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L’ère chrétienne va-t-elle bientôt commencer ?
Nicodème

Michel Serres est un philosophe de renommée mondiale. Cet académicien refuse de se reposer sur des lauriers bien mérités. Avec un œil vif et bienveillant il regarde naître un monde nouveau. Ecrivant « petite poucette » il en parle avec un humour et un sérieux qui interrogent, sans le dire, la conscience chrétienne.

« petite poucette », Michel Serres, Editions Le Pommier, 2012 (82 pages).

(4) Commentaires et débats


Un écart culturel abyssal

Il s’agit des enfants de ces « canards sauvages qui se prenaient pour des enfants du Bon Dieu », pour parler comme le Général de Gaulle en 1968. Ils ont peut-être entre 20 et 35 ans et composent presque le tiers de la population de notre pays. Entre eux et leurs parents l’écart culturel est, selon le philosophe Michel Serres, aussi abyssal qu’entre le passage de l’oral à l’écriture ou de l’écriture à l’imprimerie au moment de la Renaissance. La rupture s’est opérée avec l’apparition des nouvelles technologies. De leurs deux pouces qui manient les touches de leurs ordinateurs et de leurs portables, ils ont accès à tous les coins de la planète et ont entre leurs mains, avec leurs instruments, tout le savoir désirable et possible. Ils ont « leur tête entre les doigts » ! Ils ressemblent, nous dit-on, à ce fameux St Denis qui, décapité, tenait lui aussi sa tête entre ses mains et allait de l’avant en compagnie des soldats romains ayant eu pour charge de l’exécuter.

Cette allusion au travail des pouces a conduit Michel Serres à désigner ces jeunes hommes et ces jeunes femmes par les expressions « petit poucet », « petite poucette ». La forme féminine a donné son titre à ce petit livre de 80 pages qu’on ne peut manquer de lire. Pourquoi le féminin plutôt que le masculin ? Sans doute parce que, contrairement aux préjugés anciens et à la grammaire, le féminin désormais l’emportera sur le masculin tant il est vrai que l’usage des nouvelles technologies renverse les hiérarchies qui, bien qu’encore établies, sont en voie de disparition.

Une belle image conclut le texte. La tour Eiffel, pareille aux pyramides égyptiennes, repose sur une base ; elle appelle le regard sur un sommet d’où part une voix qui se diffuse sur les ondes. A cette voix venant d’en-haut et à laquelle personne ne peut répliquer, l’auteur oppose une vision apocalyptique de son invention. Trouvons une manière de réunir les données de chaque individu d’où jailliront, comme des flammes, toutes les voix connectées. « Volatile, vive et douce, la société d’aujourd’hui tire mille langues de feu au monstre d’hier et d’antan, dur, pyramidal et gelé. Mort ».

Des milliards de voix

Bien sûr, on ne peut manquer de penser à la Pentecôte : la parole se diffuse et se répand comme des flammes. La voix humaine, en effet, tient une grande place dans le développement de la pensée de Michel Serres. Les petits poucets comme les petites poucettes n’ont plus besoin d’entendre la voix d’un maître dans une école ou une université. Le boîtier qu’ils tiennent en mains, comme Denis tenait sa tête, leur fournit toutes les informations qu’un maître autrefois distribuait du haut de sa chaire. L’enseignant ne se fait plus entendre mais, face à lui, élèves et étudiants bavardent et parlent. La parole n’est plus portée par la voix d’un seul. Dans les hôpitaux, les internes n'écoutent plus le patron qui fanfaronne tandis que les malades attendent désespérément qu’on entende leurs appels. Les lieux de rassemblement se vident : « Plus de spectateurs, l’espace du théâtre se remplit d’acteurs mobiles ; plus de juges au prétoire, rien que des orateurs actifs ; plus de prêtres au sanctuaire, le temple se remplit de prêcheurs... »

Autrement dit, on se trouve devant un paradoxe. D’une part les voix magistrales ne sont plus entendues et d’autre part les voix humaines se perdent dans le brouhaha. Ceci entraîne un repli des individus et la mort de tous les espaces de vie communautaire. La vie sociale ne serait-elle pas en danger ? Démocratie ? Mais pourquoi voter puisqu’on s’exprime librement par rapport à tous ceux qui exercent quelque pouvoir ? Ce sont les étudiants qui notent les professeurs : sécher un cours est une façon d’apprécier. Critiquer les responsables locaux ou nationaux est une manière de s’exprimer qui n’a pas besoin des urnes. Le travail n’a plus d’attrait. L’employé ne parle plus en vérité à son employeur : il faut biaiser pour garder son emploi quand on en a un. On s’y ennuie ; on rêve d’un monde qui ne serait plus structuré par lui.

Vers une nouvelle rationalité

Les solidarités anciennes s’effacent ; les communautés fondent comme neige au soleil. La rencontre charnelle fait place à des réseaux virtuels. Faut-il s’en affliger ? Michel Serres fait parler la « petite poucette », figure de la nouvelle humanité, pour regarder la face ensanglantée de ces institutions passées ou en perte de vitesse : les martyrs suppliciés, les soldats tombés par monceaux pour défendre la patrie qui les a fait naître, les hérétiques brûlés sur des bûchers par les églises et les femmes lapidées au nom d’une religion, les enfants qui meurent de faim, victimes des lois du marché aujourd’hui, les camps nazis et les goulags, fruits pourris des partis bien structurés. On se désespère devant l’évanouissement des valeurs familiales : c’est oublier que la famille est le lieu où, sous l’effet de la violence masculine, se produisent la moitié des crimes dans le monde. Faut-il regretter que la communication soit désormais moins brutale et qu’autrui soit atteint d’une façon qui blesse moins ? Les fameux « réseaux » de la « petite poucette » sont sans doute préférables à ces communautés traditionnelles qui s’effritent.

Comment comprendre le message que véhiculent ces 3,7 milliards de voix qui, chaque minute, se font entendre en déplaçant du pouce les touches de leurs appareils ? Les discours se croisent, se contredisent et le concert est indéchiffrable. D’une certaine façon, qu’importe ce qui est dit ; constatons que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on peut entendre chacun s’exprimer. Par ailleurs (parole de philosophe !), cessons d’être prisonniers d’une raison raisonnante qui croit comprendre mais qui enferme. La raison doit se modifier : « Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas » et désormais le seul appel à l’intelligence qui soit authentique est l’appel à l’invention.

L’urgence vitale d’une nouvelle morale

Cette population issue de la révolution technologique saura-t-elle inventer un monde nouveau que les voix mêlées sur la planète semblent appeler ? Michel Serres paraît l’espérer mais il s’interroge : « Comment vivront-ils sans avoir expérimenté, dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale » ? Le philosophe ne fait guère allusion à l’Eglise, sinon pour noter, au passage, que les paroisses s’effritent tout autant que les autres communautés humaines. Mais à l’écouter, les chrétiens que nous sommes, quels que soient nos âges, ne peuvent pas ne pas réagir. Plutôt que de se lamenter sur le dépérissement des communautés, ils devraient prendre conscience qu’avant de reposer sur les dogmes ou les morales imposés par la hiérarchie, la foi est affaire de parole et donc de rencontre. Notre site tente de répondre à sa façon, tant bien que mal, aux exigences de notre temps. Mêlons nos voix de disciples à celles des milliards d’hommes et de femmes en quête de parole ! Qu’en sortira-t-il ? Acceptons de ne pas le savoir.

L’auteur de « petite poucette » rappelle ses premières œuvres parues dans les années 60 : « Hermès ». Il y prédisait que l’avenir appartenait à ce qu’il appelait « la communication ». Le présent donne raison à ses prévisions. L’Evangile est précisément appel à la transmission et à la nouveauté. « Allez dire » : tel est le dernier mot de l’Evangile. Il jaillit du tombeau et annonce, avec la résurrection, un monde nouveau. Cet ensemble humain hétéroclite que Michel Serres appelle « petite poucette » a, lui aussi, un monde nouveau entre les mains, au bout des doigts, au bout des pouces. Il convient d’écouter, de déchiffrer sa voix ; à coup sûr elle est traversée par le souffle de l’Esprit.

Lors du Carême de 2006, Michel Serres avait été invité à prononcer une des conférences de Notre-Dame à Paris. La dernière phrase de son intervention mérite d’être rappelée. Lorsqu’on l’a bien présente à l’esprit, la saveur du texte en est relevée : « Et si, quoique aveuglément, nous devinions que commence l’ère chrétienne ! »

Nicodème
Compositions de Dominique Doulain