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Le passage se crée
Alain Rohand

Les accidents de la vie surgissent sans crier gare.
En un instant, ils font passer d'un état à un autre…
C'est ainsi que peu à peu « le passage se crée », passage vers une nouvelle existence

TheBookEdition.com, 2011
Format papier


 
(1) Commentaires et débats

Présentation

Né en 1947, Alain Rohand est un petit garçon semblable aux autres qui aime vivre, courir, jouer et faire le clown plutôt qu'apprendre ses leçons. En 1959, à l'âge de 12 ans, il est victime de l'épidémie de poliovirus qui sévit alors en France. Fortement atteint, bras et jambes se paralysent. Après un séjour en hôpital, Alain passera trois longues années dans un Centre de rééducation spécialisé pour les polios. En dépit de pronostics très défavorables du corps médical qui doutait qu'il puisse un jour remarcher, il retrouvera une vie autonome, marchera à l'aide d'orthèses et de cannes, poursuivra des études universitaires, aura une vie professionnelle comme bien d'autres. Marié, deux enfants et sept petits-enfants, le voici à présent en retraite. Il se consacre à l'écriture publiant d'autres ouvrages. Il cultive l'art d'être grand-père assisté de son épouse. Rattrapé par le syndrome postpolio, il vit actuellement en fauteuil roulant électrique demeurant toutefois suffisamment autonome pour continuer à pouvoir vivre chez lui.

Alain Rohand a publié « le passage se crée » témoignage de son parcours jusqu'à l'âge adulte, sous forme de « lettres » adressées pour l'essentiel à des personnes envers qui il a voulu témoigner sa reconnaissance tout au long de cet épisode de vie.

Quelques extraits du livre

31. Lettre à Mlle Antoinette – Rééducatrice

Le Centre de rééducation a ouvert récemment et vit dans l'élan de sa période pionnière. Dans le cadre d'une structuration encore mouvante, vous faites fonction de chef du personnel de rééducation. Selon ce qui m'a été rapporté plus tard, vous pesez de ce poids-là pour que je sois admis en tant que « polio fraîche ». Ainsi je suis un produit frais. On va peut-être pouvoir en faire quelque chose d'intéressant.

Lorsque j'entends pour la première fois cette expression, cela ne me plaît guère : « une polio fraîche » Comment ça : «une»? N'avez-vous pas vu que j'étais un garçon ? Mais qui êtes-vous donc et qu'allez-vous faire de moi ? Certes, je fus rassuré par la suite, car je devins assez vite : « LE petit polio ». (...)

J'ai longtemps pensé que votre zèle à mon égard, votre proximité bienveillante, vos exigences fortes quant au processus de rééducation, les séances complémentaires que vous ajoutiez au programme en dehors des heures de service, se fondaient essentiellement sur un sentiment affectif et même sur un privilège, une élection de préférence. Je voyais l'amour de midi à ma porte. Mais si je fus un privilégié, je n’étais pas un préféré ; si je fis l'objet d’attentions particulières, je ne devins pas un chouchou. Ce fut beaucoup mieux ainsi. Il y avait une opportunité sous forme d'un destin commun qui rendait nécessaire ma réussite autant que la vôtre auprès de moi. Tous vos actes étaient objectivés dans le cadre d'un protocole que vous décidiez, alors que le sentiment affectif est à la merci de la diversité fluctuante et incessante des affects. Pas une fois je ne vous ai pris en défaut tout au long de ces années en ce qui concerne votre comportement à mon égard. Vous avez manié avec subtilité et compréhension ce couple récompense/sanction, nécessaire à mon adolescence autant enthousiaste que rebelle, mais toujours au service et dans la perspective d'une espérance qui m'a remis debout.

Ma reconnaissance est entière et inconditionnelle.

Vous souvenez-vous de ma visite chez vous ? Quelques années plus tard je suis venu vous voir à Grenoble, vous aviez épousé cet enseignant en fauteuil roulant qui nous faisait cours au Centre. Je me souviens de votre joie sincère de me voir engagé dans la vie ordinaire, d'avoir retrouvé de suffisantes capacités pour mener une vie autonome. Aujourd'hui, en vous écrivant, je crois que je fus alors témoin de la manière dont vous aussi vous aviez débouché sur une nouvelle vie, ayant quitté le Centre la même année de mon départ, pour fonder une famille et vous engager autrement.

J'ai lu dans vos yeux la lumière d'un bonheur jusque-là inconnu et j'ai ressenti la profondeur d'affection qui jaillissait du fond de vous-même. J'ai gardé dans mon cœur la douceur de cet après-midi là où nous avons tourné définitivement une page, pour ne plus jamais nous revoir.

Le deal était réalisé.

32. Lettre à Mademoiselle B., infirmière

Dans mon cou je sens votre souffle. La chaleur de vos épaules qui entourent les miennes fait fondre mes craintes. Je ne suis pas loin de l'abandon confiant. Vous sentez bon. J'ignore encore ce qu'est un parfum de femme, je n'ai pas l'âge des enivrements sensuels. Mon chariot plat entre à peine dans cette petite pièce qui vous sert de bureau et vous avez poussé quelques meubles pour accueillir ce petit allongé.

Nous sommes à l'infirmerie du Centre de rééducation. Un cocon. Une matrice. Un lieu de naissance, de renaissance. Un endroit de douce réhabilitation pour revenir à une vie affective jusque-là inconnue.

Votre voix est douce, les mots simples qui sortent de votre bouche anesthésient ma douleur et pacifie mon cœur. Il est question d'Égypte, de pyramides et de rois pharaons. Vous êtes infirmière et cependant chargée de me donner quelques cours à la mesure de vos souvenirs scolaires. Une sorte d'intérim en attendant un répétiteur annoncé. Par-dessus mes épaules, dans l'entour de votre chaleur, vous écrivez quelques mots sur mon cahier de votre belle écriture, de vos mains soignées que je vois de tout près. Vous calligraphiez les mots d'une leçon qu'il me faudra apprendre mais que je mémorise instantanément. Quelle différence avec « à la maison » où je ne retenais rien, où ma mémoire se fermait à double tour, où rien n'y entrait tant la peur était obsédante.

Je reste immobile de crainte que l'instant magique de ce bonheur éphémère n’explose comme une bulle de savon, disparaissant à jamais. J'aimerais que vous soyez là toujours et encore. Hélas, d'autres vous réclament et vous m'abandonnez dans le désert d’Égypte.

Aujourd'hui je réalise que vous étiez mon oasis.

39. Lettre à la souffrance

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. [...] Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici, [...] (Charles Baudelaire – « Les fleurs du mal »)

Jusqu'à ce fameux jour de novembre, je n'ai connu en mon corps que les maux et maladies des enfants ordinaires. J'ignore ton existence. Je ne sais pas jusqu'à quelle profondeur tu es capable de t'insinuer.

Tu as plus d'un tour dans ton sac, experte pour surgir sans crier gare, t'installer partout, occuper mon corps en entier, comme si tu étais chez toi. Il paraît que, normalement, tu es juste là pour donner l'alarme, pour attirer l'attention sur ce qui ne va pas, pour permettre au médecin de faire son diagnostic. Alors, une fois cela accompli, pourquoi ne te retires-tu pas ? Pourquoi est-ce que tu t'incrustes ? Tu sais, parfois je crois que tu t'acharnes sur moi. Mais qu'est-ce que je t'ai fait ? Pourquoi m'en veux-tu à ce point ?

« Polio souffrante », qu’ils ont dit, comme si cela pouvait tout justifier, tout permettre, puisque la fatalité le décide ainsi : « Polio souffrante ».

Mon corps est un bâton de bois. Dur. Rigide. Les articulations ne plient plus. Je suis lourd comme un arbre mort. Alors il me faut subir « les postures ». Lutter contre les rétractions des muscles qui pourtant ont rendu l'âme et cependant résistent, comme pour un ultime combat destiné à m'abattre encore. Et toi tu viens t'infiltrer dans chaque fibre musculaire éteinte, histoire d'occuper le terrain. Les crampes que j'ai connues enfant, à côté des douleurs que tu infliges, c'est de la douce rigolade...

Il faut tenir une heure. Une heure de posture, deux fois par jour les premières semaines, parce qu'il faut faire plier l'articulation de la hanche, du genou, de la cheville. Plier encore, déchirer les muscles, les mater. Chaque heure est un calvaire. Tu ne rends pas les armes. Tu as décidé que tu ne lâcherais pas la prise, que tu resterais prégnante jusqu'à l'ultime seconde. Et quand vient la délivrance, lorsque la kiné revient délier les sangles, faire cesser ce qui ressemble tellement à de la torture, alors, dans un ultime effort, tu te fais d'une violence extrême dans l'articulation elle-même lorsque celle-ci est ramenée au repos.

Tu veux que je te dise ? Tu es une vraie garce. Une salope. Je te hais. J'ai cru que l'on pouvait composer avec toi, comme dans ce poème de Baudelaire. Mais non. Tu prends plaisir à mes pleurs, mes cris, ma supplication que l'on arrête. Tu as ce sourire narquois des crapules lorsque la kiné est en retard de quelques minutes pour me délivrer. Et puis, tu sais, tu sais très bien, que tout à l'heure, tu recommenceras. Et que cela durera encore des semaines et des semaines.

40. Lettre à un verre d'eau

Quoi de plus banal qu'un verre d'eau et que pourrait-on bien lui raconter. Quoi de plus éphémère aussi, appelé à disparaître d'un coude de bras levé. Hop ! Disparu le verre d'eau, avalé !

Mais toi, je ne peux t’oublier, toi qui fus le premier.

Voilà des mois et des mois que je vis allongé, la nuit sur le dos, le jour sur le ventre. Des mois et des mois sans poser le pied par terre parce tout mon corps se dérobe, que mon dos pourrait se déformer, mes os céder, mon pauvre corps se casser. Des mois et des mois à déglutir difficilement des aliments fades. Tout me dégoûte. Puis arrive ce mardi où ils me disent : « Ce midi tu pourras manger assis à table comme les autres ». Quarante- cinq minutes de pur bonheur, d’ivresse de l’altitude, car après avoir vécu la tête à quatre-vingts centimètres du sol allongé sur un chariot plat, avec pour seul paysage les fesses des gens, s’asseoir provoque l’ivresse des sommets.

Alors, je t'ai saisi d'une main encore malhabile et je t'ai porté à mes lèvres. Ce baiser d'eau fraîche je l'attendais depuis si longtemps. Te boire enfin, lentement. Lentement pour sentir ton liquide ruisseler verticalement jusqu’au fond de l’estomac. Fermer les yeux, sourire et dire à haute voix, que c’est bon. As-tu perçu alors le regard de l'aide-soignante, plongeant ses yeux dans les miens et murmurant : « je suis si contente ».

Je ne sais pas si tu sais, demain j’aurai quatorze ans.

Après le centre de rééducation, Alain reprend une vie ordinaire, dans sa famille. Il retourne à la même école qu'auparavant. Ce n'est pas facile. Il écrit dans une lettre relative à cette époque-là : « Après trois années, je vous retrouve, mes anciens camarades d'école. Je vous croise dans les cages d'escaliers menant aux classes, que je grimpe lentement et les jambes raides. Vous m'évitez adroitement, murmurant un vague « Oh ! Pardon ! », lorsque vous m'effleurez, parce que j'ai tendance à m’attribuer la moitié de l'escalier, en raison de ma démarche de canard.

À la récréation, je reste dans la classe, seul. À moins que je n'aille regarder par la fenêtre du couloir, la manière dont vous jouez au ballon, ou ces interminables déambulations par trois ou quatre, qui facilitent la complicité entre jeunes, mais à laquelle je ne puis accéder. »

Il convient désormais d'accepter la réalité telle qu'elle est :

44. Lettre à mon corps handicapé

Voilà ! Il nous faut désormais apprendre à vivre « comme ça ». Toi mon corps, devenu un fardeau qu’il me faudra bien supporter, puisque tu ne me portes plus comme c'était ta mission de le faire. Et moi, qui ne sais pas très bien comment on va s'y prendre désormais.

Au Centre, ils m'ont appris que j’ai un handicap pour la vie. Antoinette n'a pas mâché ses mots. Ce sera un combat de chaque instant ! Parfois, toi et moi, on va à la bataille en chantant, parfois on monte au front la trouille au ventre, incertains d’en revenir indemne. Tu te souviens ? Ils disaient que marcher avec des orthèses et des cannes « on s’y habitue ». Bande de menteurs !

Je mets du temps à comprendre....

Non, ne dis pas que je suis lent ! C'est vrai, il y a un autre sens à cette expression : « un handicap pour LA VIE », cela veut surtout dire : pour Vivre. Pour vivre ma Vie. Toute ma vie. Entièrement. Pleinement. Avec toi, mon corps handicapé. Nul ne m'oblige à te porter comme un boulet.
Mais dis-moi je t’en prie que tu vas faire tout ton possible... Faut qu'on apprenne à vivre ensemble, à s'épauler, à ne pas se décourager... tu me l’as promis !
Comment cela ! Pourquoi dis-tu que ça dépend d'abord de moi, de mon mental ? Je t’avertis, il va falloir que tu tiennes bon, que tu ne te déglingues pas davantage, ni trop vite...
Arrête de dire : promis, juré ! N'oublie pas le jour où tu m'as flanqué par terre, avec bilan : fracture d'un os... ! Et ce n'était pas la première fois ! Alors, tiens tes promesses, je tiendrai les miennes ... !
Parce que, je vais te dire un truc, mon cher corps, je n'ai pas l'intention de mener une vie à moitié. J'ai bien l'intention de mener la même vie que les autres, la même que ceux qui sont en pleine possession de leurs moyens. Je me marierai, j'aurai des enfants. Heureusement d'ailleurs que côté sexe tu es resté opérationnel !

Alors tu as intérêt à suivre, à te mobiliser totalement. Je ne vais pas te laisser beaucoup de répit. Je tirerai sur tes forces si besoin. Je ne crains pas de t'épuiser. J'ai clairement vu les ressources dont tu disposes encore. Ne t'avise pas de te montrer paresseux, n'essaye pas de te plaindre inutilement, car je suis décidé à te mener la vie dure, et pour longtemps.

Je sais qu'un jour tu présenteras la facture, mais c'est encore loin. Aujourd'hui, toi et moi on a un deal à réaliser : nous prouver que tout peut s'accomplir. D'ailleurs, n'est-ce pas toi qui as fait naître du fond de moi-même cette parole venue d'ailleurs, gravée désormais en lettres rouges sur le fond de mon être : « Quoi qu'il arrive, je m'en sortirai toujours ! »

La famille d'Alain Rohand est très chrétienne. La foi y est intense. Durant plusieurs années s'organisent des pèlerinages à Lourdes, avec l'espoir que peut-être… il n'y aura pas de guérison miraculeuse du corps, mais…

49. Lettre à Dominique B.

Lourdes. Pèlerinage national. Salle Sainte Bernadette. Un grand dortoir de 45 lits au moins pour de jeunes handicapés. Toute la famille vient pour remercier la Très Sainte Vierge Marie de ce qu'elle a fait pour nous dans l'épreuve de la polio dévastatrice de mon corps. On vient aussi pour... Oui quand même, sait-on jamais... Le miracle ! Il faut y croire. On a une chance au tirage de la procession de l'après-midi (« Seigneur si vous voulez vous pouvez me guérir », tonne au micro une voix de stentor). Une autre chance aux piscines d'eau miraculeuse, en boire c'est bien, s’y tremper c’est mieux, une sorte de numéro bonus.

Chut ! Mécréant, tu n'as pas honte ! Reconnais que tu l'as espéré ce miracle sur l'esplanade au milieu de l'après-midi, les jours où tu étais bien placé dans l'axe du Saint-Sacrement.

Le miracle ce fut toi, Dominique. Ma rencontre avec toi. Le miracle c'est cette salle Sainte Bernadette, son environnement qui fit jaillir une amitié indéfectible, de celles qui marquent dans la chair, pour toujours. Tu étais « infirmier », mot quelque peu usurpé. Il s'agissait surtout d'aider les petits handicapés que nous étions pour les actes de la vie quotidienne que nous ne savions faire seuls. Mais on a surtout parlé, chaque jour. De quoi donc ? Je ne sais plus. Mais quelque chose se passait, s'accomplissait. Nous sommes devenus importants l'un pour l'autre. C'est cette réciprocité que l'on s'est confiée bien des années après, qui a fait la pleine valeur de cette amitié.

J'ai vu en toi l'homme intérieur, l'homme plein d'amour et de bonté, l'homme juste, l'homme qui aimait, comme ça, simplement. Même dans nos déconnades, nos bêtises de jeunes, quelque chose passait, une sorte d'essentiel qui se vivait sans vraiment s'exprimer encore. De toi je recevais ce que j'espérais sans vraiment le savoir. Tu m'as conduit à une plus grande intériorité par qui tu étais, par ta personne même. Tu avais une culture littéraire qui me manquait, tu m'as ouvert les yeux sur la poésie, des auteurs inspirés. Tu m'as fait m'ouvrir à des aspects de moi que j'ignorais.

Durant l'année on s'écrivait, pas très souvent, mais c'était toujours une nourriture pour moi. Et puis il y avait cette semaine-sommet, chaque année à Lourdes.

Sans doute que je devais trop parler de moi, car il me fallut des années pour découvrir ta propre histoire de vie, et que chacun, avec ses caractéristiques propres, nous portions des souffrances profondes d'enfance. J'ose penser que notre relation a eu des effets salvateurs en réciprocité de cheminement. Une amitié vraie comporte des fruits de résilience.

Avec le recul et l'expérience de la vie, le regard change sur sa propre histoire. Alain écrira des lettres à ceux de sa famille en ce sens. Voici celle écrite à sa mère, avec toute l'importance qu'une mère a pour un fils.

52. Lettre à ma mère

Ta souffrance des années douloureuses lors de l'attaque de polio, c'est bien des années après que je l'ai comprise. Enfant, je ne voyais que la mienne. C'était mieux ainsi sans doute. Tu la cachais pour ne pas m'en accabler. Ce fut une attitude de noblesse, celle qui convenait, même si parfois j'eus l'impression que ça ne vous faisait rien, à vous les grands, que je sois paralysé dans tout mon corps.

Jamais tu ne m'as surprotégé, épargné, excusé, à cause du handicap dans lequel j'aurais pu m'installer confortablement, invoquant la fatalité ou réclamant que désormais tout m’était dû. Peut-être est-ce pour cela que je dois le plus te remercier. Je ne fus pas couvé, surprotégé, mais au contraire propulsé pour retrouver la vie normale et ordinaire de tout un chacun. Le handicap ne m’offrirait aucun privilège. Au contraire tu m'appelais à plus, en raison même de celui-ci. Tu as su accompagner ma volonté de m'en sortir, de revenir à une pleine autonomie.

À l'hôpital, peu avant ta mort, suite à un accident vasculaire cérébral, tu avais quelque peu perdu l'esprit. Lorsque je suis venu te voir, je ne sais si tu as vraiment reconnu ton deuxième fils. Peut-être pas. Nul ne saura. Cependant un certain essentiel subsistait, celui dont on dit qu'il est invisible pour les yeux. J'ai eu alors le sentiment d'être enfin proche de la femme qui m'avait donné le jour. Ne sachant plus prononcer de mots intelligibles, tu m’es apparue dans ta réalité première, sans détour, simple, emplie d'une joie de vivre enfantine que tu exprimais par des sons en forme de mélopée harmonieuse quoiqu’incompréhensible. Tu étais comme revenue à ton point d'origine. Aux portes de la mort semblait surgir celle que j'avais peut-être espérée dans mon enfance. J'en garde une émotion intense, car l'amour d'une mère est hors du temps. Il se poursuit de manière mystérieuse qui fait qu'encore aujourd'hui je peux t'écrire cette lettre.

J'ignore où tu résides, dans quel Ailleurs, dans quel Royaume. Ta certitude était d'être auprès de Dieu, grâce à la Providence en qui tu avais déposé toute ta confiance, dans les bras de la Vierge Marie sans doute, envers laquelle tu avais une dévotion indéfectible et la certitude du Salut. Souvent tu me citais cette phrase attribuée à la Vierge lors des apparitions à Bernadette : « Je ne vous promets pas le bonheur en ce monde, mais dans l'autre. » Tu comprenais que ce serait « au Ciel ». Moi je ne sais pas. Peut-être que l'autre monde c'est celui-ci, mais vécu différemment, avec d'autres valeurs que celles du monde. Mais qu'importe, nous verrons bien. Où que tu sois, poussière d'étoile redevenue poussière, ou résidant dans un paradis lointain, quoi qu'il ait pu advenir, tu demeures dans le cœur de ton fils à jamais.

À la suite de ses études de droit, Alain Rohand exercera des fonctions de direction au sein du ministère de la justice durant 17 ans. Parallèlement il engage une démarche d'introspection et d'observation sur l'Homme. En 1990 il rejoint un organisme de formation et de recherche en sciences humaines, dont l'objectif le développement du potentiel humain. Il y exercera des fonctions de direction, d'animation de stages, et d’aide individuelle aux personnes.

Ayant cessé son activité professionnelle, Alain se consacre désormais à l'écriture… et à ses petits-enfants…

L'ultime lettre de l'ouvrage, Alain l'adressera… à lui-même…
en voici quelques extraits.

Un jour, tu diras que la poliomyélite a été ta chance. Curieux discours en apparence. Mais dis-moi, aurais-tu approfondi ta propre humanité sans cet épisode qui t’obligera, à peine sorti de l'enfance, à te confronter à l'essentiel ? On dit que les épreuves font grandir. Celle-là, en tout cas, ne t'a pas rapetissé...

Et puis, serais-tu devenu un être suffisamment socialisé, qui n’allait plus craindre d’être en contact avec le monde, s'il n’avait fallu te confronter à l'aventure de groupe d'un Centre de rééducation réservé aux enfants ? C'est là que tu as forgé tes armes pour affronter un monde difficile, c'est là que tu es devenu audacieux, c'est là que tu as commencé vraiment à croire en toi. C'est là que tu as vécu la souffrance dans ta chair, découvert ta capacité à résister pour la vaincre, mais aussi la souffrance dans ton âme, comment la pourchasser et la faire sortir de toi. C'est là que tu as vécu la remise en vie de ton corps, que tu as expérimenté très concrètement ce que voulait dire : se remettre debout.

À vingt ans, tu croyais à l'amour unique, durable, heureux, et même éternel. Eh bien, tu avais raison ! Celle que tu vas bientôt rencontrer dans ce groupe de jeunes où tu débarqueras par hasard, et où ton cœur se mettra à battre plus fort, celle-là deviendra la compagne de toute la vie, te donnera deux filles merveilleuses et te comblera au-delà de toutes tes espérances encore juvéniles.

À l'approche de tes soixante ans, il te faudra cesser ton activité professionnelle. Tu auras alors à découvrir ce qu'est le SPP (Syndrome Post-Polio) qui atteint le vieux polio que tu seras devenu, en amoindrissant les forces restantes et en s'attaquant à nouveau à tes terminaisons nerveuses. Il te faudra adopter le fauteuil roulant auquel tu t'étais toujours refusé jusque-là, et à juste titre. Ne t'inquiète pas, tu sais bien que tu as appris à t’adapter en toutes circonstances.

Ce sera l'occasion d’écrire tes mémoires, ta pensée, tenir un journal de vie, et aussi rédiger quelques « nouvelles », quelques textes que tu aimeras communiquer ça et là.

Tu goûteras à la solitude bienfaisante et la méditation féconde. Viendra le temps du désir de gratitude, des remerciements, comme une nécessité pour que la vie circule comme un fluide venant d'ailleurs, nous traversant et se dirigeant vers l'aval. Gratitude envers tous ceux qui ont été, de près ou de loin, une aide, un soutien, une lumière, un guide, un maître à penser, tous ceux-là qui furent des pierres blanches au long de ton parcours de vie, et qu'il est impossible de dénombrer ici.

Alors tu vois, au final, malgré tant de jours difficiles, de souffrances qui semblaient insurmontables à jamais, de perte de confiance dans la vie, de désespérance qui rongeait ton âme à certaines heures, malgré cette manière que tu avais de laisser croire que tout allait bien ; au final, tu sortiras vainqueur de toutes ces épreuves, et tu auras accompli ta part de services pour ce en quoi tu as toujours cru : un monde un peu plus humanisé.

Alain Rohand