Quelques extraits du livre
Dans La maison de mon village
Oh ! Ce n’était pas un grand village, mais quand même ! Il y avait beaucoup de maisons ; tous les jours on avait le marché aux animaux et tous les dimanches un autre marché où on trouvait tout ce qu’on voulait ! Nous les filles on n’allait jamais au marché des animaux mais le dimanche les femmes partent pour acheter les fruits, les habits, tout ce qu’il faut pour vivre. On n’avait pas besoin d’aller à la ville. Quelquefois il fallait aller à la Préfecture pour des papiers. On emmenait les garçons mais jamais les filles. Jusqu’à ce que je vienne en France, je n’ai jamais quitté le village. Pour les outils, comme les pelles ou les pioches et tout ce qu’il faut pour travailler la terre, on allait voir le forgeron. On lui disait « j’ai besoins de ceci, de cela ». Il le fabriquait devant nous. C’était pareil pour les meubles ou les tagines. On allait voir le menuisier ou le potier. Ma maison était faite avec de la terre. A la place du toit, on avait mis des branches d’arbre séchées. C’était la maison de ma grand-mère.
(…) J’allais souvent voir ma grand-tante. Elle tissait. Je regardais, je regardais, assise par terre ou parfois debout. J’avais envie de m’approcher et de toucher ; je tendais le bras et on me grondait gentiment. « Ne touche pas ! Ne touche pas ! » Quand j’ai commencé à m’intéresser à ce que faisait ma grand-tante, j’avais à peu près huit ans. Quand je suis devenue un peu plus grande, j’aurais bien voulu apprendre. Je lui ai demandé : « est-ce que je peux apprendre, moi aussi ? » Elle m’a dit « assieds-toi là, ma fille ! ». Elle m’a montré. J’aimais bien. (…) Mon père (qui travaillait en France) envoyait de l’argent. Alors on ne manquait de rien au bled. Un jour, j’avais douze ans, ma mère m’a dit « il faut que tu songes à te marier ! ». Ca voulait dire « l faut que tu commences ton trousseau, le ‘tiuc’, comme on dit là-bas ! ». L’été d’après, j’ai fait les fiançailles. Le garçon je le connaissais un petit peu parce qu’il fait partie de ma famille. (…) Deux ans après on s’est marié : ça a duré trois jours, deux jours chez mes parents et un jour chez les parents de mon mari. (…) Trois jours après la fête j’ai retrouvé mon mari quelques jours dans la maison de ses parents. C’est comme si on changeait de famille. Je n’étais plus une enfant : cela me faisait drôle ! Mon mari est retourné en France. Il fallait attendre qu’il trouve à se loger pour que je puisse le rejoindre. (…) Je n’oublierai pas le mois de juillet 1975.
Mon mari était venu tout seul, sans son père, cette année-là. Déjà il aimait me faire des surprises. (…) Quand on a été seuls il m’a dit qu’il avait trouvé de quoi se loger en France et qu’on allait bientôt pouvoir vivre ensemble.
Sur l’autre rive
Comment je me suis retrouvée à Orly, je ne sais plus. Je me souviens d’une longue marche devant de belles boutiques, d’une file d’attente, du passage devant un guichet ! Il fallait poser son sac, chercher ses papiers, les ranger, fermer le sac. Au guichet un homme en uniforme m’a posé une question. Je n’ai pas su répondre. Heureusement mon oncle était là. Je ne comprenais rien, j’avais honte. Je crois que j’avais l’air bête. C’est dur quand on a dix-sept ans de se dire « je ne sais pas vivre ». (…) (Avec mon mari) on s’est retrouvé dehors. Il pleuvait, il pleuvait. Les gens s’agitaient : je n’avais jamais vu des hommes ou des femmes courir comme ça sans qu’on sache pourquoi. (…) On est allé à Paris, on a passé sous un porche, traversé une cour carrée. En levant la tête on voyait des fenêtres allumées tout autour. Je n’avais jamais vu d’aussi grandes maisons De chaque côté de la cour des trous noirs ! Quatre entrées. On a pris celle du fond. Au fond d’un petit couloir sombre j’apercevais des marches d’escalier. On a monté, monté ! Je n’en pouvais plus. Six étages. A chaque palier on voyait de belles portes. Au sixième étage ce n’était pas pareil. Quand mon mari a ouvert la porte, je me suis dit « ce n’est pas possible ». C’était tout petit. Une espèce de sommier tenait les trois quarts de la pièce. Dans un coin un vieux robinet au-dessus d’un évier cassé et sale. Pas d’armoire. Simplement un petit placard au-dessus du lavabo. Mon mari avait empilé ses affaires dans un coin et recouvert le tout d’une grande couverture. Mais il m’avait réservé une surprise : une télévision toute neuve. Je n’en avais jamais vu. Le long du mur, une toute petite table et à côté un réchaud à gaz. « Où je vais pouvoir ranger mes affaires ? » Il m’a répondu « on verra ça demain ; pose tes bagages sur le lit ». Chez nous jamais les hommes ne préparent à manger ! Pourtant il m’avait préparé un vrai repas.
(…) Je me faisais du souci. Comment allais-je m’y prendre pour la cuisine, le ménage ? Je ne pouvais pas aller faire de courses. Chez nous une femme ne sort pas toute seule. Et puis je ne savais pas un mot de français. Pourtant j’ai vécu là pendant presque sept ans. Rencontre. Intimité. Tendresse. Je ne savais pas ces mots-là ; maintenant je les connais et je m’aperçois que j’ai vécu tout cela. Je les sens au bout de mes doigts quand je tisse. Est-ce que je recommencerais si c’était à refaire ? Quand je vois comment je suis logée aujourd’hui je me demande comment j’ai pu tenir. (…) Quand mon mari est rentré, le soir, je ne l’avais jamais vu comme ça : fatigué, fatigué ! Ses vêtements étaient sales. Au bled il est toujours très propre mon mari. Quand il a vu que la pièce était bien rangée, il a eu un beau sourire. Je me suis dit « maintenant que je suis là, tout va changer dans sa vie ». Ca m’a donné de la force. Il s’est lavé, il s’est changé. Il a tiré un tapis qui était en dessous du sommier et il a fait ses prières. Il était beau. Je commençais à respirer.
Comme le temps passe ! J’allais avoir bientôt vingt-quatre ans ! Depuis presque sept ans je n’avais pas revu la maison de mon village. Il était loin le puits de ma grand-mère ! On n’avait pas assez d’argent pour se payer le voyage, même en voiture. Tous les mois on envoyait un mandat à chacune de nos deux familles. Le loyer était cher. Presque la moitié de ce qu’on gagnait.
La porte ouverte
1978 : une année importante ! Un jour d’hiver mon mari me dit : « Ça y est ! On va pouvoir se loger. On m’a proposé un appartement grâce au « pourcent » patronal. J’ai accepté. (…) On était bien dans la Cité cette année-là. Quel confort ! Tout était neuf. Tout était propre. La lumière entrait dans l’appartement. Nous habitions au troisième étage ; il suffisait d’appuyer sur un bouton, l’ascenseur venait et on montait sans effort le gros sac de provisions. Nous habitions un « trois pièces » au quatrième étage. (…) La cité était grande. 7000 personnes, 1650 logements, d’après mon mari. Et pourtant tout le monde se connaissait ; on avait l’impression d’être accueilli par les voisins. Les étrangers, surtout les Marocains, nous étions assez nombreux mais les Français étaient encore là. Ils étaient arrivés de Paris cinq ans plus tôt pour trouver un logement plus vaste. Eux aussi souvent étaient mal logés. On s’entendait. Ce qui me faisait plaisir c’est que dans les allées on se parlait. J’en avais assez de ces rues de Paris où tout le monde est pressé. J’avais l’impression à Paris que tout le monde était vieux. Ici les jeunes et les enfants couraient, riaient et se chamaillaient gentiment. Dans les allées, pas de voitures, pas de danger.
(…) C’était l’époque du regroupement familial. Mon mari et moi, nous étions une exception. Jusqu’à ce moment, ceux qu’on appelait des immigrés étaient surtout des hommes, rarement des couples. Comme mon père ils faisaient des allers et retours entre la France et la famille restée au Maghreb. Les Français se sont mis à fermer leurs frontières. « Tu veux rentrer au bled ? Très bien. Mais tu ne reviendras plus ! » On donnait de l’argent aux maghrébins pour qu’ils s’en aillent. Tous ceux qui avaient encore du travail ont fait venir leurs familles en France. C’est pour ça qu’il y avait tellement d’enfants. Ils ne parlaient pas français. Quel casse-tête à l’école ! Pourtant, d’après les maîtres, ils apprenaient aussi bien que les autres. C’est à partir de ce moment-là aussi que beaucoup de femmes sont venues du bled pour se marier. On ne pouvait plus avoir de visa de long séjour. Entre familles on s’arrangeait : des cousines ayant grandi au bled se mariaient avec des cousins habitant ici. Les jeunes femmes qui arrivaient ne savaient pas un mot de français, exactement comme moi dix ans plus tôt.
(…) Les premières années, tout allait bien. Et puis tout s’est pourri. On restait trop entre nous. On ne parlait plus guère qu’arabe, même chez les commerçants. Tout s’est vraiment gâté à cause de l’appauvrissement de la population. Il y avait beaucoup de licenciements dans les entreprises tout autour. Beaucoup d’amis de mon mari étaient au chômage. Les salaires n’augmentaient pas alors qu’on avait de plus en plus envie de choses nouvelles. (…) J’ai appris qu’on cachait de la drogue dans les installations techniques de l’EDF ou dans les caves des immeubles. Sur le parking, la nuit, stationnaient des voitures immatriculées en Allemagne ou en Belgique. Le matin elles avaient disparu. L’argent manquait mais tous les jeunes voulaient leur magnétoscope. Les appareils électroniques ou informatiques, les petites motos pétaradantes se multipliaient. Où prenaient-ils l’argent ? D’où leur venait l’envie d’avoir tout cela ? (…)
Un tournant dans ma vie
Et puis il y a eu un tournant dans ma vie.
1997 : j’avais trois enfants déjà. Le dernier commençait à marcher. Le premier savait déjà lire. Pour moi c’était difficile de le voir sortir ses cahiers quand il rentrait de l’école. Je criais contre lui parce qu’on me disait qu’en classe ça n’allait pas. Je criais mais je m’aperçois que c’est contre moi que j’étais en colère. Je m’en voulais de ne pas pouvoir l’aider. Je m’en voulais de ne pas pouvoir parler à sa maîtresse : j’aurais eu trop honte. (…) Un jour, en passant au pied de l’escalier de l’allée Prévert, j’ai vu une porte ouverte sur une espèce de local. Des étaient autour d’une table. Un Français d’un certain âge (Michel) était avec eux. Il y avait aussi un Monsieur maghrébin (Saad). Ils aidaient les enfants à faire leurs devoirs.
Dans le local, le dimanche, on voyait parfois des réunions. Nous les femmes jamais on n’osait s’approcher. Qu’est-ce qui se passe ? Je n’ai jamais bien su, sauf une fois. Je me promenais et, de loin, j’ai vu tout un groupe de femmes réunies à l’entrée du local, dans l’allée. On aurait dit qu’elles attendaient pour entrer. Je me suis approchée moi aussi. Toutes les femmes avaient un beau sourire. La pièce était toute petite : 30 m² ; on se bousculait et pourtant j’ai réussi à voir. On avait retourné une table sur le côté ; les pieds étaient à l’horizontale. Entre les pieds de la chaise quelqu’un avait monté une chaîne. Monter une chaîne ? C’est installer les fils comme sur un métier à tisser. J’ai vu les doigts d’une vieille dame marocaine qui passaient la laine ; elle racontait son enfance. Je croisais les bras ! Je regardais les mains de mon amie. Je me rappelais le sourire de ma grand-tante quand j’essayais de tendre la main vers son travail. J’entendais le rire de ma mère quand j’étais assise à côté d’elle et que je lui racontais mes histoires. Le beau soleil du Maroc, le bleu du ciel entraient dans cette cité grise et pleine de tags ! Hafida, la fille d’une voisine de palier, s’est assise à côté de la vieille dame. Elle a treize ans. Je retrouvais la maison de mon enfance. Au milieu de tout ce monde une dame française, s’agitait. Brune, pas très grande et souriante. Elle essayait d’expliquer que les enfants pourraient apprendre à tisser si on s’organisait. Elle avait pris avec elle des cageots en bois, comme on en trouve sur le marché. Sur les bords elle avait enfoncé des pitons et, entre les pitons, elle faisait passer une cordelette. Cela ressemblait un peu à une chaîne. Un groupe de gamines se pressait autour d’elle. Chacune voulait son cageot. Les filles se sont installées autour de la table. Chacune prenait de la laine. Je ne les ai jamais vues aussi sages. La dame leur expliquait comment faire la trame. Je me suis approchée pour l’aider. C’était la première fois que je parlais vraiment à une française. Elle m’a dit son nom, « Christine ». Aujourd’hui, c’est mon amie ! Je le répète, ce jour-là est comme un tournant dans ma vie. (…)
Michel, Saad et Christine, parallèlement au soutien scolaire, lancent un atelier de tissage sans argent et avec les moyens du bord. Zahra, l’épicière, sait tisser. Elle tente d’apprendre à une vingtaine de femmes.
Zahra avait réussi à faire un tapis avec nous. Elle voulait qu’on le lui paye ! Bien sûr on n’avait pas le droit de vendre. Christine avait réussi à organiser une réunion dans une ville du Département pour montrer ce que nous savions faire. Des religieuses nous avaient prêté leur abbaye. Je ne savais pas que des chrétiennes portaient le voile comme beaucoup de musulmanes. Beaucoup de personnes, des chrétiens, des chrétiennes sont venus. Quelques musulmans aussi. Le tournant dans ma vie, le tournant dont j’ai parlé, c’était là, chez les sœurs, que j’ai senti qu’il était pris. Des français s’intéressaient à nous en regardant nos démonstrations de tissage. Ils aimaient beaucoup le thé à la menthe et les pâtisseries qu’on avait préparées. Nous leur parlions, Je ne comprenais pas bien les questions, mais Christine nous aidait à comprendre et à trouver les mots pour répondre. Oui, c’était un tournant. Avant je ne croyais pas qu’on pouvait parler d’égal à égal avec des français. Depuis ce temps-là j’ai commencé à reconnaître qu’en France aussi j’étais chez moi.
L’avenir entre nos doigts
Michel contacte le ministère du travail pour voir dans quelle mesure il serait légal de verser aux tisserandes le fruit de leur travail sans avoir à les embaucher. La direction du travail le contacte en proposant d’ouvrir un chantier d’insertion (financé par l’État) pour cinq d’entre elles.
Je voulais voir Christine. Elle a pris les devants ; je l’ai croisée un jour dans la cité. Elle m’a posé une question : « ça te plairait de travailler et d’avoir un salaire ? » J’ai cru qu’elle se moquait de moi. Je ne sais pas le français ; mon mari ne veut pas que je sorte. Je n’ai aucun métier. Mais elle a insisté : la Préfecture proposait qu’on devienne « chantier d’insertion ». Ce mot-là je ne le comprenais pas. Bien sûr, le mot « insertion » je l’avais déjà entendu mais sans savoir ce qu’il signifie. Chaque fois qu’une fille mettait en voile sur sa tête, à la Télévision on faisait toute une histoire et le mot « insertion » revenait toujours. Je croyais que quand les français employaient ce mot c’était pour dire « ce sont des bons à rien ces maghrébins ! » Elle m’a expliqué. « Insertion », cela veut dire « être capable de sortir de la cité ; être capable de travailler, de se déplacer, de vivre sans être obligée de rester enfermée dans sa maison. » Elle a répété sa question : « ça te plairait de travailler et d’avoir un salaire ? » (…)
J’ai senti, quand mes enfants ont appris que j’allais travailler, qu’ils étaient fiers de moi. « C’est une grande nouvelle » m’a dit Leïla, la seconde de mes enfants qui a huit ans. Novembre 2000. Dans le petit local où nous avions commencé, avant les vacances, cinq marocaines sont réunies autour de Françoise. Elle travaille au Ministère et nous explique qu’un chantier d’insertion permet de connaître le monde du travail. Elle insiste : « quand on est salarié, on ne fait pas comme on veut ; il faut respecter des lois ; on a des droits et aussi des devoirs. Il faut les apprendre. » (…) Je me souviens du moment le plus important. Françoise a sorti des dossiers : un pour chaque personne. Je n’ai pas bien compris à quoi ils servaient. Je me rappelle qu’elle a beaucoup insisté pour nous dire : « après le chantier d’insertion, vous devez trouver un vrai travail, un travail stable. Le chantier d’Insertion vous prépare à avoir un emploi. Êtes-vous bien décidées à travailler ? » Je n’avais jamais tenu un crayon ni une plume de ma vie ; il fallait signer. J’ai dessiné un tout petit rond. Personne ne s’est moqué de moi. Je me disais « mes enfants ont de la chance : ils savent lire et écrire. Je voudrais apprendre ! ».
(…) Je croyais connaître le tissage. Mais Florence est venue. Florence ? Elle a un certain âge. Il paraît qu’elle est religieuse mais elle est habillée comme toutes les autres françaises. Je croyais que le tissage au Maghreb et le tissage en France étaient pareils. Pas du tout ! (…) Chaque semaine Florence (qui a fait l’école des Gobelins et connaît le tissage berbère) nous apprenait des gestes nouveaux. Entre ses leçons il fallait s’exercer, faire comme elle avait dit. Il arrive qu’en prenant les fils de chaîne avec la main on prenne deux fils en même temps. Dans ce cas le fils de chaîne se voit sur la laine : cela fait une « sotta ». (En français on dit une « lente »). C’est minuscule ; il faut s’approcher de très près pour s’en apercevoir. À tous les coups Florence s’en rendait compte. « Regarde ! Une sotta ! Et une autre et encore une autre ! ». Avec un poinçon elle reprenait un par un chacun des points ratés. (…) Un jour j’ai failli pleurer. J’avais réussi à tisser plusieurs centimètres en faisant les bordures bien droites. Florence s’est approchée. « Regarde, ici les mailles ne sont pas assez serrées. » Elle a tout défait mon travail ; une semaine de tissage pour rien !
(…) Tous les matins je descendais de mon troisième étage. Nous faisions des progrès. Déjà j’étais capable de « baguer » une chaîne. C’est difficile mais j’y suis arrivée tout de suite. Quand tu veux faire un rond, par exemple, il faut que tu marques, sur chaque fil de la chaîne, les points où passe le cercle. Tu prends chacun de ces points et, autour du fil, tu fais une marque tout autour ; tu fais comme une bague sur chaque point. Chez nous, quand j’apprenais avec ma mère ou ma grand-tante, on ne faisait pas comme ça. On avait la forme dans la tête et les dessins se mettaient en place. Quand on essayait de faire comme au pays, Florence se mettait en colère. Elle disait qu’avec les méthodes du Maghreb on ne pourrait jamais reproduire les dessins des artistes. (Puis des amis peintres sont venus et ont fait des cartons pour l’atelier.)
(…) J’aime bien le nom qu’on a choisi pour nous désigner : « Mes Tissages ». Jusqu’ici nous avons vraiment vécu une expérience de tissage et de métissage. Saâd et Michel, les deux fondateurs sont persuadés que l’insertion est une affaire de métissage. Les Français n’aiment pas beaucoup ce mot ; les arabes non plus d’ailleurs. Ils pensent, les uns et les autres, que le métissage est quelque chose d’impur. Les Français veulent rester des vrais Français et les arabes pensent qu’il ne faut pas se mélanger ; il faut rester de purs musulmans. Moi je suis une vraie musulmane, même si maintenant j’ai des amis chrétiens. Ce que j’ai appris dans mon enfance au bled se mélange avec ce que j’apprends ici. Le résultat est assez beau : je suis contente de me sentir chez moi, en France. Je suis contente que le tissage que j’ai appris dans mon pays se mélange avec ce que Florence m’a montré. Christine ne connaissait pas du tout le tissage ; elle est devenue une vraie artiste grâce à moi, la marocaine ! Ils nous demandent de nous habiller comme des « vraies » françaises et d’enlever notre voile. Je ne sais pas s’ils ont raison sur ce point. Ce qu’ils oublient c’est que nous savons beaucoup de choses quand nous arrivons. Ils croient que nous sommes comme un ordinateur vide qu’ils veulent équiper à leur manière, avec leurs logiciels à eux ! En faisant nos coussins berbères, je m’aperçois que je rends service à la France. Je lui apporte quelque chose de beau et de nouveau. D’accord, on m’a appris les méthodes des Gobelins. Mais, comme me dit Christine, en m’inspirant des formes et des couleurs de mon pays, « j’invente un style ! ».
Tapisserie réalisée par l'une des tisserandes