Résumé de la lettre du Pape François
au cardinal Ouellet,
président de la commission pontificale pour l’Amérique latine
Le 19 mars 2016, le pape François a adressé une lettre au cardinal Marc Ouellet, président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine. Elle fait suite à la rencontre entre le pape et les participants à l’Assemblée plénière de cette même Commission sur le thème de « l’indispensable engagement des laïcs dans la vie publique ». Il y souligne, en direction des pasteurs, que regarder le Peuple de Dieu c’est se rappeler « que nous sommes tous entrés dans l’Église en tant que laïcs ». La première et fondamentale consécration du chrétien prend ses racines dans le baptême, continue-t-il, et « nul n’a été baptisé prêtre ou évêque ». Pour le pape François, le cléricalisme est une attitude qui « non seulement annule la personnalité des chrétiens », mais a tendance « à diminuer et dévaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a mis dans le cœur de notre peuple ». Après avoir pris l’exemple de la pastorale populaire en Amérique latine, le pape François interroge : « que signifie l’implication des laïcs dans la vie publique ? » et « que signifie pour nous pasteurs le fait que les laïcs s’engagent dans la vie publique ? » Le pasteur « n’est point le berger qui dicte aux fidèles ce qu’il faut faire ou dire », explique-t-il, car « ils le savent aussi bien sinon mieux que nous ». Il nous faut comprendre que le laïc « de par sa propre réalité, de sa propre identité, de son immersion dans le cœur de la vie sociale, publique et politique (…) doit sans cesse trouver de nouvelles formes d’organisation et de célébration de la foi », a poursuivi le pape François. « Notre rôle, notre joie, la joie de pasteur est précisément d’aider et d’encourager (…) tels que les mères, les grands-mères, les parents, les vrais protagonistes de l’histoire… » Pour le pape François, les fidèles laïcs font partie du peuple saint de Dieu et par conséquent « sont les protagonistes de l’Église et du monde, que nous sommes appelés à servir et non à être servis par eux ».
Texte intégral de la lettre du Pape François
Éminence,
J’ai eu l’occasion de rencontrer tous les participants à la réunion de la Commission pour l’Amérique latine et les Caraïbes, pendant laquelle des idées et impressions ont été échangées sur la participation des laïcs dans la vie de nos peuples.
Je voudrais m’arrêter sur ce qui a été partagé à ce sujet et continuer ainsi la réflexion actuellement menée, afin que l’esprit de discernement et de réflexion « ne tombe pas dans l’oreille des sourds » ; pour qu’il nous aide et nous encourage à mieux servir le peuple saint des fidèles de Dieu.
C’est à partir de cette image-là que j’aimerais baser notre réflexion sur l’activité des laïcs dans notre contexte latino-américain. Évoquer le peuple saint des fidèles de Dieu, c’est évoquer l’horizon vers lequel nous sommes invités à regarder et à réfléchir. Le peuple saint des fidèles de Dieu est l’objet vers lequel nous, pasteurs, sommes continuellement invités à nous tourner, que nous sommes censés assister, protéger, soutenir et servir. Un père est en soi inconcevable sans ses enfants. Un homme peut être un très bon travailleur, professionnel, mari, ami, mais ce qui lui donne le visage de père, ce sont ses enfants. Cela vaut pour nous également; nous sommes des pasteurs. Un pasteur est inconcevable sans un troupeau qu’il est appelé à servir. Le pasteur est pasteur d’un peuple, c’est le point de départ de son service (sacerdoce). Combien de fois, vous allez de l’avant en laissant beaucoup de gens loin derrière, alors que c’est souvent parmi eux que se trouve et bat le cœur du peuple.
Regarder le peuple saint des fidèles de Dieu et s’en sentir partie prenante, nous positionnent dans la vie et, par conséquent, nous donnent un angle de vue différent sur les sujets que nous traitons. Cela nous évite de tomber dans des réflexions qui en soi peuvent être très bonnes, mais qui finissent par fonctionnariser la vie de notre peuple. Cela peut nous éviter aussi de tomber dans la théorie ou la spéculation qui finissent par tuer l’action. Porter constamment notre regard sur le peuple de Dieu nous sauve de certains clichés et slogans qui sont certes de belles formules, mais ne parviennent pas à soutenir la vie de nos communautés. Pour exemple, je me souviens à cet instant, de la célèbre expression : « C’est l’heure des laïcs », mais il semble que l’horloge se soit arrêtée.
Nous sommes tous entrés dans l’Église en tant que laïcs
Regarder le Peuple de Dieu, c’est rappeler que nous sommes tous entrés dans l’Église en tant que laïcs. Le premier sacrement, qui a scellé à jamais notre identité et dont nous devrions être fiers à jamais, est le baptême. Par lui et par l’onction du Saint-Esprit, les fidèles sont consacrés comme une maison spirituelle, comme un saint sacerdoce (LG, n. 10). Notre première et fondamentale consécration prend ses racines dans notre baptême. Nul n’a été baptisé prêtre ou évêque. Nous avons été baptisés laïcs; c’est le signe indélébile que jamais personne ne peut éliminer. Nous devons toujours nous rappeler que l’Église n’est pas une élite de prêtres, de consacrés et d’évêques; mais que nous formons tous ensemble le peuple saint des fidèles de Dieu. Oublier cela entraîne des risques et des déformations tant au niveau de notre vie personnelle que communautaire dans l’exercice de notre ministère que l’Église nous a confié. Nous sommes, comme l’a souligné le concile Vatican II, le Peuple de Dieu, dont l’identité est la dignité et la liberté des enfants de Dieu, et dans les cœurs desquels habite l’Esprit Saint comme dans un temple (LG, n. 9). Le saint peuple des fidèles de Dieu est oint de la grâce du Saint-Esprit; il a donc la capacité de réfléchir, de penser, d’évaluer, de discerner. Nous devons par conséquent être très attentifs à cette onction.
Le cléricalisme éteint la flamme prophétique
À mon tour, je dois ajouter un autre élément que je considère le résultat d’une mauvaise expérimentation de l’ecclésiologie soulevée par Vatican II. Nous ne pouvons pas parler du thème des laïcs, en ignorant l’une des déformations les plus importantes à laquelle l’Amérique latine doit faire face, et à laquelle je demande une attention spéciale, à savoir le cléricalisme. Cette attitude non seulement annule la personnalité des chrétiens, mais a tendance à diminuer et dévaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a mis dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme conduit à la fonctionnarisation des laïcs, les reléguant au rang de « garçons de course », bloquant ainsi les initiatives diverses, les efforts et l’audace, si je puis dire, nécessaires pour apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de la vie sociale et surtout politique. Loin de booster les différentes contributions, propositions, le cléricalisme éteint lentement la flamme prophétique dont toute l’Église est appelée à témoigner au sein de son peuple. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la nature sacramentelle de l’Église appartiennent à tout le peuple de Dieu (cf. LG, n. 9-14), et non seulement à quelques élus et illuminés.
L’exemple de la pastorale populaire
Il y eut un phénomène très intéressant qui a eu lieu dans notre Amérique latine. Je crois même que c’est l’un des rares endroits où le peuple de Dieu était souverain de l’influence du cléricalisme: je parle de la pastorale populaire. Il fait partie des rares espaces où le peuple (y compris ses pasteurs) et le Saint-Esprit se sont retrouvés sans le cléricalisme qui cherche à contrôler et freiner l’onction de Dieu sur eux. Nous savons que la pastorale populaire, ainsi que Paul VI a écrit dans l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (1), a certainement ses limites. Elle est fréquemment exposée à de nombreuses distorsions de la religion, mais elle continue, quand elle est bien orientée, surtout par une pédagogie d’évangélisation, à véhiculer beaucoup de valeurs. Elle reflète une soif de Dieu que seules les personnes humbles et pauvres peuvent connaître. Elle rend la personne capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme, quand il s’agit de manifester sa foi. Elle incorpore un sens profond des attributs inhérents à Dieu: sa paternité, sa providence et sa présence aimante et constante. Elle engendre des attitudes intérieures rarement aussi intenses chez ceux qui n’ont pas de religion: la patience, le sens de la croix dans la vie quotidienne, le détachement, l’ouverture aux autres, la dévotion. Compte tenu de ces aspects, nous l’appelons volontiers « piété populaire », ce qui veut dire, la religion du peuple, plutôt que religiosité… Bien orientée, cette religiosité populaire peut, de manière croissante, constituer pour nos peuples une vraie rencontre avec Dieu en Jésus-Christ. (EN, n. 48) (2). Le pape Paul VI a utilisé une expression que je considère clé: « quand on accepte d’écouter et d’orienter la foi de notre peuple, ses orientations, ses recherches, ses désirs, ses aspirations, on finit par manifester une présence authentique de l’Esprit ». Ayons confiance en notre peuple, en sa mémoire et en son « flair ». Ayons confiance en l’Esprit Saint qui agit en eux et avec eux, et que cet Esprit n’est pas la « propriété » exclusive de la hiérarchie ecclésiale.
J’ai pris l’exemple de la pastorale populaire comme une clé herméneutique qui peut nous aider à mieux comprendre l’action qui peut être générée lorsque le peuple saint des fidèles de Dieu prie et travaille. Une action qui n’est liée à la sphère intime de la personne que pour se transformer paradoxalement en culture?; une culture populaire évangélisée imbibée de valeurs de foi et de solidarité qui peuvent entraîner le développement d’une société plus juste et plus chrétienne. Cette culture bénéficie d’une sagesse particulière, à laquelle nous devrions être en mesure de consacrer un regard reconnaissant (EG, n. 68) (3).
Le berger ne doit pas dicter aux fidèles ce qu’il faut faire ou dire
Partant de là, nous pouvons donc poser la question suivante?: « que signifie l’implication des laïcs dans la vie publique? »
Aujourd’hui, beaucoup de nos villes se sont transformées en véritables lieux de survie. Dans les endroits où la culture du gâchis semble s’être installée, il reste peu de place pour une espérance évidente. Là-bas nous trouvons nos frères ainsi que leurs familles, qui tentent malgré le fait qu’ils soient submergés par ces luttes, de survivre au milieu des contradictions et des injustices, tout en cherchant le Seigneur et voulant en témoigner. Que signifierait pour nous pasteurs le fait que les laïcs s’engagent dans la vie publique? Cela signifierait chercher les moyens d’encourager, de soutenir et de stimuler toutes les tentatives, tous les efforts déjà déployés aujourd’hui pour maintenir vivantes l’espérance et la foi, dans un monde plein de contradictions, spécialement en faveur et avec les plus pauvres. Cela signifie que nous, pasteurs, nous nous engageons au sein de notre peuple et soutenons à ses côtés la foi et l’espérance; en leur ouvrant les portes, en travaillant avec eux, en partageant leurs rêves, et en particulier en réfléchissant et en priant avec eux. Nous devons jeter sur la ville et donc tous les espaces où la vie de nos fidèles se développe, un regard contemplatif, un regard de foi, pour y découvrir Dieu qui habite dans leurs maisons, dans leurs rues, sur leurs places… Dieu vit parmi les personnes qui favorisent la charité, la fraternité, le désir du bien, la vérité, la justice. Cette présence ne doit pas être montée de toutes pièces, mais plutôt découverte, dévoilée. Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent avec un cœur sincère (EG, n. 71) (4). Il n’est point le berger qui dicte aux fidèles ce qu’il faut faire ou dire; ils le savent aussi bien sinon mieux que nous. Ce n’est point le berger qui doit déterminer ce que les fidèles doivent dire dans telle ou telle situation. En tant que pasteurs, en communion avec nos fidèles, nous ferions mieux de nous demander que faire pour encourager et promouvoir la charité et la fraternité, le désir du bien, de vérité et de justice; comment faire pour que la corruption ne s’installe pas dans nos cœurs?
Nous avons généré une élite de laïcs
Plusieurs fois, nous avons été tentés de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les activités de la paroisse ou du diocèse et, peu souvent, nous avons réfléchi à comment accompagner un baptisé dans sa vie de tous les jours; comment, lui, dans son travail quotidien, avec ses responsabilités, il s’engage en tant que chrétien dans la vie publique. Sans le savoir, nous avons généré une élite de laïcs, considérant qu’ils doivent se cantonner à servir les « prêtres »; nous avons oublié et négligé le fait que le croyant consume souvent son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre sa foi. Ce sont des situations que le cléricalisme ne peut pas voir, car il est très préoccupé par la maîtrise des espaces plutôt que par générer des processus. Par conséquent, nous devons comprendre que le laïc, de par sa propre réalité, de sa propre identité, de son immersion dans le cœur de la vie sociale, publique et politique, en étant au milieu de nouvelles formes culturelles, doit sans cesse trouver de nouvelles formes d’organisation et de célébration de la foi. Les rythmes actuels sont si différents (je ne dis ni mieux ni pire) que ceux d’il y a 30 ans! Cela nécessite la création d’espaces de prière et de communion avec de nouvelles fonctionnalités, plus attrayantes et plus significatives, surtout pour les citadins (EG, n. 73) (5). Il est sûr, et même impossible, de penser que nous en tant que pasteurs, nous devrions avoir un monopole sur les solutions aux nombreux défis de la vie contemporaine. Nous devons au contraire nous tenir aux côtés de notre peuple, en l’accompagnant dans ses recherches et en stimulant cette imagination capable de répondre aux problèmes actuels. Et ce discernement nous devons le faire ensemble avec notre peuple et jamais pour lui ou sans lui. Comme dirait saint Ignace, « selon les lieux, les temps et les gens ». Cela veut dire pas d’uniformisation. On ne peut donner des directives généralisées pour l’organisation du peuple de Dieu dans sa vie publique. L’inculturation est un processus que les pasteurs sont appelés à encourager pour pousser les gens à vivre leur foi là où ils sont et avec les personnes qu’ils côtoient. L’inculturation c’est apprendre à découvrir comment une certaine partie de la population aujourd’hui, dans l’ici et maintenant de l’histoire, vit, célèbre et annonce sa foi, dans le contexte des idiosyncrasies particulières et des problèmes auxquels elle doit faire face, ainsi que toutes les raisons qu’elle a de célébrer. L’inculturation est une œuvre d’artisan et non une série de processus consacrés à la production en usine pour « fabriquer des mondes ou des espaces chrétiens ».
Les laïcs, protagonistes de l’Église et du monde
Deux mémoires dont nous devons prendre soin en notre peuple. La mémoire de Jésus-Christ et la mémoire de nos ancêtres. La foi, on l’a reçue, est un cadeau qui nous est souvent offert des mains de nos mères, de nos grands-mères. Elles ont vécu la mémoire de Jésus-Christ au sein de nos maisons. Il était dans le silence de la vie familiale, où la plupart d’entre nous avons appris à prier, à aimer, à vivre la foi. Il fut à l’intérieur d’une vie familiale qui prit par la suite la forme d’une paroisse, d’une école, de communautés religieuses, et où la foi touchait nos vies et s’y incarnait. Il a également été cette foi simple qui souvent nous a accompagnés dans les différents avatars de notre cheminement. Perdre la mémoire c’est nous déraciner de là où nous venons et, par conséquent, ne plus savoir où nous allons. Cela est vital, quand nous déracinons un laïc de sa foi, de ses origines; quand nous déracinons le peuple saint des fidèles de Dieu, nous les déracinons de leur identité baptismale et donc nous les privons de la grâce du Saint-Esprit. C’est pareil quand nous nous déracinons de notre rôle de pasteurs auprès de notre peuple, nous nous perdons.
Notre rôle, notre joie, la joie de pasteur est précisément d’aider et d’encourager, comme beaucoup d’autres avant nous, tels que les mères, les grands-mères, les parents, les vrais protagonistes de l’histoire; ce constat n’est pas du à notre générosité et à notre bon vouloir, mais à leur droit et leur statut propres. Les fidèles laïcs font partie du peuple saint de Dieu et par conséquent sont les protagonistes de l’Église et du monde, que nous sommes appelés à servir et non à être servis par eux.
Lors de mon récent voyage au Mexique, j’ai eu l’occasion de m’isoler avec la Vierge, me laissant aller à l’admirer. Dans cet espace de prière, j’ai pu lui présenter également mon cœur de fils. À ce moment-même, vous étiez vous aussi auprès de vos communautés. Dans ce moment de prière, je demandais à Marie de ne pas arrêter de soutenir la foi de notre peuple, comme elle l’a fait avec la première communauté de chrétiens. Que la Sainte Vierge intercède pour vous, prenne soin de vous et vous accompagne pour toujours.
(*) Traduction de Kinda Elias pour La Documentation Catholique. Titre de "Dieu maintenant", intertitres et notes de La Documentation Catholique.
(1) DC 1976, n. 1689, p. 1.
(2) Ibid., p. 10.
(3) DC 2014, n. 2513, p. 25.
(4) Ibid., p. 26.
(5) Ibid., p. 26.