1- Le temps des martyrs.
On a vu, aux temps des origines de l'Eglise, comment la séparation d'avec le judaïsme avait mis les chrétiens, empêchés
par leur monothéisme de participer aux cérémonies de la religion civique romaine, hors de toute légalité, mais sans qu'ait
dû être décidée de législation particulière contre eux. D'où une répression intermittente, sans coordination ni simultanéité
d'une province à l'autre, la tolérance souvent assez prolongée faisant sporadiquement place à des flambées de violence populaire
ou de sévérité officielle géographiquement limitées.
Ces flambées de violence et de sévérité étaient favorisées par l'ignorance où la plupart des païens se trouvaient
de la doctrine réelle des chrétiens (comme de celle des juifs d'ailleurs) et par des racontars infamants touchant leurs
moeurs et leurs cérémonies. A partir du milieu du second siècle, des convertis entreprirent de faire connaître la vérité
à ce sujet, et de défendre publiquement par des Apologies la jeune communauté. Parmi ces premiers apologistes, citons le
philosophe Justin, originaire d'Orient et écrivant en grec à Rome autour de 160, et Tertullien, qui écrit en latin à Carthage en 197.
La nouveauté des temps que nous abordons, c'est qu'à trois ou quatre reprises entre la fin du second siècle
et le début du quatrième, le pouvoir impérial édicta des mesures générales.
En 202, si l'on en croit sa biographie écrite au quatrième siècle, l'empereur Septime Sévère interdit
aux chrétiens tout recrutement, sous les peines les plus graves. Plusieurs historiens aujourd'hui pensent
qu'il a seulement renforcé à cette date la législation contre les associations illicites, sans viser particulièrement
les chrétiens. Le résultat est le même. Pragmatique, soucieux avant tout d'affermir la stabilité et la cohésion d'un
monde romain qu'il vient de reprendre en main après les folies de son prédécesseur Commode, il ne désire pas acculer
au martyre les adhérents déjà irrécupérables de la secte, la sévérité renouvelée cherche seulement à prévenir son extension
et à favoriser son extinction progressive. Les martyrs furent essentiellement des nouveaux chrétiens, arrêtés avant ou après
leur baptême, et leurs catéchistes, comme l'atteste la Passion des saintes Perpétue et Félicité, compte rendu fidèle écrit
peu après l'exposition aux bêtes de ces deux femmes et de leurs compagnons de martyre, en 202 à Carthage.
Il ne semble pas que ces mesures aient été appliquées bien longtemps, et les quelques martyres qu'on peut
assigner à l'époque suivante, jusqu'au milieu du siècle, relèvent plutôt de ces flambées sporadiques dont il a été question.
La persécution de Dèce, en 250, allait être bien plus grave. Récemment porté au pouvoir dans un empire en crise
(les assassinats et les pronunciamentos font alors se succéder rapidement les empereurs), conscient des menaces
qui pèsent sur les frontières (il mourra d'ailleurs en 251 en combattant une invasion germanique), Dèce veut
resserrer l'unité morale romaine autour de la religion : chaque citoyen doit participer personnellement à un
sacrifice aux dieux, il est envoyé des convocations nominatives et un certificat est délivré à ceux qui ont
satisfait à l'obligation. Le christianisme n'est pas nommé dans l'édit impérial, mais il était certainement visé.
Les récalcitrants sont emprisonnés, ou exilés et privés de leurs biens ; cela ne suffit pas, on recourt à la torture ;
bientôt les conditions de détention, la torture, et un certain nombre d'exécutions proprement dites, entraînent des morts.
L'Eglise compte ses martyrs, qui sont nombreux, à commencer par l'évêque de Rome, Fabien.
Les défaillances furent probablement encore plus nombreuses. Cela va de l'apostasie la plus affichée de gens
qui se précipitent au temple sans attendre la convocation, jusqu'au simple certificat de sacrifice obtenu d'un
magistrat ou d'un greffier vénal ou amical, en passant par la présence la moins active possible à un sacrifice
où d'autres jouent le premier rôle. En beaucoup d'endroits, des décennies de tranquillité et d'assez large
recrutement avaient précédé l'épreuve, et n'y avaient guère préparé.
Un certain nombre de chrétiens échappent tout ensemble à la prison et à l'apostasie en fuyant et se cachant,
ce qui les jette dans la pauvreté, au moins pour un temps. D'autres, surtout parmi les petits, sont oubliés
par la bureaucratie chargée des convocations.
Lorsque Dèce, pressé de rejoindre l'armée pour repousser les Goths, renonce à pérenniser la persécution
qui a déjà duré des mois, lorsque les confesseurs de la foi sortent de prison et que les bannis rentrent
chez eux, lorsque de leur côté les "faillis" cherchent à rentrer au bercail, la tâche des évêques revenus
d'exil ou nouvellement élus n'est pas facile : faut-il fermer définitivement la porte aux faillis repentants ?
faut-il les accueillir pratiquement sans pénitence, comme le voudraient paradoxalement certains confesseurs
qui croient que l'héroïsme dont ils ont fait preuve leur donne le droit d'accorder eux-mêmes le pardon en vertu
des mérites des martyrs qui ont été leurs compagnons ?
Une solution de sagesse prévalut : personne n'est définitivement rejeté, mais la réintégration n'est accordée
qu'après une pénitence proportionnée à la gravité de la faute, sous la responsabilité de l'évêque agissant en accord
avec l'assemblée de son Eglise ; la recommandation éventuelle de confesseurs est prise en compte avec attention,
mais leur héroïsme ne leur donne aucun droit de s'arroger une autorité. Malheureusement on n'en arriva pas là sans conflits,
ni même parfois sans schisme : à Rome un antipape rigoriste s'opposa à l'évêque légitime.
Le successeur de Dèce fut tenté de persécuter à son tour, mais finalement s'abstint, et les chrétiens connurent quelques
années de tranquillité. Un nouvel empereur, Valérien, reprit la lutte en 257, de manière apparemment plus intelligente :
il évite de s'en prendre à tous les fidèles, décidément trop nombreux désormais dans certaines régions, il prive simplement
l'Eglise de tous ses moyens d'action et la décapite. Le culte est interdit, les biens sont confisqués, les évêques,
les membres notables du clergé, les laïcs exerçant des charges publiques sont sommés de sacrifier et, s'ils refusent,
privés de leurs biens et envoyés en exil ou aux travaux forcés dans les mines.
Devant le peu de résultats, un nouvel édit impérial stipule en 258 la mort pour les récalcitrants. Alors furent martyrisés,
entre autres, à Rome l'évêque Sixte et ses diacres, dont Laurent, à Carthage l'évêque Cyprien. Si le gril de saint Laurent
n'est connu que par une tradition plus tardive, nous possédons les Actes authentiques de la comparution et de la décapitation
de saint Cyprien. Il y apparaît que le peuple chrétien, qui n'était pas inquiété, put accompagner son évêque jusqu'au lieu
du supplice, et étendre des linges pour recueillir son sang, précieuse relique. La vénération des martyrs est la première
forme du culte des saints. Déjà au temps de la persécution de Dèce, Cyprien lui-même avait pris soin qu'on tînt un registre
exact des décès en prison, afin que l'Eglise pût faire mémoire, au jour anniversaire, de la victoire des martyrs.
Cette fois, les défaillances furent minimes. Les faillis de la persécution de Dèce, même réconciliés, n'avaient pu prétendre
retrouver ou obtenir aucune charge d'Eglise. A l'inverse, c'est souvent parmi les confesseurs qu'avaient été recrutés prêtres
et évêques. L'épreuve précédente avait trempé l'Eglise.
En 260, Valérien est fait prisonnier dans une campagne contre les Perses Sassanides. Son fils Gallien met fin
à la persécution, cesse d'interdire le culte et prescrit la restitution aux chrétiens de leurs églises et de leurs
cimetières. Ce n'est pas une reconnaissance religieuse de la foi chrétienne, mais une sorte de reconnaissance civile
impliquant le droit de propriété. La restitution des biens confisqués a des conséquences piquantes : quelques années
plus tard l'empereur Aurélien, un païen bien sûr, de passage à Antioche, trouva les chrétiens de la ville divisés par
un schisme, et dut décider à quel évêque revenait la maison épiscopale ; il arbitra en faveur de celui avec
qui correspondaient les évêques de Rome et d'Italie.
Les dernières décennies du troisième siècle sont des années paisibles. Le recrutement s'intensifie. Certains intellectuels
païens, au demeurant adeptes d'un polythéisme épuré subordonnant les dieux traditionnels à une puissance divine sommitale
et unique, s'en exaspèrent, mais cela n'affecte guère les chrétiens. Le réveil, en 303, sera brutal.
A partir de 284 un empereur énergique, Dioclétien, met fin progressivement à la crise de l'empire, sur les frontières
comme à l'intérieur. Conscient de l'immensité de la tâche et de la dispersion géographique des menaces extérieures, il partage
le travail avec trois co-empereurs qu'il a choisis (la "tétrarchie"). Cette multiplicité va être la source de fortes disparités
dans l'application des mesures persécutrices.
Dans leur déclenchement, même si le fanatisme antichrétien de certains, tels le co-empereur Galère, peut avoir joué un rôle,
le souci de la cohésion interne de l'empire semble ici encore essentiel : avant même les chrétiens, les manichéens ont eux aussi été poursuivis.
De février 303 au début de 304, quatre édits successifs lancent ce qui est resté dans le souvenir chrétien la "grande persécution".
On passa ainsi de l'interdiction du culte, assortie de la confiscation des livres saints et de la destruction des églises, à l'arrestation
des clercs, et finalement à l'obligation pour tous de participer à des sacrifices, sous peine de mort dans les supplices ou de déportation dans les mines.
En Gaule, la répression fut presque inexistante ; le co-empereur Constance Chlore, le père de Constantin, n'appliqua,
et mollement, que le premier édit sur les confiscations. Dans le reste des provinces occidentales, la persécution fut
meurtrière, mais durant deux ans seulement. C'est dans la partie orientale que les martyres, et les apostasies, furent
les plus nombreux, que le sadisme des bourreaux fut à son comble, et que l'épreuve dura le plus longtemps, en fait
jusqu'en 312 malgré un édit de tolérance promulgué dès 311 par un Galère conscient à son lit de mort de l'échec
de sa politique. Au cours des années précédentes, après l'abdication de Dioclétien en 305, les guerres entre empereurs,
co-empereurs et prétendants avaient eu aussi pour enjeu le sort des chrétiens, qu'on leur fût hostile ou que,
comme Constantin sur la voie d'une progressive conversion, on s'appuyât sur eux.
En 313, les deux empereurs Constantin et Licinius, alors unis pour éliminer leurs derniers compétiteurs, se rencontrent
à Milan et décident non seulement une liberté totale de culte pour les chrétiens, mais aussi la restitution de tous
les biens confisqués. Cet "édit de Milan" (en réalité on ne possède que le texte d'un arrêté d'application de Licinius
pour l'Orient) libère définitivement le christianisme, que Constantin favorise désormais ouvertement ;
l'élimination définitive en 324 de Licinius, resté païen, renforce cette évolution.
Malgré un certain nombre de défaillances individuelles, la foi chrétienne est sortie victorieuse et affermie
de l'épreuve des persécutions. L'Eglise peut désormais évangéliser sans entraves, les conversions, les créations
de sièges épiscopaux vont se multiplier, et la courte tentative de reconquête païenne de l'empereur
Julien l'Apostat (361-363) restera sans véritable effet.
Le temps des persécutions, désormais clos, a donc été quelque chose de moins simple qu'on ne l'imagine souvent.
Le sang des martyrs a fécondé et honoré l'Eglise, mais l'histoire des trois premiers siècles de celle-ci ne se limite pas là.
2- Emergence d'un clergé et reconstitution d'un sacerdoce
A la fin de la période des origines, nous avons laissé les Eglises, implantées dans un certain nombre de villes autour du bassin méditerranéen,
organisées chacune autour d'un évêque qui la préside et qui y préside notamment les assemblées eucharistiques, assisté de prêtres
qui l'entourent et qui le conseillent, et de diacres chargés en particulier mais non exclusivement de la gestion matérielle
et du soin des pauvres et des veuves.
Au milieu du troisième siècle, divers textes révèlent que ces responsables sont désormais aidés : des sous-diacres
et des acolytes convoient le courrier et participent aux tâches d'organisation, des lecteurs proclament la Parole
biblique dans les assemblées. Une lettre du pape Corneille mentionne aussi exorcistes et portiers. Toutes les fonctions
qui deviendront les "ordres mineurs" existent dès ce moment, en tout cas en certains endroits. Une caisse commune alimentée
par la générosité des fidèles, mais aussi semble-t-il par les revenus de biens donnés par les plus riches, permet non seulement
de secourir les pauvres mais également de dédommager ceux qui exercent les fonctions les plus prenantes, prêtres et diacres
notamment, mais d'autres aussi probablement. Ainsi se trouve mis à part pour le service un groupe de gens qui vont être
considérés comme le lot du Seigneur et recevoir un lot des ressources communes, bref qui vont constituer un "clergé"
(en latin clerus, d'après un mot grec qui signifie "lot", "part tirée au sort"), qu'on n'hésitera pas à
comparer à ce qu'était la tribu de Lévi dans le judaïsme.
Au début, on s'était bien gardé d'utiliser un vocabulaire sacerdotal à propos des responsables. Le paganisme et le judaïsme
ont des prêtres-sacrificateurs, en christianisme seul le Christ est grand-prêtre (il opère en s'offrant l'unique sacrifice),
et avec lui la communauté des baptisés, son corps ecclésial, constitue un sacerdoce pouvant offrir au Père un sacrifice digne
d'être agréé ; les évêques et les prêtres exercent bien sûr le sacerdoce de tout baptisé, et de plus dans la communauté le charisme
de présidence ou de pastorat. Cette retenue dans l'usage des mots subsiste durant tout le second siècle,
aussi bien dans l'Orient grec que dans l'Occident latin.
Or voici qu'au milieu du troisième siècle l'emploi de sacerdos pour désigner l'évêque est devenu général,
et que consacerdos veut dire "collègue dans l'épiscopat". Pourquoi cette évolution ?
La constitution d'un "clergé" a pu la favoriser. L'analogie souvent mise en avant entre ce clergé et les lévites
appelait facilement une assimilation des évêques, sommet du clergé, aux prêtres juifs, les plus éminents dans la tribu de Lévi.
Plus important probablement est le fait que, dès le second siècle, l'évêque président de l'assemblée chrétienne s'est
trouvé prononcer seul à haute voix, au milieu du peuple sacerdotal et pour lui, la grande prière d'action de grâce
qui rend présent le sacrifice du Christ. On s'est donc mis à dire qu'il "offre le sacrifice", ou tout simplement qu'il "offre",
tout en continuant à dire aussi que l'Eglise "offre". Offrir au Père est un acte éminemment sacerdotal.
Enfin un approfondissement théologique de la relation entre l'Eglise locale et son évêque a pu avoir une influence déterminante.
Des conflits locaux douloureux ont amené à mettre en relief qu'il ne doit y avoir en une cité donnée qu'un seul évêque, et que
là où est l'évêque régulièrement élu, là est l'Eglise. "L'évêque est dans l'Eglise et l'Eglise est dans l'évêque" écrit alors
saint Cyprien. C'est ce qui justifie que Cyprien, qui ordinairement se garde de prendre des décisions seul sans qu'intervienne
l'Eglise assemblée, le fait pourtant quand il est en exil et que l'urgence commande. Tout se passe dans cette manière de voir
comme si l'Eglise de Carthage, ou de Rome, ou d'ailleurs, se présentait sous deux formes : pleinement déployée quand son assemblée
se réunit sous la présidence de l'évêque entouré des prêtres, et ramassée en la personne de son évêque (dès lors une réunion
des évêques d'une province est un concile de l'Eglise de la province, une réunion universelle des évêques sera un concile de l'Eglise
universelle). L'Eglise est sacerdotale ; si l'Eglise et l'évêque c'est tout un, l'évêque est sacerdotal lui aussi.
Et le prêtre ? Les prêtres entourent l'évêque lorsqu'il préside, et sont les seuls avec lui à disposer d'un siège dans l'assemblée.
De ce fait, on écrira occasionnellement qu'ils participent à l'honneur sacerdotal, c'est-à-dire l'honneur de l'évêque. Mais
d'ordinaire ils ne président pas personnellement l'eucharistie, ils ne le font que par délégation, par exemple lorsqu'un prêtre
va discrètement visiter des confesseurs emprisonnés. Le vocabulaire sacerdotal ne leur est pas appliqué, ils sont pour l'évêque
des conpresbyteri (collègues dans le presbytérat), non des consacerdotes. Les exceptions à cette retenue du vocabulaire sont
rarissimes au troisième siècle. A la fin du quatrième encore, saint Ambroise, évêque de Milan, est fidèle à l'usage restrictif du mot sacerdos.
Dès la génération suivante, celle de saint Augustin, l'évolution définitive est accomplie. Le presbyter est appelé couramment
sacerdos. Cela s'explique. Les lieux de culte où l'évêque ne préside personnellement que rarement et délègue en permanence un
prêtre, se sont multipliés après la fin des persécutions, soit dans les quartiers des grandes villes, soit dans les bourgades
rurales (dans quelques régions, celles-ci ont leur propre Eglise et leur évêque, mais cet usage ne se généralise pas). Ainsi
naissent les paroisses, et leur desservant, qui "offre" régulièrement le sacrifice du Christ, se retrouve sacerdos.
L'attribution d'un sacerdoce particulier aux prêtres et aux évêques constitue-t-elle un heureux complément apporté par la vie de
l'Eglise au Nouveau Testament, et un acquis définitif et irréformable de la Tradition ? Ou doit-on affirmer de préférence que
l'évolution retracée ici n'a pas pu ajouter un autre sacerdoce au sacerdoce baptismal, mais a mis en valeur chez les ministres
ordonnés à l'épiscopat et au presbytérat un mode particulier d'exercice de ce sacerdoce : la présidence de l'Eglise collectivement
sacerdotale ? Pour éviter toute confusion, des prêtres et des séminaristes préfèrent aujourd'hui parler
de leur vocation au presbytérat plutôt qu'au sacerdoce.
Comment les évêques étaient-ils choisis ? Après le décès d'un évêque, les prêtres et les diacres de son Eglise
exerçaient collectivement l'intérim à la tête de la communauté. Puis une assemblée de toute cette Eglise était
convoquée, et se tenait en présence des autres évêques de la province, ou de ceux d'entre eux qui avaient pu se déplacer,
au nombre de trois au moins. Les mérites du ou des candidats proposés par les évêques ou le clergé étaient discutés devant
tous. Comment l'accord se faisait-il sur un nom ? Les textes ne sont guère explicites, et la mention d'un "suffrage"
(suffragium) du peuple n'est pas claire ; nulle part il n'est décrit de vote individuel, et il s'agit plutôt d'acclamations
ou d'applaudissements. Quoi qu'il en soit, c'est l'accord du témoignage rendu par le clergé local au nouvel élu, du suffrage
de l'ensemble de l'assemblée, et du consentement donné par les évêques présents (j'emploie ici les termes mêmes de saint Cyprien),
qui faisait la régularité de l'élection. Les évêques imposaient aussitôt les mains sur l'élu. L'assemblée était certainement
précédée de consultations informelles mais déjà précises : comment expliquer autrement que des évêques qui ne pouvaient ou
ne voulaient se déplacer aient donné leur accord écrit préalable à telle élection ? Lorsqu'il y avait accord entre les clercs,
le suffrage du peuple n'était guère qu'une formalité.
Qui était choisi ? A l'origine presque toujours un membre du presbyterium local, mais ce peut être aussi le principal
des diacres, et dans les villes moins importantes il arriva souvent au quatrième siècle qu'on demandât à l'évêque du
chef-lieu provincial de donner un de ses prêtres. Au cinquième siècle, un monastère comme Lérins fut aussi une pépinière d'évêques.
Une remarque : aujourd'hui encore, les cardinaux qui élisent le pape sont soit évêques d'Ostie, Porto et Sainte-Rufine, etc.,
c'est-à-dire des évêchés de la banlieue romaine, soit fictivement attachés par un "titre" à une église de Rome comme
prêtres ou diacres, et l'élu apparaît immédiatement au balcon de Saint-Pierre pour se faire acclamer par la foule romaine.
L'évêque de Rome est le seul dans le monde catholique occidental dont l'élection garde quelque trace de l'ensemble des anciens usages.
3- Invention et organisation du monachisme
Très vite les textes chrétiens mentionnent des jeunes filles qui ont décidé de ne pas se marier, et cela dans une perspective
religieuse. Ces "vierges" vivent dans leurs familles. Il n'est pas fait état de voeux réglementairement organisés, mais il y a bien
un engagement, et elles ont un statut propre dans l'Eglise. La rupture de cet engagement fait scandale, et l'évêque veille à ce
que la fidélité des vierges à l'état qu'elles ont choisi ne soit pas mise en péril par des conduites et des cohabitations
douteuses. Ce genre de vie religieuse féminine sans organisation particulière se maintiendra après la fin des
persécutions : ainsi vivra à la fin du quatrième siècle la soeur de saint Ambroise. Des hommes aussi renoncent
parfois au mariage, comme l'avait fait déjà saint Paul, mais cela n'est pas sanctionné par un statut particulier dans la communauté.
La fin des persécutions va créer une situation nouvelle. Le don total d'une vie à Dieu, les âmes exigeantes pouvaient
le trouver jusque-là dans les confiscations, l'exil, le martyre. Déjà, lors des quarante ans de tranquillité intervenus
entre les édits de Valérien et ceux de Dioclétien, un égyptien, Antoine, avait pris le chemin du désert pour y chercher
le dénuement, la dépossession de soi, le combat contre le démon, dont la mansuétude des pouvoirs ne donnait plus l'occasion
au sein des cités. D'autres vont l'imiter, et après la paix définitive procurée par Constantin le mouvement s'accentue :
on se retire à l'écart (c'est le sens, d'après le grec, du mot "anachorète") dans un lieu désert (en grec érèmos,
d'où se tire "ermite") pour y vivre solitaire (monakhos, d'où vient "moine"). Le premier monachisme est un foisonnement
de solitudes pour Dieu, même lorsque des dizaines et des centaines de disciples affluent au voisinage d'Antoine en
quête de ses conseils spirituels et de ses exemples, au risque de l'importuner et de le pousser à se retirer plus à l'écart encore.
Antoine, qui meurt centenaire en 356, ne renonça jamais à la solitude érémitique. Mais l'anachorèse individuelle
ne convient pas à tous ; le faible, l'orgueilleux, l'esprit peu équilibré peuvent s'y perdre. Pachôme (286-346) fonde
la vie monastique communautaire ou cénobitisme (koinobios, "vivant en commun"), en y apportant des exigences ascétiques
rigoureuses, mais sans qu'il s'agisse encore d'une règle au sens juridique du terme. Sa soeur Marie fonde la première communauté de femmes.
D'Egypte, le monachisme, érémitique et cénobitique, se répandit en Syrie puis dans tout l'Orient. L'Occident fut
bientôt atteint : les voyages et les exils liés à la crise arienne y ont favorisé la connaissance et
le rayonnement des initiatives orientales en ce domaine.
Avec la fin de la persécution, mieux encore avec l'adhésion de l'empereur à la foi et l'investissement progressif
de l'Etat par les chrétiens, être baptisé a cessé d'impliquer quelque rupture que ce soit avec l'environnement
social. Le chrétien et l'Eglise s'installent. Or il n'y a pas de foi chrétienne sans une part de rupture. En
marge du monde installé, le moine n'est pas seulement quelqu'un qui, pour son compte personnel, s'engage par
sa rupture radicale sur un raccourci vers la vie en Dieu (cela aurait peu d'intérêt pour l'histoire du groupe),
les moines apparaissent quand le risque n'est plus l'horizon quotidien et qu'il faut à l'Eglise un signe fort de
la rupture nécessaire et un appel à cette rupture. Saint Augustin témoigne dans ses Confessions (VIII, 14-16) de
l'influence sur sa conversion d'exemples de renoncement monastique.
Non que tout ait été parfait dans cet univers monastique commençant. On y rencontre des saints, mais l'héroïsme
dans l'ascèse tourne parfois à la compétition dans l'originalité. Faut-il inventer des ermitages inattendus,
comme les branches d'un arbre ou le sommet d'une colonne, dont on ne descendra pas des années durant ? Faut-il
pousser les mortifications et les jeûnes jusqu'à délabrer sa santé ? Saint Athanase rapporte de saint Antoine
qu'après vingt années de désert son aspect physique n'avait pas changé, ce qui témoigne d'un équilibre gardé
dans une austérité pourtant extrême. Tout le monde n'avait pas cette sagesse.
Les fondateurs et maîtres spirituels qui intervinrent à partir du milieu du quatrième siècle eurent souvent
le souci de faire obstacle aux excentricités, notamment en prônant la docilité envers le supérieur, véritable
père spirituel ayant une fonction de discernement. C'est le cas avec saint Basile, qui ne devint prêtre puis
évêque qu'après avoir expérimenté la vie anachorétique en petite communauté, et dont les Règles, ouvrage de direction
pratique et spirituelle plus que de législation proprement dite, continuent à inspirer aujourd'hui
la vie monastique des Eglises d'Orient.
En Occident, pour ne parler ici que de la Gaule, saint Martin, qui mourut évêque de Tours en 397, avait
d'abord fondé en 361 la première communauté monastique du pays à Ligugé, près de Poitiers. Au début du
cinquième siècle, un groupe de moines conduit par saint Honorat s'installe sur la plus petite des îles de Lérins,
en face de Cannes ; le rayonnement de ce monastère sera considérable. Jean Cassien, venu d'Orient où il avait
été moine en Palestine et en Egypte, puis diacre auprès de saint Jean Chrysostome à Constantinople, arrive en
415 à Marseille et y fonde des monastères d'hommes et de femmes, et il écrit pour eux ses Institutions et ses Conférences.
En Orient comme en Occident, il devint alors fréquent d'appeler à la prêtrise et à l'épiscopat des hommes qui avaient
montré la profondeur de leur engagement en renonçant à fonder une famille et en menant au désert, ou même dans une
communauté moins isolée du monde, la vie monastique et ascétique. Ainsi Basile, Grégoire de Nazianze, Jean
Chrysostome. Lérins fut vite une pépinière d'évêques pour tout le sud-est de la Gaule. Augustin converti avait
choisi de vivre avec quelques amis, dans sa ville natale de Thagaste, une existence quasi monastique vouée à
la prière et à l'étude ; il ne put éviter d'en être tiré pour devenir le collaborateur puis le successeur (396)
de l'évêque d'Hippone (aujourd'hui Annaba, en Algérie de l'est, sur la côte).
Ces évêques, sans refuser tout ce que leurs nouvelles responsabilités impliquaient d'activité dans le monde
commun des hommes, aspiraient aussi à garder le plus possible le genre de vie et les pratiques dont ils
avaient éprouvé la valeur, et, pour améliorer la formation et la piété de leur clergé, beaucoup d'entre eux
ne voyaient pas de meilleure solution que de lui proposer cette même vie. Augustin transporte à Hippone son
groupe d'amis, et c'est bientôt avec l'ensemble de son clergé qu'il mène la vie monastique, en même temps
qu'il rédige une courte règle pour une communauté laïque. Même un évêque qui n'a jamais été moine et qui est
passé en quelques jours de la condition de catéchumène à celle d'évêque, comme Ambroise de Milan en 374,
organise en ce sens sa vie et celle de ses clercs. Ces communautés de clercs autour de leur évêque ont développé
la fidélité et la compétence chrétiennes du clergé, et enrichi la vie de l'Eglise en plaçant au coeur même
de l'institution un signe de rupture.
Alors que les ordres monastiques d'aujourd'hui sont les fils lointains du monachisme des origines,
les ordres de chanoines réguliers, les instituts de clercs réguliers, les communautés de prêtres,
ont pour racines ces initiatives épiscopales des quatrième et cinquième siècles. Il faut cependant distinguer
ce qui s'est passé en Orient et en Occident. En Orient, y compris là où la communion avec Rome a subsisté ou
a été renouée, il n'y a pas eu de tentative de généraliser cette voie si ce n'est sur un point : on n'y
choisit les évêques que parmi les célibataires, et ce sont souvent d'anciens moines. Dans le monde latin,
on en est bientôt venu à vouloir étendre à tous les prêtres l'une des observances monastiques, la renonciation
à une vie sexuelle et familiale, non sans se heurter à mainte résistance. On sait quels problèmes cela a posés
lors de la Réforme, et quels problèmes cela pose aujourd'hui.
Revenons aux moines eux-mêmes. On aura compris que, sans éliminer totalement l'érémitisme solitaire,
le cénobitisme était devenu largement majoritaire, dans un foisonnement d'initiatives locales, sans unité
organisationnelle ni législative. Les "règles" mêmes dont on peut faire état donnent d'ordinaire une inspiration
spirituelle assortie de diverses propositions pratiques, notamment ascétiques, plutôt que des lois détaillées
couvrant tout le champ de l'organisation du groupe. Leur influence reste souvent régionale, à l'exception notable
des Règles de saint Basile rapidement adaptées en latin par Rufin d'Aquilée. L'Orient chrétien s'est bien accommodé
de cette situation sans rigidité, et l'a très largement conservée.
En Occident, on a été plus sensible aux inconvénients de cette absence de règles communes. Des motivations
de tout niveau pouvaient pousser les gens dans la voie du retrait du monde. Le dégoût d'un travail agricole
ou artisanal effectué dans des conditions dures aggravées par le poids du fisc impérial, et pour de plus aisés
la répugnance à exercer des charges municipales prenantes, coûteuses, parfois dangereuses quand les pouvoirs
cherchent des boucs émissaires lors de difficultés financières ou autres, voilà quelques raisons moins nobles
de quitter la vie laïque, surtout si l'on compte ainsi étudier et prier dans une oisiveté entretenue par
la charité des fidèles. On se mit à se méfier en particulier des moines vagabonds qui passaient d'une
communauté chrétienne à l'autre en mendiant. Et saint Augustin, comme avant lui saint Basile, prit position
énergiquement contre l'oisiveté des moines et en faveur de leur travail manuel, conformément d'ailleurs à la pratique
de nombreux couvents, mais en rupture avec l'idéal de loisir studieux et philosophique qui avait
été celui des élites antiques en Grèce et à Rome.
Il est un travail mi-manuel, mi-intellectuel, qui prit à partir de ce moment dans les monastères une importance
jamais démentie jusqu'à la fin du Moyen Age : la copie des livres. L'époque dont nous parlons est précisément celle
qui substitue peu à peu au livre que l'on déroule (une longue bande en papyrus, divisée en colonnes et enroulée sur un bâton)
le livre (de papyrus ou de parchemin) fait de feuilles pliées et brochées, dont on tourne les pages. Il nous reste de la
littérature antique ce que cette époque a choisi pour le faire passer d'un support à l'autre,
et que les moines ont ensuite recopié inlassablement.
Au début du sixième siècle, Benoît de Nursie reprit la tradition des fondateurs de monastères en Italie,
à Subiaco puis au Mont-Cassin, et donna à ses moines une vraie règle, qui reprend et organise de manière
cohérente les intuitions des règles et des oeuvres de direction monastique antérieures. Peu à peu,
la Règle de saint Benoît se répandit à travers l'Occident, fut lue partout, d'antiques monastères s'y rallièrent.
Quelques siècles plus tard, elle sera devenue la règle pratiquement unique des monastères du monde latin.
C'est certainement un travail génial, un instrument de vie et de gouvernement appuyé sur une spiritualité profonde,
suffisamment ferme pour bien encadrer la structure monastique, suffisamment souple pour permettre les adaptations
nécessaires. En même temps on ne peut se retenir de voir dans son succès le signe d'une tendance latine,
héritée du monde romain, à une certaine forme d'unification dans un cadre juridique unique,
ce qui dans quelques domaines n'a pas que des avantages.
4- La crise arienne
Le Nouveau Testament n'exprime pas son message en termes philosophiques et abstraits. Nulle part il n'y est écrit "Dieu existe" ou "Jésus est Dieu".
Jésus y est dit Christ, c'est-à-dire "consacré par une onction" (c'est aussi le sens du mot d'origine hébraïque "messie") ;
il est appelé "Seigneur", en grec Kurios, et Kurios était utilisé dans les traductions grecques de la Bible pour suppléer
le Nom divin IaHWeH que les juifs s'interdisaient de prononcer. Jésus n'affirme jamais : "Je suis Dieu", mais il revendique
le pouvoir divin de remettre les péchés, ou de commander à la mer et aux vents, et il confirme ces pouvoirs par les signes de ses miracles.
Quand il s'agit de ses rapports avec Dieu qu'il nomme son père, Jésus, selon les textes évangéliques, affirme à la fois une
unité et une communauté totales ("Tu es en moi et je suis en toi" - Jn 17,21 ; "Tout ce que possède mon Père est à moi" Jn 16,15)
et une distinction soumise à une stricte hiérarchie ("Ce jour et cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel,
ni le Fils, personne sinon le Père" - Mc 13,32).
Dans l'Evangile, il ne s'agit pas de théologie spéculative. Dieu n'y est pas démontré et disséqué, Jésus n'y est
pas défini strictement. Une vie, une vie en Dieu et parmi les hommes, nous est montrée et proposée en vue du salut,
et cela suffit pour l'essentiel.
Mais c'est aussi la mission et l'honneur de la raison humaine, telle que Dieu l'a créée, de chercher toujours
et encore à approfondir la compréhension de ce qui est mis sous ses yeux. Il était inévitable, et bon en soi,
qu'on sentît le besoin de mieux définir ce qui demeurait flou ; cela devenait même urgent, dès lors que des
esprits rapides se précipitaient sur tel ou tel aspect d'un message évangélique complexe, et rompaient
sa cohérence et son unité en effectuant un "choix préférentiel" (hairèsis en grec, d'où "hérésie")
en faveur de cet aspect : il fallait alors réagir.
En ce qui concerne Dieu Père, Fils et Esprit Saint, les difficultés avaient commencé dès l'époque
des persécutions. L'ancrage du christianisme sur le socle de la Bible juive et de son monothéisme strict
écartait assez facilement le danger de trithéisme (trois dieux distincts). Dans les premières controverses avec les
païens, dès le second siècle, il est évident que les chrétiens n'ont qu'un Dieu, qui exclut tout autre. Mais alors
comment articuler l'unicité de Dieu et, par exemple, la relation Père-Fils ?
Pour certains, Père, Fils et Esprit ne sont que des aspects, des modes divers selon lesquels l'unique divinité manifeste
aux hommes ses diverses puissances : Dieu prend, lorsqu'il crée le monde, le visage de Père, pour la rédemption celui
de Fils, et pour la sanctification celui d'Esprit. Ce modalisme, ou sabellianisme (Sabellios, autour de 200, formule
cette doctrine), rend justice à l'unicité divine, mais ôte toute consistance au Fils et à l'Esprit, donc à la relation
d'amour en Dieu même, ainsi qu'à l'incarnation du Fils.
A l'opposé, on a été tenté de voir dans le Christ un homme, un prophète, adopté et élevé par Dieu jusqu'à lui-même, jusqu'à
une familiarité avec Dieu certes absolument unique, mais cependant octroyée à un moment du temps par une adoption qui
aurait pu ne pas avoir lieu (adoptianisme) ; Dieu alors n'est plus Père par nature, le Fils (et il en est de même pour
l'Esprit) n'est pas éternel et est maintenu dans une position intrinsèquement subordonnée par rapport au Père. Ce
subordinatianisme peut prendre des formes moins abruptes, qui reportent avant la création du monde matériel la décision
divine de se donner un Fils et de l'élever jusqu'à lui ; elles ont cependant toujours pour conséquence d'exclure la
relation Père-Fils, et bien sûr la relation Père-Fils-Esprit, de l'être même du Dieu unique et éternel.
Des idées de ce genre avaient circulé au cours des premiers siècles, provoqué des controverses, parfois des ruptures.
Jamais la crise n'avait été générale, si bien que les évêques pouvaient, face à des initiatives doctrinales téméraires,
mettre en avant que rompre avec eux était rompre la communion avec les Eglises du reste du monde. C'est ainsi que catholique,
à partir de son sens premier, "universel", a commencé à être compris comme "fidèle à la doctrine générale et traditionnelle, non hérétique".
Avec Arius et l'arianisme, c'est toute la chrétienté qui fut secouée. Arius était vers 315 un prêtre d'Alexandrie,
de vie intègre et austère, rompu à la dialectique. Dans ses années de formation, Arius avait suivi à Antioche les
leçons d'un théologien de tendance subordinatianiste, Lucien. Revenu à Alexandrie et prêchant pour son compte, il
est fidèle à cette orientation. Pour lui, le Dieu transcendant et éternel ne peut être engendré, être fils c'est
être créé, avoir été tiré du néant ; le Verbe est une créature, de statut unique, née avant tout le monde créé,
mais une créature tout de même, la logique d'Arius ne peut sortir de là.
Il est probablement influencé par la philosophie néoplatonicienne de l'époque, qui entre la Réalité divine suprême
et les créatures triviales imagine une hiérarchie d'intermédiaires (de même pour Arius l'Esprit est la première
des créatures que le Verbe créé crée a son tour). Il est certainement aussi corseté dans ses déductions par une
particularité de la langue grecque : un seul mot, arkhè, y signifie à la fois "principe" et "commencement" ; si
le Fils trouve dans le Père son origine, son principe, comment peut-il n'avoir pas de commencement ? Les controverses
des quatrième et cinquième siècles seront sans cesse envenimées par des ambivalences intérieures à la langue grecque
ou à la langue latine, ou par des décalages entre les deux langues viciant la traduction de l'une à l'autre.
La prédication d'Arius scandalisa. Son évêque, Alexandre, rappela la doctrine la plus traditionnelle : le Fils est Fils
de toute éternité, uni au Père de toute éternité. Arius ne s'inclina pas, et chercha des appuis hors d'Egypte. Alexandre
réunit alors en concile les évêques d'Egypte et de Libye, Arius fut excommunié. Il trouva un refuge à Césarée de Palestine,
où l'évêque Eusèbe était aussi un ancien élève de Lucien d'Antioche, puis à Nicomédie sur le Bosphore, alors capitale
impériale, où l'évêque, un autre Eusèbe, le soutint fermement. Dans tout l'Orient on prit parti pour Arius ou pour Alexandre.
Cette agitation inquiétait Constantin, de plus en plus attaché à la foi et au bien de l'Eglise, quoique demeuré simple
catéchumène et malgré les violences de sa conduite d'empereur. Il convoqua en 325 à Nicée, non loin de Nicomédie, ce
qui fut le premier concile universel, "oecuménique" (du grec oikouménè, "la terre habitée"). Les services impériaux assurèrent
le déplacement et le logement des évêques, l'organisation matérielle de l'assemblée, la diffusion de ses décisions. Les Pères
du concile sont environ 300. Très peu d'évêques occidentaux ont fait ce long voyage, le pape de Rome a envoyé deux prêtres
qui le représentent. La langue des débats et des décrets est le grec.
Les partisans d'Arius se trouvèrent rapidement en difficulté, et divisés entre modérés et irréductibles. On chercha,
pour rendre définitive la condamnation des thèses ariennes, une formulation capable de couper court à toute interprétation
infériorisant le Fils. On aurait aimé n'utiliser que le vocabulaire de l'Ecriture, mais on ne réussissait pas avec lui
seul à désarmer la dialectique d'Arius et de ses amis. On recourut alors à un terme philosophique, déjà apparu
sporadiquement dans des controverses, et on déclara que le Fils est homoousios au Père, de même ousia que le Père.
Que veut dire le mot ousia en grec ? C'est un mot abstrait, tiré du participe présent du verbe être par l'ajout
d'un suffixe. Le Fils, qu'on me pardonne ce néologisme, a même "étance" que le Père ; cela implique non seulement
qu'il partage avec le Père sa divinité, et possède la même nature que lui (valeur du verbe être introduisant
un attribut), ce qui ne serait pas suffisant pour interdire un subordinatianisme prétendant qu'un Fils créé a
été assimilé par Dieu à lui-même, mais cela implique aussi (valeur absolue du verbe être = exister) qu'il a même
"exister" que le Père, dans une communauté parfaite d'existence, qui exclut définitivement les interprétations
ariennes, en même temps d'ailleurs que toute tentation de trithéisme. Le latin ne disposant pas pour traduire ousia
et homoousios d'un équivalent strict, on y a choisi substantia et consubstantialis, transcrit (plutôt que traduit !)
en français par "consubstantiel".
Homoousios fermait la bouche à Arius, et on l'adopta, en l'intégrant dans une confession de foi qui,
complétée et légèrement modifiée par le concile de Constantinople en 381, est devenue le grand Symbole
de nos messes dominicales. Arius fut condamné et exilé. Les évêques rentrèrent chez eux, persuadés pour la plupart
que la crise était surmontée. Elle rebondit, et devait durer encore plus de cinquante ans, pour trois raisons.
1) L'homoousios continuait à rencontrer des résistances, même de la part d'esprits fidèles à la foi définie à Nicée
et à ce qu'on avait voulu dire par ce mot. Il n'était pas scripturaire, mais philosophique. Efficace contre Arius ou
le trithéisme, il risquait d'être interprété de manière modaliste, du moins tant qu'on n'eut pas élaboré un vocabulaire
satisfaisant pour signifier ce qui fait la distinction du Père et du Fils dans l'unique "exister" de Dieu. Or
l'élaboration de ce vocabulaire (la notion de "personne" divine, hupostasis ou "hypostase" en grec, persona en latin)
fut d'autant plus délicate que de fausses correspondances entre mots grecs et mots latins produisirent des malentendus.
Tandis que les ariens les plus déterminés dénonçaient le modalisme caché selon eux derrière homoousios, d'autres,
plus modérés, acceptaient de retirer le terme de créature pour parler du Fils et proposaient des compromis, les uns
sincèrement et avec désir de continuer la recherche, les autres de manière manoeuvrière et pour compromettre ou diviser
les partisans de la foi nicéenne. C'est ainsi qu'un moment le mot homoiousios ("dont l'ousia est semblable à
celle du Père", en grec une seule voyelle ajoutée !) connut une certaine fortune. Ces tentatives entretinrent
la confusion, sans résultat positif.
2) Le débat n'intervenait pas dans un monde de purs esprits. Maintenant que l'Empire protégeait et favorisait
l'Eglise (laissons de côté les deux ans de règne de Julien "l'Apostat"), des rivalités de pouvoir se développaient
entre les sièges les plus prestigieux, ou entre ceux-ci et ceux des métropoles régionales. En plusieurs endroits,
le conflit dogmatique venait se superposer à des divisions d'origine différente : il y eut à une époque quatre
évêques rivaux à Antioche. Des oppositions personnelles jouaient : le nouvel évêque d'Alexandrie, Athanase,
successeur d'Alexandre qu'il avait accompagné en qualité de diacre à Nicée, défenseur passionné de la foi du concile,
agaçait bon nombre de ses pairs autant qu'il enthousiasmait le peuple de sa ville et les moines du désert. La théologie
descendait dans la rue, le peuple prenait parti. Sa fidélité aux évêques nicéens exilés par le pouvoir fut remarquable.
3) Car les empereurs s'en mêlèrent. A Nicée, Constantin n'avait pas du tout pesé sur le débat doctrinal, le concile
avait été vraiment libre. Mais l'empereur entendait bien qu'ensuite les conflits cessent et que la paix revienne.
Ce ne fut pas le cas. Il chercha alors à mieux connaître la théologie. La rigidité d'un Athanase lui parut excessive,
et source de troubles. Il l'exila.
Après la mort de Constantin, ses fils régnèrent. Constant protégea les nicéens en Occident, Constance soutint
le parti arien en Orient, et voulut imposer le retour à l'unité autour de formules équivoques admettant une similitude
du Fils par rapport au Père mais proscrivant toute référence à l'ousia. Devenu seul empereur, il accentua sa pression,
des conciles dociles ou intimidés se tinrent (notamment à Rimini en 359), et lorsqu'il mourut en 361, la plupart des évêques,
au moins par lassitude, ne résistaient plus. Le pape Libère avait accepté un moment une formule équivoque mais moins
compromettante que d'autres, pour gagner du temps. Seuls Hilaire, l'évêque de Poitiers que Constance avait exilé en Orient,
et Athanase, sous le coup d'un mandat d'arrêt et réfugié chez les moines du désert, demeuraient totalement irréductibles.
On ne décrira pas la tentative de restauration païenne de Julien (361-363). Mais on notera qu'il estima habile d'annuler
toutes les sentences d'exil ou de déposition édictées par son cousin Constance, dans l'espoir, qui ne fut pas démenti,
que les chrétiens recommenceraient à se disputer.
Lorsque l'empereur chrétien Valentinien (364-375) décida de confier l'Orient à son frère Valens (364-378),
la situation qu'on avait connue sous Constant et Constance prévalut à nouveau, car Valens s'entoura de conseillers
ariens ou arianisants, tandis qu'en Occident la foi de Nicée reprenait le dessus à chaque élection d'un évêque.
Mais Valens fut moins efficace que Constance, peut-être parce que la théologie des nicéens avait fait des progrès :
parmi eux les occidentaux avaient suffisamment précisé leurs vues pour ne plus être suspects de modalisme aux yeux
des orientaux, et chez les orientaux, sous l'influence de Basile de Césarée et des autres évêques cappadociens (1),
la distinction se faisait plus nette entre ce qui relève en Dieu de l'être, de l'ousia, et ce qui relève de la relation
au sein de cet être, de la capacité d'être posé comme un Tu à qui s'adresse un Je, sans confusion de vocabulaire entre
les deux niveaux (tant que ces distinctions n'étaient pas acquises, les ariens avaient beau jeu de prétendre qu'on ne
pouvait poser réellement le Fils dans une existence filiale sans introduire entre lui et le Père un certain écart
d'ousia et une certaine subordination).
Dès lors, le terrain était déblayé pour permettre aussi un progrès de la théologie de l'Esprit : lui aussi pouvait
être reconnu comme une personne à part entière au sein de la Trinité, alors que les affirmations à son sujet étaient
jusque-là restées timides, même à Nicée ; ne parlons pas bien sûr des ariens, pour qui il était encore inférieur au Fils.
Lorsque Valens disparut, en 378, son neveu d'Occident, Gratien, choisit comme collègue pour l'Orient un bon catholique
nicéen, Théodose. Ce qui restait d'arianisme se délita rapidement. Désormais la foi de Nicée avait triomphé, et le
concile oriental convoqué à Constantinople en 381, comme le concile occidental d'Aquilée la même année, ratifia ce
triomphe, en ajoutant ce que Nicée n'avait pas dit sur l'Esprit. On a de bonnes raisons d'attribuer au concile de
Constantinople le texte définitif du Symbole dit de Nicée-Constantinople (sauf l'adjonction ultérieure en Occident
de Filioque, cela va de soi). Le pape n'avait été représenté ni à Constantinople ni à Aquilée. Cela n'empêcha pas
qu'ultérieurement Constantinople fût reconnu comme oecuménique, en raison de la réception unanime de sa doctrine.
Tous ces débats (et on a laissé de côté les détails !) peuvent paraître bien subtils. En fait, l'essentiel était en jeu.
Car si on tombait du côté du modalisme, le Père et le Fils, et avec eux l'Esprit, perdaient toute consistance réelle,
et alors l'amour comme caractéristique de Dieu jusque dans sa vie en lui-même s'évanouissait, et notre adoption comme
fils dans l'unique Fils n'était plus qu'une manière de parler. Si l'arianisme avait raison, le résultat était
pratiquement le même, la filialité subordonnée reconnue au Fils le laissant plus ou moins en dehors d'un Dieu
inaccessible en son être ultime. Mais sans les nécessités de la polémique antiarienne, les précisions qui coupent
court à tout modalisme n'auraient pas été apportées.
La crise arienne était donc terminée dans le monde gréco-romain. Cependant la doctrine demeurait vivace ailleurs.
En effet, lorsqu'en 341 Ulfila, un Goth descendant de captifs cappadociens et chrétien fut sacré évêque pour évangéliser
son peuple, il le fut par un évêque arien. Avec l'aide de la traduction gothique de la Bible procurée par Ulfila,
le christianisme arien se répandit en quelques décennies dans toutes les fractions du peuple goth. Plus tard, les
Vandales et les Burgondes passèrent aussi du paganisme à l'arianisme, si bien qu'après les invasions germaniques
l'Occident fut à nouveau truffé d'ariens, mais dans des conditions bien différentes : les barbares et les
(gallo-, hispano-, etc.) romains constituaient deux sociétés superposées, ayant chacune sa religion.
5- L'Eglise dans un Empire chrétien. Lumières et ombres.
Les évêques convoqués à Nicée pour le concile voyagèrent gratuitement, pris en charge par les services de la poste
impériale ; ils virent pour la séance d'ouverture l'empereur siéger sur un trône d'or, et quand un peu plus tard Constantin
célébra ses vingt ans de pouvoir, ils furent de la fête : accueillis avec les honneurs militaires, ils participèrent à un somptueux banquet.
Quelques années plus tôt on pourchassait les chrétiens, et parmi les Pères du concile il en était qui portaient
dans leur chair la trace des tortures. Quel retournement !
De la liberté aux privilèges et à l'intolérance
Désormais, l'Eglise jouissait d'une entière liberté de culte et de propagande. L'empereur ne cherchait qu'à
lui faciliter l'exercice de sa mission. Les temples païens, leurs propriétés, leurs desservants, bénéficiaient
d'exemptions fiscales : il en fut de même pour les églises et le clergé, et cela dans une société écrasée par
les taxes. Bientôt on vit le pouvoir faire exécuter les sentences disciplinaires des conciles, les évêques juger
les procès. La cassette impériale intervint pour doter le culte de belles basiliques.
Cela allait parfois un peu loin. Des notables de petites villes crurent pouvoir échapper aux fonctions municipales trop
onéreuses en devenant prêtres, on exigea qu'ils renoncent à leur patrimoine en même temps qu'à ces charges. La compétence
judiciaire des évêques fut limitée au strict terrain des affaires d'Eglise. Malgré ces limitations, on peut dire qu'à la
fin du quatrième siècle, sous Théodose, l'Eglise jouit de privilèges considérables, à charge, il est vrai, d'assurer par
sa charité l'assistance publique.
A l'inverse, la religion païenne a été progressivement privée de ses privilèges, puis de ses droits et finalement
de toute liberté. On commença par interdire les cérémonies nocturnes, soupçonnées de magie. Puis on supprima
les privilèges fiscaux des temples, l'Etat se saisit des domaines qui dépendaient d'eux et cessa de financer les sacrifices.
La pratique religieuse païenne devenait purement privée. Le sceau fut mis à cette évolution quand Gratien, entre 379 et 383,
fit retirer de la salle des séances du Sénat romain la statue et l'autel de la Victoire, et renonça à porter
le titre de Grand Pontife, qu'avaient porté tous les empereurs depuis Auguste. L'indignation fut grande dans
l'aristocratie païenne, qui considéra l'assassinat de Gratien par un usurpateur comme un châtiment divin.
Mais on ne s'arrêta pas là. En 391 et 392 des lois de Théodose interdirent partout dans l'Empire, en privé aussi bien
qu'en public, de faire des sacrifices, d'adorer des idoles et de leur élever des autels, sous peine d'amende et de
confiscation des biens. On se mit à détruire les temples, ou bien à affecter à d'autres usages ceux dont on reconnaissait
la valeur de patrimoine artistique. Certes, cette proscription totale du paganisme ne dégénéra que rarement en violences,
comme le pogrom qui assassina en 415 ou 416 la philosophe païenne Hypatie à Alexandrie, mais il n'en reste pas moins que
le pouvoir chrétien devenait à son tour tyrannique, avec l'approbation des évêques, qui ne réprouvaient que les mesures
les plus brutales contre les personnes, et encore pas toujours.
La même intolérance officielle frappa d'ailleurs les chrétiens dissidents, à l'exception des Germains de confession arienne,
qu'il fallait bien accueillir tels qu'ils étaient si on voulait se les concilier.
Ambroise et Théodose. Thessalonique et Kallinikon
L'empereur romain domine tous ses sujets, et les empereurs chrétiens n'abandonnent rien ni du cérémonial somptueux qui
les isole au sommet, ni du vocabulaire qui nomme "sacré" tout ce qui les concerne. En même temps ils sont dans l'Eglise
des laïcs, soumis en principe à la parole épiscopale en matière de foi et de morale. Cette double condition du prince
ne va pas sans problèmes.
Ambroise, évêque de Milan (alors l'une des résidences impériales) de 374 à 397, se retrouva plusieurs fois en
conflit avec des empereurs auxquels le liait par ailleurs un sincère attachement. Mentionnons rapidement sa résistance
résolue lorsqu'une impératrice arienne exige qu'on livre à ses amis une des basiliques de la ville : Ambroise mobilise
le peuple et fait occuper nuit et jour l'objet du litige. Avec le très catholique Théodose, il eut deux conflits majeurs.
En 390, pour punir une émeute de gens de Thessalonique qui, mécontents qu'on eût mis et maintenu en prison leur cocher
favori, avaient lynché à mort le commandant de la place, Théodose furieux envoie l'ordre de convoquer au cirque la
population de la ville sous un prétexte, et de faire un massacre. Cette boucherie indistincte était évidemment un crime,
et Théodose s'en rendit compte, mais trop tard, son contrordre arriva après la tuerie. Théodose prenant le chemin de Milan,
Ambroise estima qu'il ne pourrait admettre l'empereur à la communion sans une pénitence publique préalable, vu l'énormité
de la faute. Voulant épargner à la majesté impériale un esclandre public, il prévint Théodose de ses intentions par une
lettre confidentielle. Arrivé à Milan, Théodose se garda de paraître à la cathédrale, sûr qu'Ambroise lui refuserait
effectivement les sacrements, mais il mit quelque temps à se résoudre à en passer par où on voulait. Il le fit pourtant,
fut pénitent huit mois, confessa sa faute devant l'assemblée chrétienne et fut réconcilié pour la fête de Noël.
Quelle leçon ! A l'époque où l'on découvrait que l'armée française torturait des suspects en Algérie sur l'ordre
de généraux et au su de ministres, un laïc connu, spécialiste des Pères, ne se fit pas faute de rappeler ce précédent
à un épiscopat qu'il jugeait bien silencieux. Oui, mais...
Mais en 388 Ambroise était déjà intervenu, d'une manière beaucoup plus contestable. A Kallinikon, petite ville de Syrie,
des chrétiens ameutés avaient mis le feu à la synagogue. Théodose tenait l'évêque local pour responsable, et lui ordonna
de reconstruire l'édifice à ses frais. Ambroise fut indigné : certes, les incendiaires avaient eu tort, mais que l'argent
de l'Eglise du Christ servît à construire une synagogue était une impiété inacceptable, quelles qu'en soient les raisons.
Théodose décida alors que ce serait l'Etat qui paierait : en ce cas, c'est l'Etat et l'empereur qui allaient commettre une
impiété, Ambroise s'en montrait persuadé. Dans une messe où vint Théodose, l'évêque exprima sa réprobation dans son homélie,
puis se refusa à poursuivre la cérémonie et à offrir le sacrifice tant qu'il n'aurait pas reçu du prince la promesse formelle
de renoncer à la reconstruction. Théodose céda.
Ainsi l'empereur, envers lequel un évêque tel qu'Ambroise professait un loyalisme politique sans faille, ne devait pas
cependant se croire au-dessus de la loi de Dieu, que tout évêque était habilité à lui rappeler. La fermeté d'Ambroise dans
l'affaire de Thessalonique est à cet égard exemplaire. L'affaire de Kallinikon montre que le pire peut naître des meilleurs
principes quand ils sont appliqués avec un discernement faussé, et qu'il faut parfois des siècles pour qu'on en prenne conscience.
La tentation du césaropapisme
Le pouvoir impérial s'était mis au service de l'Eglise et faisait exécuter ses décisions. Mais lorsque la controverse
s'installait dans l'Eglise elle-même et que des partis s'y affrontaient sans réussir à se mettre d'accord, l'empereur
pouvait être tenté de mettre fin à la confusion, croyait-il, en choisissant son camp. Constance n'y avait pas manqué.
Le résultat n'avait pas été heureux, mais la tentation demeurait.
Après la mort de Théodose, l'Orient et l'Occident eurent à nouveau chacun son empereur. L'empereur de l'Orient
résidait à Constantinople, la nouvelle capitale. Parallèlement, le siège épiscopal de la ville était devenu le plus
en vue au sein du christianisme de langue grecque. C'est sur place, ou pas trop loin (Ephèse en 431) qu'étaient convoqués
en cas de problème les grands conciles. L'empereur, "César", comme on disait, prit l'habitude de faire prévaloir ses vues,
et il entendait pour cela trouver dans le patriarche de Constantinople son meilleur auxiliaire. Si celui-ci n'était pas
assez courtisan, comme saint Jean Chrysostome en 403, cela pouvait lui coûter cher : Jean mourut en exil, épuisé par
les mauvais traitements. L'empereur ne se contentait plus d'être l'intendant de Dieu pour les gens du dehors, l'"évêque
du dehors" selon l'appellation revendiquée jadis par Constantin, et de protecteur de l'Eglise il en devenait le régent.
On appelle cela le césaropapisme.
Rien de tel ne se produisit en Occident, pour deux raisons. D'une part, dès le début du cinquième siècle la frontière
du Rhin avait cédé, et le pouvoir impérial, obligé de composer avec les royaumes germains des envahisseurs,
se retrouva affaibli, puis disparut en 476. D'autre part, alors que l'importance prise par le siège épiscopal de
Constantinople ne venait que de l'élévation politique de l'ancienne ville de Byzance, Rome n'était pas seulement
la vieille capitale, d'ailleurs délaissée depuis longtemps par les empereurs, mais son Eglise se souvenait qu'elle était
fondée sur le roc des deux "princes des apôtres", Pierre et Paul, qui y avaient prêché et qui y avaient versé leur sang.
Une subordination au pouvoir politique était impensable pour le pape, dépositaire de cet héritage. Bien au contraire,
il dut même parfois se substituer dans l'urgence à des autorités défaillantes, par exemple lorsqu'en 452 saint Léon
négocia avec Attila pour écarter ses hordes de Rome et d'Italie. L'évêque saint Aignan agit de même à Orléans, et
l'on voit ainsi s'esquisser, dans ce monde occidental où les pouvoirs centraux sont instables, le modèle de l'évêque
défenseur de la cité et intervenant dans le temporel. Le césaropapisme n'était pas là un risque, mais d'autres tentations pouvaient se faire jour.
6- Formation des patriarcats, et consolidation du primat de l'évêque de Rome
La cohésion des jeunes Eglises avait d'abord été maintenue par les visites et les lettres des apôtres, encore itinérants.
Lorsque leurs successeurs se fixent, l'activité épistolaire continue. Dès la fin du premier siècle, Clément de
Rome prodigue ainsi ses remontrances et ses conseils à la communauté de Corinthe divisée. Les lettres d'Ignace
d'Antioche le montrent soucieux du bien spirituel des Eglises avec lesquelles son voyage le met en contact. Aucune
hiérarchie institutionnelle ne s'affirme explicitement dans ces échanges. Dès le troisième siècle, et malgré les persécutions,
on constate qu'une certaine forme d'organisation régionale s'est mise en place. C'est l'évêque du chef-lieu de la province civile
qui convoque ses collègues en concile, en vue d'une concertation, et il signe le premier la lettre qui informe les absents et
les évêques d'autres régions. Lorsque le rayonnement d'une grande ville déborde sur les provinces voisines, il en va de même
dans l'Eglise : les assemblées tenues à Carthage voient venir des évêques de toute l'Afrique du Nord. Ainsi s'esquisse une
hiérarchie qui reconnaît un rôle plus important, mais encore peu défini, aux évêques des métropoles provinciales, et au-dessus
d'eux à quelques sièges particulièrement en vue. Quels sont ces sièges au troisième siècle ? Ceux des villes les plus peuplées
à l'époque, Rome, Alexandrie, Antioche, Carthage. Ceux de villes à l'évangélisation desquelles est attaché le nom d'un apôtre
ou d'un évangéliste, c'est-à-dire les mêmes à l'exception de Carthage, et avec au premier rang Rome, la ville où Pierre et Paul
ont confessé le Christ. C'est pourquoi Cyprien de Carthage, averti de désordres qui affectent des Eglises de Gaule sans qu'il y
soit porté remède sur place, presse l'évêque de Rome d'intervenir, et cela alors même que Cyprien n'est pas prêt à recevoir
d'ordres de ce même évêque de Rome. Le nom de pape n'est pas encore réservé au titulaire du siège romain, il est utilisé aussi
notamment pour les évêques d'Alexandrie et de Carthage.
On peut s'étonner de ne pas trouver Jérusalem dans la liste. C'est qu'avec le départ de la communauté judéo-chrétienne
dès 66, puis la ruine de la ville en 70, et la nouvelle fondation sur ses restes, au second siècle, d'une cité romaine
baptisée Aelia Capitolina, la continuité a été rompue avec la Jérusalem du Christ et des apôtres. L'évêque d'Aelia
Capitolina n'est encore qu'un évêque parmi d'autres.
Sous l'empire chrétien, Carthage garde une préséance en Afrique, Milan au temps de saint Ambroise rayonne sur l'Italie
du Nord, Arles abrite des conciles gaulois, mais aucun de ces sièges ne tentera d'institutionnaliser son importance face
à Rome dont le pape fait de plus en plus figure de patriarche universel aux yeux du monde latin. En Orient au contraire,
les grands sièges affirment de plus en plus leur prééminence sur les simples métropolites des provinces voisines,
et Constantinople s'est ajouté à Alexandrie et Antioche. Le pouvoir impérial lui-même reconnaît les juridictions
élargies de ces trois patriarcats, auxquels Jérusalem ne réussira à s'ajouter qu'en 451.
Faut-il instituer des préséances entre ces patriarcats orientaux ? A Rome on aurait tendance à considérer qu'Alexandrie
et Antioche, d'origine apostolique comme Rome, passent avant Constantinople. Le patriarche de Constantinople, évêque de
la seconde capitale de l'empire romain, se voit en immédiat second du pape de Rome, la première capitale. Ce ne sont que
des nuances, mais des conflits sont là en germe. Les débats christologiques du cinquième siècle en Orient vont être envenimés
par ces rivalités. Qu'en est-il alors de la place exacte du pape de Rome ? Personne ne lui dispute la préséance, car il
occupe la chaire de Pierre, dans la ville où ont été martyrisés Pierre et Paul. Mais lui reconnaît-on une autorité ?
En Italie, certainement. Plus loin, il est plutôt une instance d'appel, à laquelle on recourt quand les réunions régionales
d'évêques n'ont pas trouvé, ou pu imposer, la solution. En cas de conflit, disciplinaire ou doctrinal, on cherche
son approbation, mais on ne se rallie pas automatiquement à ses vues : ainsi saint Basile ne se croit pas obligé
de reconnaître comme évêque d'Antioche Paulin, que soutient le pape Damase, alors que lui-même tient pour Mélèce.
De son côté, quelle idée le pape se fait-il de son rôle et de son pouvoir ? L'autorité qu'il revendique est plus
ou moins affirmée selon les titulaires de la charge, mais plusieurs, comme le pape Etienne dès le troisième siècle,
se conduisent en personnes sûres que leur fonction leur donne le droit et la capacité de dire la doctrine sans être
contredits. C'est peut-être sans intention délibérée que le pape Sylvestre, fort âgé, n'avait pas fait le voyage de
Nicée en 325, et y était représenté seulement par deux prêtres. Cela constitua cependant un précédent, respecté durant
plusieurs siècles lors des conciles oecuméniques qui suivirent, et l'on ne peut s'empêcher de penser qu'en gardant leurs
distances, les papes ont voulu se réserver la possibilité de juger du résultat sans être engagés par une présence personnelle
lors des votes, et en même temps sauvegarder leur liberté face au pouvoir impérial qui convoquait.
Ce ne sont là encore que de subtiles différences, sans gravité tant que l'on finit par se mettre d'accord. Dans
l'Occident latin, la montée en puissance de l'autorité romaine ne rencontre guère d'obstacle. En Orient, l'absence
pendant un certain temps de désaccords définitifs masque un écart qui se creuse peu à peu dans la manière de considérer les choses.
7- Les débats doctrinaux du cinquième siècle
La fin du quatrième siècle avait vu le débat sur la divinité du Fils et de l'Esprit arriver à une conclusion que ne remettront
en question ni la rupture de 1054 entre l'Orient et l'Occident, ni la Réforme protestante. Le Symbole de Nicée-Constantinople
reste le témoin de ce consensus sur la doctrine trinitaire. Le siècle suivant n'en fut pas moins riche de conflits
dont les traces subsistent jusqu'à nos jours.
En Occident, le débat le plus animé porta sur le poids de la grâce et la place de la liberté humaine dans
le salut de chacun. Le moine Pélage, originaire de cette Bretagne qu'on n'appelait pas encore Grande,
venu à Rome un peu avant 400, y prêcha avec un certain succès la conversion à une vie ascétique austère.
Sa prédication demandait qu'on entrât dans une vie d'effort et de travail sur soi rigoureux. C'est sans doute
cela qui le poussa à insister sur la capacité qu'a chaque être humain de réaliser cet effort et de faire ainsi son salut.
A mesure que sa doctrine se précise, après 410, elle se durcit en des formules qui mettent en question des acquis de
la foi et de l'Ecriture : "L'homme peut être sans péché et observer facilement le commandement de Dieu, s'il le veut".
S'il en est ainsi, si le simple exercice de son libre arbitre peut procurer à l'homme le salut, que reste-t-il de
la situation universelle de péché dont chacun est solidaire dès sa naissance (le péché originel), que reste-t-il surtout
de la gratuité de notre salut dans la croix de Jésus Christ ?
Augustin, l'évêque d'Hippone, connaissait bien, pour l'avoir éprouvée, cette gratuité. En sa jeunesse,
il avait erré une quinzaine d'années, pris dans les filets d'une sexualité exigeante, cherchant péniblement une
vérité philosophique ou religieuse qui se dérobait, et sa conversion, certes préparée par des rencontres providentielles,
lui était tombée dessus comme un coup de la grâce. Pour lui, la nécessité et l'efficacité de la grâce, librement donnée
par Dieu, relevaient d'une évidence vécue. En même temps le grand intellectuel qu'il était pouvait justifier en raison
cette doctrine à partir de l'Ecriture, notamment des grandes épîtres de saint Paul.
Ce combat contre le pélagianisme fut la grande affaire des deux dernières décennies de la vie de saint Augustin (mort en 430).
C'était un combat nécessaire, car la réalité même du salut par Jésus Christ était en question. Mais dans cette controverse,
Augustin en vint à ne plus jamais mentionner la parole du Nouveau Testament (1 Tm 2,4) selon laquelle "Dieu veut que tous
les hommes soient sauvés", et à durcir ses formules au point qu'on peut en tirer que Dieu a prédestiné certains humains
à la perdition éternelle. Ces extrémités ne furent pas acceptées de tous, notamment chez les moines de Lérins et à Marseille,
où Jean Cassien opposa à Augustin la doctrine, traditionnelle dans les milieux orientaux où il avait été formé, de la grâce
divine et du libre arbitre humain coopérant de façon intime, et pour nous à jamais mystérieuse.
La condamnation des thèses pélagiennes, prononcée par des conciles africains et par deux papes dès 416 et 418,
fut reprise et ratifiée en 431 au concile oecuménique d'Ephèse. Quant au débat entre un augustinisme modéré, ferme
contre Pélage mais ne fermant pas la porte à la volonté de Dieu d'offrir le salut à tous les humains, et l'augustinisme
extrême des derniers écrits d'Augustin, il a resurgi périodiquement dans l'Eglise, en particulier avec
Calvin au seizième siècle et avec le jansénisme au dix-septième.
En Orient, à travers deux crises majeures, ce furent les rapports entre la divinité et l'humanité en Jésus Christ
qui se trouvèrent mieux définis, malheureusement au prix de schismes qui durent encore. Pour parvenir à cette meilleure
définition, il fallut réagir contre deux tentations symétriques successivement. On avait déjà compris à cette époque que
"le Verbe s'est fait chair" (Jn 1,14) ne dit pas seulement que le Verbe a pris une chair humaine, à laquelle on pourrait
penser qu'il tient lieu d'âme. En Jésus Christ, le Verbe de Dieu a assumé une humanité complète, âme animatrice de la vie
individuelle, esprit raisonnable, volonté intégralement humaine, corps matériel. C'est surtout à Antioche que furent développées
ces précisions théologiques. Mais, à force d'insister sur la spécificité de l'humanité et de la divinité respectivement,
on risquait de les séparer, de voir en Jésus comme deux personnes distinctes, associées bien sûr, mais ne constituant pas un
"Je" unique, un "Tu" unique reconnu tout entier par le Père comme son Fils ; alors le Fils de Dieu ne passait plus vraiment
par la Passion et la Résurrection, mais seulement l'homme né de Marie. Telle était la première tentation. Elle fut écartée
lorsqu'en 431 le concile d'Ephèse condamna et déposa le patriarche de Constantinople Nestorius, qui refusait à Marie le titre
déjà traditionnel de Théotokos, c'est-à-dire "celle qui met Dieu au monde", "celle qui donne naissance à Dieu" (expression
qu'il comprenait, à tort, comme signifiant que Dieu le Fils avait reçu l'être dans le temps, et que dès lors il repoussait
comme arienne) : il compromettait ainsi l'unité personnelle du Verbe de Dieu et du fils de Marie, réduit à son versant humain.
En Jésus Christ la nature divine et la nature humaine sont donc distinctes mais unies en une personne. Comment décrire cette
unité personnelle ? Quel mot employer pour la nommer ? Phusis, le terme grec qui signifie "nature", peut vouloir dire aussi
"principe de développement d'un être vivant", et en ce sens il arrive à Cyrille d'Alexandrie, l'adversaire acharné de Nestorius,
de l'utiliser pour désigner le principe de l'unité personnelle en Christ ; "une seule phusis", dit Cyrille, sans se soucier
de la contradiction que l'ambiguïté du mot pouvait apporter à la distinction des natures. Cette imperfection du vocabulaire
était lourde de dangers, et la seconde tentation fut de ne reconnaître dans le Christ qu'une seule nature, la nature divine,
définissant à proprement parler sa personne, et absorbant entièrement ou même effaçant la nature humaine. Cyrille lui-même
n'alla pas jusqu'à un tel monophysisme explicite, mais certains de ses disciples n'y manquèrent pas, tels Dioscore, son successeur
comme patriarche d'Alexandrie, ou Eutychès, un moine de Constantinople. Ce fut la tâche du concile de Chalcédoine, convoqué par
l'empereur Marcien, présidé par les légats du pape saint Léon, de condamner cette déviation en 451, et de déposer Dioscore comme
vingt ans auparavant avait été déposé Nestorius.
On n'a donné ici que les résultats des conciles de 431 et 451, tous deux reconnus comme oecuméniques. S'il avait fallu décrire
les controverses qui les ont précédés, et parfois prolongés, les échanges de lettres, les accusations, les intrigues auprès de
l'empereur et les cadeaux de Cyrille aux gens de sa cour, les rivalités de pouvoir et de prestige entre Alexandrie, Antioche
et Constantinople, les coups fourrés jusque dans le déroulement même des débats à Ephèse, vingt pages n'auraient pas suffi.
L'Esprit Saint a pourtant travaillé avec cela, et nous vivons encore sur les définitions sorties de ces conflits. Le concile
de Chalcédoine, reprenant les termes sur lesquels s'était faite en 433 la réconciliation de Jean d'Antioche, qui avait
défendu Nestorius, et de Cyrille d'Alexandrie, proclame en effet : "Un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus Christ,
le même parfait en divinité, le même parfait en humanité, le même Dieu vraiment et homme vraiment fait d'une âme raisonnable
et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, semblable à nous en tout
hors le péché, engendré du Père avant les siècles quant à sa divinité, mais aux derniers jours, pour nous et pour notre
salut, engendré de Marie, la Vierge, la Théotokos, quant à son humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Fils unique,
que nous reconnaissons être en deux natures, sans confusion ni changement, sans division ni séparation. (...) Chacune des deux
natures reste sauve et elles se rencontrent en une seule personne ou hypostase."
On peut peut-être résumer les recherches et les errances de ces deux siècles en disant que, lorsque le travail rationnel sur
le mystère oubliait que ce mystère déborde ce que nous pouvons en exprimer et cherchait à le réduire à une formule trop simple,
il en arrivait à nier ou minimiser la divinité du Christ (arianisme) ou son humanité (monophysisme) ou l'unité de sa personne de
Fils incarné (nestorianisme). L'orthodoxie (c'est-à-dire la droite doctrine, selon l'étymologie de ce mot d'origine grecque)
a consisté à refuser ces simplifications mutilantes. Qui oserait affirmer que ces hérésies ne renaissent pas, sous des formes
d'apparence différente, jusqu'en notre époque ?
Malheureusement, les conflits laissèrent des cicatrices, et même des blessures ouvertes. Le débat dogmatique avait pris
la forme d'un affrontement entre les sièges d'Alexandrie et de Constantinople, Antioche s'en mêlant aussi. L'empereur mit
le pouvoir temporel au service de l'orthodoxie enfin définie. Les particularismes locaux, les revendications nationales de
peuples qui supportaient mal l'hégémonie de l'empire romano-byzantin ou qui, demeurés en dehors, cherchaient à se préserver
de toute assimilation, trouvèrent dans l'adhésion aux thèses écartées le moyen de marquer leur identité. C'est ainsi que
l'Egypte devint majoritairement monophysite, et que l'Eglise copte, aujourd'hui encore, y est fille de cette tradition, même
si les divergences doctrinales de l'origine ont pratiquement disparu. Le monophysisme se développa aussi en Syrie. A l'extérieur,
les chrétiens de Mésopotamie, l'Irak d'aujourd'hui, furent plutôt nestoriens. L'orthodoxie apparut de plus en plus en Egypte et
au Proche-Orient comme la religion du Roi dont on supportait mal le joug, d'où l'adjectif "melkite" (d'un mot sémitique malek
ou malik signifiant roi) qu'on employa pour qualifier l'Eglise officielle. Ces divisions, ces ressentiments à l'égard du pouvoir
byzantin, jouèrent un grand rôle dans la moindre résistance de ces régions à l'invasion arabo-musulmane au septième siècle.
8- Au-delà des frontières
Au-delà des frontières orientales de l'Empire romain
Vers l'est, le christianisme avait très tôt essaimé. Il y eut d'abord des missionnaires partis de la ville syrienne
d'Edesse. Au troisième siècle un roi perse de la dynastie sassanide fit plusieurs campagnes à travers l'Orient romain
et ramena vers son pays des captifs par milliers, parmi eux des chrétiens dont un évêque. La situation de l'Eglise en
territoire perse connut alors des hauts et des bas, tantôt persécutée comme d'origine étrangère et romaine, donc ennemie,
tantôt tolérée et même favorisée quand le roi voulait s'affranchir de la tutelle des mages de la vieille religion perse,
ou qu'il souhaitait avoir bonne réputation auprès des chrétiens de la Syrie romaine qu'il convoitait. Au début du cinquième
siècle, cette Eglise s'organise autour d'un patriarche portant le titre de catholicos, et se rend indépendante d'Antioche
et de la hiérarchie chrétienne de l'intérieur de l'Empire romain. En 486 elle se déclare nestorienne. Son activité missionnaire
sera importante en direction des régions plus orientales de l'Asie.
Avec la conversion du roi Terdat par Grégoire l'Illuminateur, l'Arménie devint le premier royaume chrétien de l'histoire,
peut-être dès 294, en tout cas en 314 au plus tard. Grégoire, ordonné évêque au cours d'un séjour en Cappadoce, organise
l'Eglise arménienne et installe des évêques. Sous ses successeurs, cette Eglise devient autonome, mais les relations avec
les évêques de l'Asie romaine, notamment la Cappadoce, restent étroites. Vers 405-406, le moine Mesrop dote la langue
arménienne d'un alphabet adapté. L'Eglise d'Arménie ne cessa jamais de constituer un élément fort de la persistance
nationale malgré les vicissitudes de l'histoire.
Les débuts du christianisme géorgien et du christianisme éthiopien sont plus obscurs. Un des rares points assurés est
que le premier évêque d'Ethiopie fut consacré par Athanase d'Alexandrie avant 356.
Les Barbares d'Occident
En Occident, les frontières à franchir ne furent pas géographiques, mais morales. D'abord infiltrés par petits groupes
et fixés par le pouvoir impérial près des frontières à titre de soldats fédérés et colons, divers peuples germaniques
franchissent en masse les Alpes et le Rhin de 405 à 407. Dès lors ils parcourent en maîtres les régions occidentales
de l'Empire, ils pillent, mais aussi ils installent des royaumes qui dominent la société romaine sans la supprimer ni
se mêler à elle. On les côtoie dans la crainte.
Avec la christianisation de l'Empire, on s'était habitué à considérer que la cause de Rome et celle de la foi chrétienne
se confondaient désormais. Rude réveil, surtout quand le chef wisigoth et arien Alaric eut pris et ravagé la ville
même de Rome. L'avenir du christianisme était-il vraiment lié à l'avenir de Rome ? Il revint à Augustin d'opérer
dans son grand ouvrage, La Cité de Dieu, le discernement nécessaire et de montrer que dans le monde réel des hommes
Cité de Dieu et Cité du mal sont depuis toujours inextricablement mêlées malgré leur conflit, et le demeureront
toujours. La Cité de Dieu ne se confond avec aucun Etat, elle est à bâtir au sein de tous.
Sans renier les valeurs représentées par Rome, les chrétiens de l'Empire en déroute se mirent à considérer que les
Barbares aussi, tout païens ou ariens qu'ils étaient, n'étaient pas voués pour autant à rester au dehors, et pouvaient
être appelés à devenir enfants de Dieu dans l'Eglise catholique(2), quoi qu'il advînt du monde romain.
Un contemporain d'Augustin, Orose, écrit : "Qui sait ? Peut-être les Barbares n'ont-ils pu pénétrer dans l'Empire romain qu'afin que
partout, en Orient et en Occident, les églises du Christ fussent pleines de Huns, de Suèves, de Vandales, de Burgondes
et d'autres peuples innombrables de croyants. Ne faudrait-il pas alors louer et célébrer la miséricorde divine puisque,
grâce à notre ruine, tant de nations ont eu connaissance de la vérité avec laquelle elles n'auraient pas été en contact
autrement ?" C'est ainsi que l'Eglise sut "passer aux Barbares".
Les évêques, devenus souvent dans la désorganisation de l'administration traditionnelle le seul rempart des populations,
ont fréquemment à rencontrer les nouveaux maîtres. Alors commence un travail patient, éventuellement secondé par des épouses
catholiques de chefs barbares. A la fin du cinquième siècle Clovis, le roi des Francs, passe directement
du paganisme au christianisme catholique et entraîne son peuple dans cette voie.
La majorité de ses sujets était déjà constituée de gallo-romains catholiques, on peut donc penser que
la portée historique de ce baptême est moins religieuse que socio-politique : en adoptant avec les siens
la foi de la population soumise plus nombreuse, il accélère la fusion des deux peuples, et il acquiert un avantage
évident face aux rois voisins, que leur arianisme sépare de la masse de leurs sujets.
Cet arianisme barbare se résorbera peu à peu. Certains royaumes disparaissent (Ostrogoths, Vandales), et ce qui survit
de leurs sujets d'origine germanique se fond dans la population. En Espagne, le roi wisigoth Reccarède se convertit
au catholicisme en 589. En Italie du Nord, de nouveaux envahisseurs sont apparus à partir de 568, les Lombards,
dont les chefs sont, là encore, ariens ; ce n'est qu'en 653 que leur dynastie devient définitivement catholique.
La reprise de la mission extérieure en Occident. Grégoire le Grand
La Bretagne romaine, par-delà la Manche, avait été abandonnée par les armées impériales dès 430. Devant l'invasion
des Angles et des Saxons, les Bretons romanisés et christianisés avaient fui par vagues successives vers l'Irlande,
qui se christianisait en profondeur au même moment sous l'influence de saint Patrick, et vers l'Armorique gauloise,
qui en prit le nom de Bretagne. L'Angleterre des Angles et des Saxons se retrouvait païenne.
Elle le resta plus d'un siècle. En 590 fut élu pape, ou plutôt "serviteur des serviteurs de Dieu", comme il
se nommait lui-même, Grégoire, un descendant d'une famille sénatoriale romaine, qui avait exercé la fonction de préfet
de Rome (les invasions germaniques avaient maintenu la structure administrative de la Ville), puis avait renoncé à sa
position et à ses biens pour se faire moine. Par la force des choses, Grégoire devenu évêque de Rome eut une activité
politique et diplomatique et même économique, protégeant sa ville menacée par les Lombards, distribuant aux pauvres
les produits des domaines bien gérés de l'Eglise. Il réorganisa la liturgie (le chant grégorien lui doit son nom).
Et surtout, conscient de ses responsabilités que nous pourrions appeler "patriarcales", il pensa qu'il lui incombait
de prendre les mesures nécessaires pour la réévangélisation de l'île abandonnée.
Il envoya en mission le moine Augustin, abbé d'un monastère romain, avec quarante moines, pour refonder l'Eglise
en Angleterre. Avec sagesse, il lui interdit de détruire les temples païens, il faudra seulement les purifier de
leurs idoles, et en faire des églises où l'on célébrera le culte chrétien, et auprès desquelles les gens du pays
solenniseront les fêtes chrétiennes et la vénération des martyrs par les mêmes repas de fête auxquels ils étaient
accoutumés. Ces consignes sont significatives : il faut construire sur ce qui existe, en ne détruisant que
l'indispensable. La mission fut un succès, et en 596 est fondé le siège épiscopal de Cantorbéry, dont le premier
titulaire fut Augustin - saint Augustin de Cantorbéry.
En 604, Grégoire "le Grand" meurt. On voit souvent en lui le premier pape médiéval. En 601, en Espagne
wisigothique désormais catholique, Isidore devient évêque de Séville. Ecrivain en même temps que pasteur,
il tente de recueillir dans un ouvrage encyclopédique l'ensemble du savoir profane et spirituel de son temps :
ce dernier Père de l'Eglise antique rassemble ainsi l'héritage, et le transmet au Moyen Age. Il meurt en 636,
probablement sans savoir qu'en 622 Muhammad a quitté La Mecque pour Médine, et que l'Islam est né.
Michel Poirier
(1)
La Cappadoce se situe au centre de la Turquie actuelle.
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(2)
Rappelons que l'adjectif "catholique", d'usage courant dès cette époque, qualifie alors les communautés qui, en communion avec Rome, Constantinople
et les autres patriarcats, sont unies autour de la "droite doctrine" (l'"orthodoxie") des grands conciles, face aux courants particuliers
constitués en Eglises différentes, notamment l'arianisme. Les adjectifs "catholique" et "orthodoxe" désignent en ce temps-là les mêmes communautés.
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