J’ai cru à l’authenticité de leur appel
Le 3 avril 1984, le frère Michel Fleury (40 ans), en formation à l’abbaye de Bellefontaine, venait comme chaque semaine, faire le point avec le responsable de la formation (maître des novices) que j’étais alors pour la communauté. Il venait me partager l’appel qu’il avait ressenti en lui-même pour partir en Algérie au monastère de l’Atlas (Tibhirine). Il le faisait doucement, avec réserve, à la fois naturellement méfiant face à l’authenticité d’un tel appel si peu classique, mais surtout craignant de faire souffrir sa maman dont il s’était rapproché, en venant de Marseille où il était, à Bellefontaine plus proche de sa Bretagne natale.
Le mercredi 4 avril, c’était le tour de frère Célestin Ringeard, prêtre de 50 ans, arrivé depuis un an à peine d’un ministère près des « paumés » de tout genre. Il me partageait également, mais avec assurance et avec feu qu’il avait reçu un appel pour Tibhirine ! Mais encore au début de sa formation, il ne pouvait pas y partir de suite.
Le vendredi 6 avril, la rencontre était avec le frère Bruno Lemarchand, lui aussi prêtre d’environ 50 ans, mais venu du ministère plus classique de professeur, puis directeur d’un collège : d’une famille de militaires il avait vécu son enfance aussi bien en Syrie qu’au Viet-Nam et en Algérie où sa sœur était décédée à 12 ans. Lui aussi me partageait avec calme mais fermeté avoir ressenti l’appel à partir à Tibhirine. Déjà engagé, comme le frère Michel, il pouvait y partir sans tarder !
Il y avait alors trois ou quatre autres frères en formation, mais je me souviens m’être demandé comment la Communauté réagirait à ces trois demandes de départ ! je l’interprète aujourd’hui comme le signe qu’alors j’ai cru de suite à l’authenticité de leur appel et qu’en même temps le Seigneur nous demandait un vrai sacrifice que pourtant il nous était impossible de refuser. Bien au contraire, il s’agissait pour nous d’être en état d’offrande ; comme si le Seigneur les avait envoyés vers nous pour les préparer à aller là où Il les attendait !
Les trois frères étaient venus me trouver spontanément, et sans aucune concertation entre eux – le silence était alors plus grand qu’aujourd’hui entre les frères surtout les frères en formation et, de plus c’étaient des hommes déjà mûris par la vie. Pour ma part, je ne pouvais m’empêcher de voir dans ce triple mouvement, le doigt de Dieu, la marque de l’Esprit Saint, et je ne pouvais m’empêcher de rendre grâce : « que sa volonté soit faite » quelle qu’elle soit ! Et elle se fit, puisque tous trois partirent bientôt à Tibhirine : les deux premiers y restèrent et le troisième rejoignit en 1991 la communauté de Fès, au Maroc, d’où il ne revint à Tibhirine que le 18 mars 1996 pour être « enlevé » avec les 6 autres… et se perdre dans ce brouillard lumineux qu’a évoqué pour nous la finale du film “des hommes et des dieux” !
La prière de Michel ? Je pense qu’elle a toujours existé. Elle avait précédé l’aveu par Michel à sa mère en train de traire les vaches dans leur ferme modeste et retirée, qu’il se sentait appelé à entrer au séminaire pour devenir prêtre : il avait alors 14 ans. Il devra y renoncer et s’engagera dans une famille religieuse, dite du Prado, soucieuse de vivre au milieu des gens simples, travailleurs et pauvres. Fraiseur, Michel vivra tant à Vaulx-en-Velin qu’à Marseille cette existence d’ouvrier au milieu de beaucoup de gens venus du Maghreb, dont l’Islam le marqua très vite. Malgré tout, vers 30-35 ans, après une dure grève de 56 jours, pendant laquelle il fut lui-même « piquet de grève » , il s’aperçut qu’il ne savait plus où il en était de son chemin humain et spirituel, voire de sa foi, sinon même de son espoir d’homme. C’est alors que sa prière devient intensément et une fois pour toutes « personnelle ».
Dom Etienne Baudry