient prises là où la municipalité était passée de leur côté. Ce dernier article rencontra des oppositions sur le terrain. Plus grave : le 1er mars, de passage à Wassy, le duc François de Guise prend prétexte de ce que les protestants célèbrent leur culte dans la ville même et font résonner leurs cantiques dans une grange à deux pas de l'église où il entend la messe, pour jeter ses soldats contre eux. Premier massacre.

Alors, en avril de la même année 1562, l'amiral de Coligny et le prince de Condé appellent les protestants aux armes. Désormais vont alterner des périodes de guerre, où les armées protestantes obtiennent des succès mais où les forces royales finissent toujours par rétablir leur situation, où l'on ne tue pas seulement en bataille rangée, où certains capitaines des deux bords se taillent une sinistre réputation aux dépens des populations, et des "paix" boiteuses, qui concèdent aux réformés une liberté de culte plus ou moins limitée (en 1563 : un seul lieu de culte par bailliage), mais aussi la jouissance de "places de sûreté", c'est-à-dire de villes où ils peuvent regrouper leurs forces dans une sorte de version municipale du cuius regio eius religio, et qui, si la paix échoue, leur fournissent une base de départ pour de nouvelles opérations. La Rochelle fut très vite la plus active de ces places-fortes.; le synode de 1571 s'y réunit (adoption de la "Confession de La Rochelle").

Ces concessions sont très mal reçues des catholiques intransigeants. Les Guise sont d'autant plus acharnés qu'ils sont convaincus que l'assassin du duc François (1563, lors du siège d'Orléans) a été armé par Coligny. Mais la reine-mère et Charles IX, maintenant majeur, continuent à tenter de rapprocher les factions. La mariage d'Henri de Bourbon, roi de Navarre, élevé dans un strict calvinisme par sa mère Jeanne d'Albret, avec Marguerite de Valois, soeur du roi, devrait y aider (août 1572). Ce mariage attire de nombreux seigneurs réformés, avec leur suite, à Paris. La ville est très catholique, peut-être parce que les premiers protestants avaient dû la quitter dès le temps de François 1er, comme l'avait fait Calvin.

En avril 1572, la révolte s'est de nouveau déclenchée aux Pays-Bas contre les Espagnols. Coligny, très présent auprès du jeune roi, conçoit un grand dessein : porter aide à l'insurrection hollandaise (en majorité réformée, mais pas uniquement, Guillaume d'Orange lui-même ne s'est pas encore déclaré calviniste) tout en affaiblissant le Habsbourg d'Espagne, qui n'est pas seulement un champion du catholicisme, mais aussi le rival traditionnel du royaume de France. Charles IX, séduit, est en passe de lui donner son accord : son grand-père s'était bien allié aux princes luthériens allemands contre Charles Quint. Catherine est effrayée par ce projet, elle préfère toujours la diplomatie à la guerre, elle craint que ce soit une folie suicidaire face aux armées redoutables de Philippe II, et elle se résout mal à voir son fils prendre conseil auprès d'autres qu'elle. Quelle est la part de ces différentes raisons dans la décision qu'elle prend de donner le feu vert aux Guise pour qu'ils exécutent leur vendetta contre Coligny? Le tueur recruté par le duc Henri de Guise est maladroit, l'amiral n'est que blessé, mais il n'a aucun doute sur l'origine, la double origine, du coup.

C'est alors que Charles IX, qui a d'abord rendu visite à Coligny et lui a promis de retrouver les criminels, apprend que sa mère est compromise et que le trône est en danger si les chefs protestants, qui se sont rendus au chevet du blessé, passent à l'action. Il se laisse convaincre que la couronne ne peut être sauvée que si on supprime tous les gentilshommes protestants rassemblés à Paris, et donne l'ordre ("Tuez-les tous") d'exécuter la chose le lendemain, dimanche 24 août, dans chaque maison où ils logent, à la même heure, celle des premières cloches. Combien d'assassinats furent-ils ainsi programmés? Les historiens en discutent. Un certain nombre de dizaines, probablement. Ce qui est sûr, c'est que le nombre était suffisant pour qu'il ait fallu avertir les magistrats municipaux, qui ferment les portes de la ville, et mobiliser beaucoup d'exécutants. La tuerie déclenchée et devenue publique excite une population parisienne que ses prédicateurs avaient montée au cours des semaines précédentes contre l'hérésie et contre le scandale que constituaient, selon eux, le mariage navarrais et l'afflux de huguenots à cette occasion. Elle voit dans les assassinats le signe que le roi s'est enfin décidé à extirper la peste qui met en danger le pays devant Dieu, et elle s'attaque fanatiquement à tous les "hérétiques" de Paris, pendant trois jours. Combien de protestants assassinés? Plusieurs milliers sans doute. Il y eut aussi, en supplément, quelques meurtres motivés par le pillage ou des vengeances. Bien sûr les princes du sang, Henri de Navarre et son cousin Condé, avaient été retenus au Louvre et épargnés. Jusqu'en octobre, la nouvelle du massacre parisien provoqua de semblables tueries dans plusieurs villes de province.

Doit-on parler de martyrs? Il est certain que les victimes de la population catholique parisienne furent tués en haine de leur foi réformée. Pour l'amiral de Coligny, sa mort fut plutôt un assassinat politique associé à une vengeance familiale. La terreur provoqua des abjurations, surtout dans les régions du nord du pays. Mais le "parti" protestant fut d'autant plus décidé et fervent là où il restait nombreux.

Dans les années suivantes, guerres et trêves continuent à alterner, sous Charles IX bientôt emporté par la tuberculose dont il souffrait depuis longtemps, puis sous son frère Henri III. Les protestants s'organisent solidement dans les régions qu'ils tiennent, les catholiques intransigeants se groupent en une "Sainte Union", ou Ligue catholique, autour du duc Henri de Guise. Quand, en 1584, meurt le plus jeune et dernier frère d'Henri III, l'héritier de la couronne est désormais Henri, roi de Navarre par sa mère, mais Bourbon et descendant de saint Louis par son père. Il est protestant. Cuius regio, eius religio. La France ne risque-t-elle pas de basculer? Sa population, demeurée catholique en majorité, sera-t-elle libre de le rester quand le roi aura changé? Le pape Sixte V déclare Henri de Navarre exclu de la succession (souvenons-nous qu'encore de nos jours la loi britannique impose un souverain adepte de l'anglicanisme). Le peuple catholique des villes, fanatisé par bon nombre de ses curés et de religieux, se mobilise. La résolution des Ligueurs se renforce, et ils s'allient au roi d'Espagne. La réalité du pouvoir échappe de plus en plus au roi, qui se rapproche de son cousin de Navarre, et qui croit s'en tirer en faisant assassiner le duc de Guise. Il n'y gagne que l'excommunication, la révolte de Paris, enfin la mort sous le poignard d'un frère dominicain en 1589.

On connaît la suite, la lente reconquête militaire de son royaume par le nouveau roi, sa modération envers ses sujets catholiques, mais aussi son incapacité à conclure tant qu'il n'a pas abjuré le protestantisme, ce qui a lieu en 1593. En quelque sorte, il lui a fallu pour aboutir inverser le principe, la religion des sujets a cette fois déterminé celle du souverain. L'apaisement est à ce prix. Henri IV attendra d'avoir imposé partout son autorité pour donner un statut officiel à ses sujets demeurés protestants, par l'Edit de Nantes (avril 1598).

Comme les nombreuses "paix" qui ont été promulguées par les Valois dans les décennies précédentes, l'Edit garde à la religion catholique son statut de seule religion officielle. Comme les précédents, il n'instaure qu'une tolérance. Aucun prince, catholique, luthérien ou réformé, n'aurait à l'époque pu penser à plus que cela. Mais cette tolérance est garantie le mieux possible : liberté de conscience et accès à tous les emplois publics, liberté du culte dans tous les lieux où les protestants le célébraient déjà, plus une localité par bailliage s'il n'y avait encore rien, ainsi que dans les églises seigneuriales, maintien d'un certain nombre de places de sûreté, liberté de tenir des assemblées. Il y eut des résistances, les Parlements (cours de justice de Paris et des grandes provinces) n'enregistrèrent l'Edit que contraints par le roi.

Cette fois, le pays étant en paix et bien tenu en main, la tolérance fut vraiment appliquée. Seules les controverses d emeurèrent d'une incroyable violence, verbale heureusement.

Michel Poirier

(1) Certes, on a vu que la doctrine catholique n'a jamais attribué aux indulgences elles-mêmes la justification du pécheur. Y eut-il donc malentendu? Pas vraiment, car la manière dont elles étaient prêchées par un Tetzel et reçues par tout un chacun revenait en fait à cela. Retour au texte principal

(2) En fait, s'il est incontestable que presbuteroi et diacres sont dans le Nouveau Testament des ministères officiels, institués, le charisme pastoral et le charisme d'enseignement, mentionnés par Paul dans des listes plus longues de charismes, sont difficiles à situer et peuvent peut-être, surtout le premier, concerner des presbuteroi. La liste de Calvin est une interprétation. Retour au texte principal

(3) Déjà, au siècle précédent, après le Concile de Florence, deux métropolites successifs de Kiev avaient maintenu leur adhésion à l'union, alors que Moscou refusait aussitôt. Retour au texte principal

Pour écrire ce livret, divers ouvrages ont été consultés. Les plus constamment utilisés ont été :
- Jean COMBY, Pour lire l'histoire de l'Eglise, tome 2, Du XVe au XXe siècle, Paris, Editions du Cerf, 1992.
- Roland FRÖHLICH, Histoire de l'Eglise. Panorama et chronologie, traduit et adapté par R. RINGENBACH, o.p., Paris, Desclée, 1984.
- Histoire du Christianisme des origines à nos jours, tomes 7 (1994) et 8 (1992), sous la responsabilité de Marc VENARD, Paris,
Desclée de Brouwer.
- 2.000 ans de Christianisme (ouvrage collectif), tomes V et VI, Paris, Société d'Histoire chrétienne, 1975.
- Pierre CHAUNU, Le Temps des Réformes, Paris, Fayard, 1975.
- Timothy WARE (évêque Kallistos de Diocleia), L'Orthodoxie, traduction française, Paris, Desclée, 1997.