1. De l’hostilité à l’hospitalité
Émile Benveniste dans son ouvrage Le vocabulaire des institutions indo-europénnes (2) a mis en évidence la particularité sémantique du mot latin « hostis ». À l’origine, « hostis » désigne l’étranger à qui l’on reconnaît des droits. Mais un étranger peut être reconnu et accueilli ou, à l’opposé, faire peur et être expulsé. C’est pourquoi le mot « hostis » a pu désigner, selon le regard porté sur l’étranger, tantôt l’« hôte », tantôt l’« ennemi ». « Pour expliquer le rapport entre l’« hôte » et l’« ennemi », écrit Benveniste, on admet en général que l’un et l’autre dérivent du sens de « étranger » qui est encore attesté en latin ; d’où " étranger favorable = hôte " et " étranger hostile = ennemi " (3). » Hospitalité et hostilité sont donc des termes étymologiquement apparentés mais sémantiquement opposés. L’hospitalité, par opposition à l’hostilité, est un mode de relation qui désigne une sortie de la violence. Elle est, en ce sens, au fondement de la société, de la rencontre pacifique entre des personnes et des peuples pourtant étrangers et divers.
Il est significatif que la philosophie, au long de son histoire, a souvent considéré l’hospitalité comme un thème privilégié. Platon place l’hospitalité au premier rang des obligations du citoyen (4). Aristote la considère comme la manifestation d’une grandeur d’âme (5). Kant se fait le défenseur d’une « hospitalité cosmopolite (6) » par laquelle nous sommes concitoyens du monde. Et, plus proche de nous, en dialogue avec Lévinas (7), Derrida (8) souligne l’aspect toujours conditionnel de l’hospitalité au sens où l’hospitalité, bien qu’elle requière une bienveillance a priori à l’égard de tout autre, est néanmoins codifiée et suppose des règles à respecter. Ainsi l’hospitalité implique-t-elle une « bonne distance » entre celui qui reçoit et celui qui est reçu. Et cela d’au moins trois façons.
D’abord, le rapport d’hospitalité permet à l’un et à l’autre de rester différents, sans être pris en otage. L’hospitalité, par principe, reconnaît le droit à la différence, plaide pour l’accueil de la différence. L’hôte qui est reçu n’est pas en position de pouvoir ou de propriétaire.
Ensuite, l’hôte est l’objet d’une attention et d’un respect particuliers. Il est reconnu comme interlocuteur et comme sujet de droit, un droit limité cependant dont il ne pourrait abuser et qui laisse place à la différence.
Enfin, l’hôte, celui qui est reçu, même s’il est tenu et se tient, à bonne distance, ouvre une dynamique d’ouverture à l’altérité. Par sa présence même, il décentre, il déloge, il interpelle. Il empêche de se satisfaire trop vite de son quant à soi, de ses propres convictions.
En ce sens, l’hospitalité aussi bien donnée que reçue constitue pour l’ensemble des protagonistes un principe d’ouverture, de rencontre et de métissage dans la liberté.
L’enjeu de tout ceci est le passage de l’hostilité à l’hospitalité. La sagesse arabe l’énonce par la petite parabole suivante : « Quand je vois un autre de loin, je me dis : c’est un ennemi. Quand il s’approche, je me dis : ah, voici un semblable. Quand il s’approche davantage encore, je m’écrie : tiens ! voilà mon frère, ma sœu. » Passer de l’hostilité à l’hospitalité est le défi fondamental de notre existence commune. C’est sortir de la violence et établir avec autrui une relation pacifiée dans la différence.
2. « La sainteté hospitalière de Jésus »
Mais l’hospitalité peut encore être abordée également sur le plan théologique.
Fondamentalement, dans la tradition judéo-chrétienne, l’hospitalité qualifie les rapports réciproques entre Dieu et l’humanité (9). Dans le récit de la Genèse (Gn18), Abraham, justement dit le père des croyants, accueille trois étrangers (10) qui, dans la suite du récit, s’avèrent être la figure du divin lui-même, source de bénédiction et de fécondité. Accueillir autrui, c’est accueillir Dieu dans notre existence et rendre témoignage à notre commune filiation.
Dans le nouveau testament, le Christ, visage humain de Dieu, accueille tous les hommes et s’en laisse aussi accueillir comme leur hôte, dans la différence et sans domination. Dans ses ouvrages « Le christianisme comme style » et « L’Europe, terre de mission (11) » Christoph Theobald théorise la posture de Jésus en la qualifiant de « sainteté hospitalière ». Cette posture consiste précisément dans la capacité de se dessaisir de soi-même et de se laisser toucher par l’autre. Jésus n’a rien écrit. Cette absence d’écriture est l’expression de son « absolue priorité accordée à la rencontre immédiate et à chaque fois ultime avec d’autres hommes (12) ». Si Jésus n’a pas fait œuvre d’écriture, c’est qu’en toutes circonstances et rencontres, il s’adonnait à la parole vive échangée avec l’autre. Ainsi a-t-il imprimé à sa vie un certain style ; une certaine manière d’être au monde, de rencontrer autrui, de parler et d’agir. Selon le témoignage des récits évangéliques, Jésus faisait, en effet, de chaque rencontre un événement marquant qui laisse des traces dans la vie des sujets. C’est en cette qualité de présence à l’autre que consiste la « sainteté hospitalière de Jésus » ; une qualité de présence qui éveille l’autre à lui-même et le fait exister comme personne.
Cette hospitalité du Christ qui fait vivre est révélatrice de Dieu : un Dieu Père, Fils et Esprit, un Dieu trinitaire, un Dieu amour qui est en lui-même communication mutuelle ou, en d’autres termes, relation interpersonnelle hospitalière. A l’appui de cette perspective, on peut évoquer ici la célèbre icône de la Trinité d’Andrei Roublev, elle-même inspirée de l’accueil des étrangers par Abraham, qui figure le colloque divin, la vie de Dieu en elle-même comme hospitalité réciproque. Théologiquement donc, dans la tradition chrétienne, l’hospitalité est un terme clé pour penser Dieu comme Trinité, pour penser les rapports entre Dieu et l’humanité, pour penser les rapports des hommes entre eux dans l’Esprit de Dieu.
Rien d’étonnant dès lors que la mission du Christ confiée à ses disciples commence par ouvrir un espace d’hospitalité. C’est ce que je voudrais développer maintenant.
3. La mission hospitalière des disciples de Jésus
Arrêtons-nous en particulier à l’envoi en mission des disciples de Jésus dans l’Évangile de Luc (13).
Après cela, parmi les disciples le Seigneur en désigna encore soixante-douze, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin. Mais dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : “ Paix à cette maison. ” S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté. Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : “ Le règne de Dieu s’est approché de vous. ” Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, allez sur les places et dites : “ Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le règne de Dieu s’est approché. ”
Faisons un ensemble d’observations sur cet envoi en mission (14) :
La mission est assumée de manière communautaire. Le texte parle de 72 disciples divisés en paires de deux qui impliquent donc de fortes relations interpersonnelles. La mission n’est pas une conquête. La douceur, la pauvreté des moyens, la vulnérabilité sont un atout pour une rencontre authentique des personnes. Telle est la condition des témoins de l’Évangile. Qu’ils avancent désarmés, vulnérables. C’est leur force. La mission commence par un « aller vers » et par un souhait de paix adressé à tous, a priori, sans exception, sans condition ni examen préalables : « Paix à cette maison » ; paix à tous ceux et celles qui l’habitent. Le témoin de l’Évangile se risque à l’accueil chez les autres, quels qu’ils soient, sans les filtrer par ses préjugés ou ses habitudes sans faire acception des personnes, dans l’espérance d’être reçu. Il fait foi en la capacité d’hospitalité de l’autre. Le souhait de paix adressé à tous et à chacun dans le contexte qui est le sien ouvre ainsi un espace possible de relation pacifiée. Encore faut-il, pour que la paix s’établisse et que l’hospitalité prenne corps, que l’autre soit « un ami de la paix » ou, en d’autres termes, un familier des béatitudes évangéliques. L’hospitalité offerte et rendue se manifeste dans des gestes concrets de partage : boire et manger ensemble, parler, échanger, donner, recevoir et rendre. Le repas partagé est, pourrait-on dire, la manifestation première d’une hospitalité établie ou en train de s’établir. Tout l’art du témoin du Christ est ainsi de promouvoir l’hospitalité, de « disposer sa vie pour se faire des amis (15) », non dans un but prosélyte, mais d’abord parce que la paix, la miséricorde, la concorde, la soif de justice sont des valeurs en soi, des valeurs universelles, vraies, justes et belles.
A cette instauration de la paix, de l’hospitalité reçue et rendue s’ajoutent deux choses. Les œuvres de guérison, d’abord : les actions bienfaisantes qui touchent les corps et les relèvent. « Guérissez les malades. » Ensuite un message : l’annonce du Royaume de Dieu qui s’est approché. Le Royaume de Dieu est là, rendu présent, dans la chair du monde. L’hospitalité, l’amitié, la guérison en sont le signe et le fruit. C’est dans ce contexte d’hospitalité qu’est prononcée et entendue la révélation du Royaume de Dieu qui s’est approché.
Ceux et celles qui n’acceptent pas le vœu de paix et l’offre d’hospitalité ne sont ni vilipendés ni condamnés. Le témoin de l’Évangile les quitte, sans ressentiment, sans rien leur prendre, pas même la poussière de leur sol. Seul, un message est laissé à leur attention et à leur mémoire : « Sachez que le Royaume de Dieu s’est approché. » Une reconnaissance à venir du Royaume de Dieu qui s’est approché est toujours possible. Aucune porte n’est fermée.
4. La mission hospitalière de la communauté chrétienne aujourd’hui
Dans la foulée de ce que nous avons dit plus haut, comment concevoir le rôle et la mission de la communauté chrétienne aujourd’hui, dans un univers culturel sécularisé, pluraliste, plurireligieux ? Cette mission me paraît triple.
Elle est, premièrement de promouvoir une culture de l’hospitalité, le culte de l’hospitalité. Deuxièmement, dans l’espace d’hospitalité ainsi créé, la mission de la communauté chrétienne est de témoigner de sa propre tradition de foi, de la faire connaître, d’inviter à la partager en en rendant compte d’une manière – ou dans un style - qui honore l’Évangile lui-même et les règles de l’hospitalité. Et troisièmement, la mission des chrétiens – la plus délicate sans doute - est de susciter des regards croisés entre les diverses traditions afin que les unes et les autres s’en trouvent analysées sous interpellées et enrichies.
a) Promouvoir une culture de l’hospitalité, « se faire des amis »
La communauté chrétienne au nom de son appartenance à l’humanité comme au nom de son allégeance à l’Évangile est appelée à participer, avec tous les hommes de bonne volonté, à la promotion d’une culture de l’hospitalité (16). L’enjeu, nous l’avons dit plus haut, est de sortir de la violence, de passer de l’hostilité à des relations pacifiées dans la différence. Comment définir une culture de l’hospitalité ?
Une culture de l’hospitalité accueille l’altérité en respectant les différences. Elle est une manière d’être, un habitus de vie qui construit un corps social dans lequel ni l’unité ni les différences ne donnent prise à la domination. Il y a, en effet, des unités uniformisantes qui écrasent – « Je ne veux voir qu’une seule tête » - et il y a des différences qui divisent en dominants et en dominés, en riches et en pauvres, en maîtres et esclaves.
Une culture hospitalière est ouverte a priori à quiconque, mais, pour autant, elle n’accepte pas n’importe quoi ; elle a ses règles, ses lois, ses exigences. En particulier, la règle d’or. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. » Ou, positivement, « Agis envers autrui comme tu souhaiterais qu’il agisse envers toi ». Une culture hospitalière ne peut admettre des attitudes comme le racisme, la xénophobie, le nationalisme, la loi du plus fort. Cette culture hospitalière n’est jamais acquise une fois pour toutes ; elle est en progrès. Elle peut sans cesse s’affiner.
Une culture de l’hospitalité s’apprend. Elle n’est pas donnée d’avance. Elle est le fruit d’un combat et d’une défense des valeurs qui favorisent le vivre ensemble. Elle suppose une éducation : une éducation qui passe par les familles, l’école, la presse, les médias, etc. Elle suppose des programmes et des actions politiques, des recherches intellectuelles et l’appui des sciences. Elle suppose des stratégies et des moyens conjoints pour l’établir et la promouvoir.
Il n’est pas besoin de religion pour fonder une culture de l’hospitalité. La reconnaissance que la vie est un don gratuit et désirable qui nous est commun à tous, suffit pour la fonder. Ce don gratuit de la vie nous assigne, en effet, au devoir de l’assumer, de la protéger de la prendre en charge solidairement, en communion. Le terme « communion » est étymologiquement dérivé du terme « unitas » mais aussi, selon certains philologues, de « cum-munus » qui signifie une « charge portée ensemble ».
Si la reconnaissance de la vie comme don suffit à fonder le culte de l’hospitalité, la foi religieuse en une instance divine donatrice ajoute du poids à son exigence éthique de l’hospitalité, en lui conférant une dimension théologique. Le culte de l’hospitalité, vécu dans la foi en Dieu, est identiquement un culte rendu à Dieu.
La communauté des chrétiens est appelée, au nom de son appartenance à l’humanité comme au nom de sa foi, à peser de tout son poids pour faire advenir cette culture de l’hospitalité. « Que l’amour fraternel demeure, dit l’épître aux Hébreux ; n’oubliez pas l’hospitalité, car grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges. Souvenez-vous de ceux qui sont en prison, comme si vous étiez prisonniers avec eux, de ceux qui sont maltraités puisque vous aussi vous avez un corps » (He 13,1-2). « Soyez solidaires des saints dans le besoin, exercez l’hospitalité avec empressement » (Rm 12,13). « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres sans murmurer » (1P 4,9). Elle est avant tout une pratique, une manière d’être d’autant plus importante aujourd’hui que nous sommes dans un monde de communication, de transhumance, de migrations que les frontières n’arrêtent plus.
b) Dans l’espace de l’hospitalité ainsi créé, faire connaître la tradition chrétienne et rendre témoignage à l’Évangile dans un style gracieux
Dans l’espace d’hospitalité ainsi créé, la deuxième mission des chrétiens est de rendre témoignage à l’Évangile d’une manière qui soit conforme au message évangélique comme aux règles de l’hospitalité elle-même.
Comme le témoin fidèle et véritable, dont parle l’Apocalypse, le porteur de l’Évangile est dans la position de celui qui frappe à la porte et demande d’être accueilli : « Voici, je me tiens à la porte, et je frappe : si quelqu'un entend ma voix, et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui, je mangerai avec lui, et lui avec moi » (Ap 3,20).
Le témoin de l’évangile prétend bien être porteur d’une révélation qui vient de Dieu lui-même et qui est destinée à toutes les nations, pour leur joie. Néanmoins, comme témoin de cette révélation, il n’est pas en position de force et ne pourrait entretenir de visée dominatrice. Il est dans la position humble et reconnaissante de celui qui est accueilli. Rappelons-nous, à cet égard, l’épitre à Diognète qui voit les chrétiens ici-bas comme des étrangers domiciliés. « Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. » « Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous sommes à la recherche de la cité future » (He 13,14). C’est dire que l’annonce de l’Évangile s’inscrit fondamentalement dans un contexte d’hospitalité quémandée, reçue et rendue dans le lieu de l’autre. Dans ce contexte d’hospitalité réciproque et en vertu du message évangélique lui-même, l’annonce de l’évangile – le témoignage rendu au Verbe de Vie, Jésus-Christ - est appelée à prendre corps dans un style que l’on pourra qualifier de « gracieux ». Qu’est-ce qu’un style gracieux. Si l’on se réfère au champ lexical du mot « grâce », le style gracieux désigne une qualité de relation : une qualité de relation qui conjoint les aspects de gratuité (gratis), de pardon (gracier), de plaisir (agréable, agrément), de beauté (gracieux), de libre assentiment (gré), de reconnaissance (gratitude), de non-force et de vulnérabilité, (gracile). C’est ce style gracieux que recommande la lettre de Pierre quand il écrit : « Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous, mais que ce soit avec douceur et respect » (1P 3,16).
L’annonce évangélique est gracieuse, en effet, d’abord, parce que la foi à laquelle elle invite ne se propose pas à coups d’arguments contraignants qui obligeraient la raison. La foi chrétienne « donne à penser ». Elle appartient à l’ordre du don. La révélation dont elle témoigne prétend bien dire à toute l’humanité un message qui a quelque chose d’ultime puisqu’elle est rapportée comme venant de Dieu lui-même. Toutefois, cette révélation se tient dans le champ du témoignage ; elle s’offre dans l’ordre du plausible et du désirable, dans la douceur, sans contraindre ni la raison ni la liberté.
L’annonce évangélique est ensuite gracieuse parce que le salut qu’elle annonce n’est pas réservé aux seuls chrétiens. La foi chrétienne annonce, en effet, le salut, mais sans se le réserver. Elle ne se présente pas comme l’unique voie pour bénéficier du salut qu’elle annonce. Pour la foi chrétienne, en effet, le salut est en marche ; il est inclus dans la grâce de la création au bénéfice de tous. Aussi, n’annonce-t-elle pas le salut pour que le monde soit sauvé, mais parce qu’il est sauvé. Pour la foi chrétienne, grâce à Dieu, il n’y aura pas que des chrétiens dans le Royaume de Dieu à venir. Si la foi chrétienne ne se réserve pas le salut qu’elle annonce, elle se présente néanmoins comme radicalement précieuse, bonne et salutaire pour ce qu’elle permet de reconnaître, de célébrer et de vivre. Comme le dit la première lettre de Jean, la foi chrétienne est radicalement précieuse pour la communion nouvelle qu’elle ouvre et pour la joie redoublée qu’elle autorise. « Ce que nous avons vu et entendu, ce que nous avons touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons à vous aussi, pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Et notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils, Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela pour que votre (notre) joie soit complétée » (1Jn 1,3-4). La foi chrétienne se tient ainsi dans le paradoxe de sa radicale non-nécessité pour le salut et de son caractère radicalement précieux pour la vie.
c) Dans l’espace d’hospitalité créé, favoriser des regards croisés entre les traditions en présence au bénéfice des unes et des autres.
La troisième mission des chrétiens, dans le champ de l’hospitalité, après celle de témoigner de l’évangile et d’annoncer le salut dans un style gracieux, c’est de favoriser un regard croisé entre les différentes traditions philosophiques, spirituelles et religieuses, pour le bénéfice des unes et des autres.
Ce regard croisé entre les différentes traditions devrait manifester au moins trois aspects :
- Une analyse rigoureuse d’abord des traditions en présence ;
- ensuite, un questionnement réciproque et des interpellations critiques, éventuellement rudes, entre les traditions en présence ;
- enfin, une mise en valeur des résonances positives qu’une tradition suscite chez les autres.
Je reprends rapidement ces trois aspects du regard croisé.
L’analyse rigoureuse des diverses traditions, tout d’abord. Elle suppose l’aptitude à apprendre de l’autre et par l’autre. Elle requiert une étude rigoureuse de la tradition de l’autre, de ses croyances, de ses rites et de ses valeurs. Cette analyse suppose une humilité de principe, une disponibilité à se laisser surprendre, une méthodologie qui aide à se décentrer, à se dessaisir de soi-même, de toutes les idéologies ou présupposés qui nous habitent, pour écouter, se rendre disponibles à l’inconnu, à l’inattendu, à l’inédit que l’autre apporte.
Appendre de l’autre est un premier pas, mais cet apprentissage peut conduire, dans un deuxième pas, à un questionnement voire à une mise en question critique de tel ou tel aspect des traditions en présence. Le regard croisé accepte de s’exposer à cette interrogation mutuelle critique. Chaque tradition y trouve l’occasion de prendre une distance critique par rapport à elle-même sous le regard de l’autre et d’affiner sa propre réflexion.
Enfin, le regard croisé peut avoir pour objectif de discerner dans telle tradition ce qui entre en consonance positive avec telle autre de telle sorte que les unes et les autres soient enrichies par ces résonances mêmes et trouvent, par là, des chemins d’alliance aussi bien dans la réflexion que dans l’action dans la société.
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Travailler l'hospitalité dans les perspectives que je viens d'esquisser – car c'est, en effet, un travail qui requiert un engagement assidu– et la réussir, c'est effectivement, pour les chrétiens, éprouver dans la reconnaissance hospitalière, amicale, de traditions diverses que le salut en Jésus-Christ auquel ils croient et qu'ils annoncent, est réellement en marche et qu'il y a une diversité de voies pour l'emprunter.
André Fossion, 26-27 septembre 2019
Tableaux de Georges Rouault
1- André FOSSION, jésuite, professeur au Centre International Lumen Vitae, Namur, Belgique. / Retour au texte
2- Emile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Economie, parenté, société, volume 1, Editions de Minuit, Paris, 1969, pp 87-101. / Retour au texte
3- Ibidem, p.92.e / Retour au texte
4- PLATON, Lois, V,729. / Retour au texte
5- ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, V,2,15. / Retour au texte
6- Emmanuel KANT, Vers la paix perpétuelle, PUF, Paris, 1958. / Retour au texte
7- Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Livre de Poche, 1990. / Retour au texte
8- Jacques DERRIDA et Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, Calmann-Lévy, Paris, 1997. / Retour au texte
9- Claudio MONGE, Dieu hôte. Recherche historique et théologique sur les rituels de l’hospitalité, ZetaBooks, 1997. / Retour au texte
10- Jean-Louis SKA, Abraham et ses hôtes, Lessius, Bruxelles, 2002. / Retour au texte
11- Christoph THEOBALD, Le christianisme comme style. Une manière de faire la théologie en postmodernité, 2 volumes, collection « Cogitatio Fidei », n°260, Cerf, Paris, 2008.
- L’Europe, terre de mission, Cerf, Paris, 2019. / Retour au texte
12- Ibidem, p.81. / Retour au texte
13- Lc 10,1-12. / Retour au texte
14- Cf mon article « Pour une pastorale de la moisson », in Christus, n°252, octobre 2016, pp.61-69. / Retour au texte
15- Soulignons à ce propos que la phrase bien connue « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13) devrait être traduite littéralement comme suit : « Il n’y a pas de plus grand amour que de poser sa vie pour des amis » c’est-à-dire pour que l’amitié naisse et grandisse. / Retour au texte
16- En grec, la philoxénie / Retour au texte