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Les dangers de la gentrification du catholicisme
Yann Raison du Cleuziou

Yann Raison du Cleuziou analyse la tendance du catholicisme en France à devenir un ghetto. Il écrit : « La minorité de pratiquants et de militants à un profil élitiste et dispose tendanciellement de capitaux culturels et économiques au-dessus de la moyenne. (…) Cela témoigne d’un catholicisme qui est en voie de gentrification. (…) Pour la plupart des Français, le catholicisme s’identifie de moins en moins à un fonds commun et de plus en plus à la culture particulière de la vieille bourgeoisie des 'beaux quartiers' ».

Yann Raison du Cleuziou est maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux. Il s’intéresse à la sociologie du catholicisme français contemporain. Il est l’auteur de deux livres remarqués : "Qui sont les cathos aujourd’hui ?" (Desclée de Brouwer, 2014) et "Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous" (Seuil, 2019).

Entretien avec La Nef (n° 322) - mis en ligne par La Nef le 31/07/2020

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Une homogénéité sociale

Dans vos enquêtes vous évoquez plusieurs profils de catholiques en fonction de leur foi, de leur engagement et de leurs opinions à l’égard de l’Église catholique. Dans quelle mesure pouvez-vous aussi dresser une classification sociale des catholiques français ?

L’enquête que j’ai dirigée avec Philippe Cibois pour Bayard en 2016 montre que le catholicisme a une structuration pyramidale. Au sommet, une minorité de catholiques à la fois militants, messalisants réguliers, intellectuellement formés par la lecture de l’édition ou de la presse religieuse. Ils sont clivés entre conciliaires qui pensent qu’à la suite de Jésus, il faut inclure les exclus de la société, et observants qui pensent que le Salut offert par Jésus impose un effort ascétique de rectification qui nécessite de prendre ses distances avec « le monde ». À la base, des masses quasi indifférentes à l’égard de la messe, sans culture religieuse, très faiblement engagées, car leur catholicisme repose principalement sur la demande de rites de passage (baptême, mariage, funérailles). Ils sont clivés entre ceux qui pensent qu’être catholique c’est assumer des « valeurs », d’ouverture, de tolérance, de partage, et ceux qui pensent que c’est hériter d’une identité culturelle. Dans la mesure où le catholicisme traverse depuis la seconde moitié du XXe siècle une période d’effondrement statistique, on retrouve toutes les catégories sociales dans les masses catholiques de la base de la pyramide. En revanche, la minorité de pratiquants et de militants à un profil élitiste et dispose tendanciellement de capitaux culturels et économiques au-dessus de la moyenne. C’est ce qui explique que dans certains diocèses, le nombre de donateurs au denier du culte baisse sans que le montant chute d’une manière correspondante. Autre exemple a contrario, vous savez qu’en 2018 le niveau du don a bien des associations catholiques a chuté en raison de la réforme de l’ISF. Tout cela témoigne d’un catholicisme qui est en voie de gentrification.

Un capital d’exemplarité dévalué par la société

La Manif pour tous, au-delà des convictions liées à la doctrine sociale de l’Église qui l’animent, ne repose-t-elle pas sur un même creuset social ?

Ce mouvement a une histoire et sa composition, au début relativement large, a évolué. À partir du vote de la loi Taubira, la mobilisation s’est de plus en plus limitée à ceux que je qualifie de catholiques observants. Ceux-ci se pensent comme une minorité active en charge de restaurer la pleine catholicité de l’Église et, au-delà, de reconstruire la société française par sa base. Sur ces deux fronts, le bastion à partir duquel ils déploient leur action est la famille. C’est en son sein qu’ils estiment pallier la faillite de la catéchèse paroissiale ou scolaire. C’est aussi parce qu’ils constatent que leurs couples résistent mieux au divorce, que l’agencement des sexes y est conforme à la nature, ou que leurs enfants réussissent mieux, qu’ils pensent devoir exercer une autorité sociale et morale en donnant l’exemple. L’ouverture du mariage aux personnes de même sexe et la promotion de l’homoparentalité contribuent directement à saper cette prétention parce que le modèle de la famille hétérosexuelle qu’ils incarnent se trouve disqualifié comme un archaïsme sans valeur propre. Si ces catholiques se sont mobilisés contre la normalisation de l’homosexualité, plus qu’ils ne l’ont jamais fait pour la défense de l’embryon, c’est pour résister à ce déclassement. La pluralisation des manières de « faire famille » dévalue le capital d’exemplarité à partir duquel ils revendiquent être l’authentique élite du pays.

Une transmission à l’intérieur
et une séparation avec l’extérieur


Dans quelle mesure cette homogénéité sociale est-elle une contrainte ou un avantage ou bien encore une nécessité dans le paysage catholique français ?

Comme je le montre dans mon dernier livre, il faut tout d’abord reconnaître que si les observants ont une importance croissante dans le catholicisme contemporain, c’est parce qu’ils parviennent mieux à transmettre la foi à leurs enfants que les autres univers de sensibilité catholique. Ce succès dans la perpétuation de leur groupe, de sa foi et de sa culture, est en partie un savoir-faire « bourgeois ». Comme le reconnaissait récemment un de mes enquêtés : « Si dans ma famille la foi se transmet, c’est aussi très probablement parce que de manière générale, la transmission est une préoccupation majeure, que ce soit pour la commode Louis XVI ou l’argenterie de tante Guyonne. » Bien sûr, c’est caricatural, mais j’observe que les familles observantes sont souvent soucieuses de conserver les traces de leur histoire, souvent pensée comme un « âge d’or ». La noblesse est emblématique de cette culture et je crois d’ailleurs que le nombre important de patronymes nobles dans le clergé résiduel est assez emblématique des dynamiques actuelles de la recomposition du catholicisme.

Pierre Bourdieu a bien montré à quel point la hantise du déclassement économique ou culturel conduit les élites sociales à contrôler très finement les conditions de leur reproduction. C’est manifeste chez les observants. Ils cherchent le quartier et la paroisse où ils se retrouveront entre pairs, n’hésitent pas à créer des écoles hors contrat pour esquiver la mixité et la « tiédeur » des écoles catholiques sous-contrat, choisissent le meilleur mouvement scout pour trier les fréquentations de leurs enfants, etc. Ces stratégies guidées par le souci de la transmission contribuent à un phénomène de fermeture sociale de ce groupe qui fonctionne comme un milieu de famille caractérisé par un haut niveau d’endogamie.

Cette dynamique de ghettoïsation est un phénomène paradoxal, car c’est à la fois une résistance à la sécularisation de la société française et une contribution majeure à celle-ci. En effet, en se protégeant d’une société qu’elles jugent décadente, ces familles privent leurs concitoyens de la ressource qu’ils peuvent représenter et participent à ce que Danièle Hervieu-Léger appelle l’exculturation du catholicisme. Pour la plupart des Français, le catholicisme s’identifie de moins en moins à un fonds commun et de plus en plus à la culture particulière de la vieille bourgeoisie des « beaux quartiers ».

Par ailleurs, en se coupant de leurs contemporains, les observants se privent aussi des ressources culturelles et de la familiarité qui sont nécessaires à l’évangélisation. Les prêtres-ouvriers n’ont jamais été aussi nécessaires ! Et ce ne sont pas un ou deux ans passés en banlieue par les jeunes couples catholiques en volontariat qui suffiront à combler ce fossé social grandissant.

Heureusement, il reste des catholiques convaincus appartenant aux milieux populaires, ce sont très souvent des migrants, venus d’outre-mer, d’Afrique ou d’Asie. Eux sont de plain-pied dans la culture populaire, mais ils ont parfois du mal à trouver leur place dans l’Église de France et peuvent regarder du côté des Églises évangéliques.

Les risques de l’élitisme

Notre pays a moins que d’autres conservé un catholicisme populaire, comme c’est le cas encore en Italie, par exemple : comment expliquez-vous cette « spécificité » française de l’éloignement des classes populaires de l’Église ?

C’est une question complexe et un sujet de controverse entre historiens. Sans en faire une cause exclusive, je voudrais insister sur le rôle des avant-gardes cléricales à la fin des années 1960. Le catholicisme populaire a été disqualifié comme une norme « sociologique », une forme d’instrumentalisation païenne du christianisme. Le dominicain Serge Bonnet, dont j’ai réédité les travaux sur cette question (1), a bien montré à quel point le baptême des nouveau-nés ou la communion solennelle étaient devenus des objets de suspicion. Le jeune clergé a voulu une Église de militants et rejeté les intermittents demandeurs de rites de passage. Au sens que le sociologue Ernst Troeltsch donne à ce mot, il s’agit d’une dynamique « sectaire » : la construction d’une communauté religieuse reposant sur un engagement total et volontaire de ses adeptes. Ce type de stratégie ne peut qu’aboutir à l’échec, car les groupes sociaux, quels qu’ils soient, ne peuvent se perpétuer qu’en entretenant une large marge de membres moins engagés parmi lesquels le « noyau dur » peut se renouveler. Une Église peut être majoritaire dans la mesure où elle n’est pas trop exigeante sur la moralité de ses membres. Si elle le devient, elle se transforme en secte et se condamne à un destin minoritaire. Aujourd’hui, les jeunes observants, eux aussi, prennent le risque d’un devenir sectaire en ne cessant de disqualifier comme « tiède » la foi des générations qui les précèdent.

Yann Raison du Cleuziou, propos recueillis par Pierre Mayrant
Peintures de Maurice Utrillo

1- Serge Bonnet, Défense du catholicisme populaire, Cerf, 2016 / Retour au texte