« Toute ma vie, j'ai dû composer avec quelque chose qui est là. »
Je n’ai pas de souvenirs de première attirance pour une personne du même sexe, parce que je pense qu’essentiellement, c'est quelque chose qu'on ne choisit pas. J'ai l'impression que toute ma vie, j'ai dû composer avec quelque chose qui est là, qui existe, qui fait partie de moi. Et qui ne se date pas. Cela m'étonne toujours qu'on essaye de dater, de mettre des jalons sur une expérience qui en réalité est entièrement moi-même.
J'ai grandi dans une famille très bourgeoise, parisienne et auvergnate. Une famille très classique, catholique. Ce point est très important : le lien que je peux avoir avec l'homosexualité était un peu biaisé dès le départ. Je crois qu’il ne faut jamais oublier, surtout dans le milieu socioculturel dans lequel j’ai grandi, que l'homosexualité est toujours liée à une triade infernale : elle est considérée comme un péché, comme un crime et comme une maladie. Cette triade, il a fallu la gérer. Elle nous met immédiatement en marge et j’ai dû faire l’expérience de la marge. Cela signifie que, concrètement, quand j’ai fait mon coming-out, mes parents m'ont envoyé voir un psy pour soigner cette maladie. D'ailleurs, la psy m'a immédiatement répondu : « Vous avez bien conscience que je ne vais pas soigner votre homosexualité. » Car le problème était bien de ce côté-là. Il ne faut jamais oublier que l'homosexualité était considérée comme une maladie mentale jusqu'en 1990 et dépénalisée en 1982.
Je suis né en 1979 : j'étais petit, mais j'étais né. Je suis né dans ce contexte-là.
J'ai fait des études pour devenir enseignant : hypokhâgne, khâgne, Normale Sup, l'agrégation, une thèse commencée et jamais terminée. J'avais une passion pour la littérature parce que c'est un réservoir de modèles. La question du modèle est fondamentale quand on fait partie d'une marge. Il faut qu'on se cherche des formes avec lesquelles s'identifier. Or, la littérature avait ce pouvoir justement d'inventer des mondes, des espaces, des lieux, des personnages, des atmosphères où je pouvais possiblement trouver une place. J'étais un enfant très discret, assez différent. C'est ainsi qu'on me présentait souvent. J'étais assez seul. Je me réfugiais beaucoup dans les livres. Je pense que je composais difficilement avec la marge qui m’était imposée tant dans ma famille – avec mes frères et sœurs et mes parents – qu’à l’école mais également dans la société, autrement dit pour moi à cet âge dans la rue.
« Mon homosexualité n'a rien à voir avec les abus sexuels que j'ai pu vivre enfant. »
J’ai été abusé sexuellement alors que j’avais 5, 6 et 7 ans. Si la parole et l'écoute se sont libérées aujourd'hui, il me semble qu’à mon époque, on vivait seul avec cette douleur. Ce que je peux dire - et j'en suis certain - c'est que mon homosexualité n'a absolument rien à voir avec les abus sexuels que j'ai pu vivre enfant. Rien à voir du tout. Les abus ont conditionné certaines choses, certaines douleurs, certaines souffrances, l'homosexualité en a conditionné d'autres. C’est incomparable. Je trouve cependant important d’évoquer aussi les abus sexuels parce que je crois que c’est une expérience commune, extrêmement banale. Si on prenait conscience du nombre d'agressions qui a eu lieu, on serait horrifié. Si je n’en ai parlé que très longtemps après, c’est parce que je savais que c’était banal.
On oublie à quel point cela fait du mal pour toujours et à quel point c'est quelque chose dont personne ne parle jamais. On est « tatoué » : après, pendant des années, c'est comme si les prédateurs pouvaient te retrouver, te voir, te déceler. Je me souviens un jour d'avoir discuté avec ma mère qui me disait : « C'est quand même complètement fou ces histoires de gens qui se sont fait violer plusieurs fois. » Moi, dans ma tête, je me disais : « c'est fou comme elle ne sait pas… » Quand tu as été toi-même agressé, tu sais que c'est tellement en toi - tatoué en toi - que tu es une victime idéale et que tout prédateur va te reconnaître immédiatement. C'est une sorte de fil invisible qui nous relie, c'est atroce.
Je me souviens d'avoir vu, à l’âge de 16 ou 17 ans, une émission animée par Jacques Delarue consacrée aux violences sexuelles imposées sur les enfants. Je me souviens de la détresse, de la tristesse des témoins. J’ai alors pris conscience soudain – dans un vertige - de ce que ça avait été pour moi, de ce que c’était encore
et à quel point cela m'avait déterminé. J’ai pris conscience que mon rapport au corps n'était absolument pas le même que le rapport de celles et ceux qui m'entouraient. Que je n’avais pas forcément de respect pour qui j'étais, pour ce que je faisais, pour mon corps. Ça a été un très long chemin pour me le réapproprier. J'ai commencé à en parler vers l'âge de 16, 17 ans, à mes parents qui ne l'ont pas forcément bien vécu parce que c'était très difficile pour eux aussi.
« L'identité homosexuelle est une expérience de la douleur. »
A propos de l’homosexualité, il y a une idée terrible – d’une violence inouïe – qui vient souvent d’hétérosexuels qui disent de nous : « Il est gay mais il ne le sait pas. » Je voudrais leur répondre : « Si on sait, on sait avant vous. Ce n’est pas vous qui allez nous poser la question et certainement pas nous la dicter. Vous n’avez rien à nous imposer : le coming-out doit venir de soi, entièrement de soi. » Je donne toujours l’exemple d’une jeune-femme de mon entourage à qui la maman disait depuis l’enfance : « Toi, tu seras lesbienne. » En l’acceptant d’ailleurs totalement. A l’âge de 25 ans, elle a fait son coming-out et sa mère lui a rappelé qu’elle le lui avait dit. Mon amie lui a répondu : « Mais tu ne m’en as jamais parlé. » En fait elle ne pouvait pas l’entendre. Le coming-out, cela vient de soi. C’est sortir quelque chose de soi, de ce qu’on est essentiellement. Il est insupportable de se laisser dicter sa sexualité, son intimité – ce qu’on est vraiment – par des personnes qui ne nous connaissent que partiellement. On a souvent envie de leur répondre : « Mais de quoi je me mêle ! » ou « si tu savais à quel point c’est plus complexe… ».
Je me rends compte d’une différence entre les générations. Aujourd’hui, pour beaucoup de 16-18 ans, le coming-out ne devrait plus exister tant l’homosexualité est devenue banale pour eux. Il faut comprendre que pour ma génération le coming-out était encore un acte politique. C'était encore une fierté. Cela voulait dire : « Je fais partie d'une marge et je l'assume. Je la clame haut et fort pour les générations futures qui n'auront sans doute pas à le faire. » Moi je fais encore partie de cette génération qui m'étonne et m'enchante de cette jeunesse qui dit : « Mais à quoi sert de faire un coming-out ? Demande-t-on aux hétéros d’en faire un ? » Je pense que cela dépend aussi beaucoup d'une classe sociale. Tu ne peux pas comparer l'expérience du coming-out chez un jeune parisien des quartiers bobos dont les parents sont ouverts à une fluidité, à une multitude de sexualité et d'opinions, à d'autres milieux socioculturels ou c'est forcément plus compliqué.
En revanche, il y a une constante dont j'aimerais vraiment parler. C'est l'expérience de la douleur. Je crois qu'on n'en parle jamais assez. L'identité homosexuelle, parce qu'elle nous place dans une marge, est toujours - quelle que soit la classe sociale, quelles que soient nos origines - une expérience de la douleur qui conditionne énormément de choses. Cela conditionne un rapport au corps extrêmement particulier pour certains. Une violence qu'on s'impose soi-même, qu'on impose aux autres. Et on ne parle pas assez des violences sexuelles qui ont été imposées à celles et ceux qui sont homosexuels. Aujourd'hui, elles sont bien plus importantes que pour les hétérosexuels. C'est un énorme tabou, mais c'est une réalité.
J’en suis venu un jour à formuler à mes parents que j’étais gay et que ça n’allait pas changer. Parce que c’est cela en fait : il ne s’agit pas tant de dire que je suis gay mais que ça ne va pas changer. Ma mère m’a répondu en cachant un sanglot : « J’ai peur que tu souffres… » Je trouve que c'est une réponse passionnante parce que c'est celle de beaucoup de parents. On pourrait leur jeter la pierre. On pourrait dire que c'est la pire des réponses. En réalité, c'est à la fois beau parce que c'est un signe d'empathie, mais c'est aussi extrêmement lucide. Parce que oui on souffre vraiment. Et on souffre longtemps. Moi, je me rends compte je n’ai découvert la tendresse dans les relations de couple qu’à 40 ans. Pour moi l’amour est le centre du monde. La tendresse est le plus beau terme que je trouve pour l’exprimer. C’est-à-dire la possibilité d’une histoire sans violence, sur mon propre corps et celui de l’autre.
« Des ‘rencontres’ qui étaient aux antipodes de l'amour. »
Je crois que j'ai fait un coming-out à mes parents vers l’âge de 11-12 ans. Enfin pas un vrai. Je crois leur avoir formulé le fait que j'étais intéressé par les garçons. Et je pense que mes parents, qui sont des personnes extraordinaires et extrêmement aimantes, l'ont pris comme une expérience. Ni comme un aveu ni comme quelque chose de définitif. Ce qui est d'ailleurs assez intéressant parce que quelque part, ils étaient précurseurs sur la possible fluidité de nous tous et toutes. J'ai un vague souvenir de cela et je crois qu’ils ont balayé mon « coming-out » d'un revers de main. Mon père m'a dit : « Mais tu es un petit peu jeune quand même. » Ce n’était pas pour eux quelque chose de grave. Mon expérience amoureuse naît véritablement, je pense, vers l'âge de 15, 16 ans, avec une jeune fille. Parce que, encore une fois, quand on se sent à la marge, on essaye toujours d'aller vers la norme, de rentrer dans le droit chemin. Je l'aimais beaucoup, je suis resté avec elle pendant 6 ans. Je me suis fiancé avec elle très jeune, à l'âge de de 20 ans… tout en continuant à avoir des relations homosexuelles par ailleurs.
Quand je parlais de violence imposée sur mon propre corps, il me semble que j'étais alors dans une logique très violente avec l’idée de se faire mal, de ne pas se respecter. Les contacts se prenaient par minitel et par internet ensuite. Cela fait aussi partie de mon expérience sexuelle, de la constitution de ce que je suis aujourd'hui. Il y a eu aussi la rue : on se promène, un regard un peu trop appuyé et la suite… C'est l'expérience des lieux interlopes, des promenades nocturnes dans un jardin. Je ne suis pas assez vieux pour les pissotières, mais on n’en est pas loin quand même. Tous ces lieux de la marge dans la ville sont historiquement très importants pour nos communautés parce qu'ils étaient des lieux de « rencontre » à l'époque où c'était interdit. Des « rencontres » qui étaient aux antipodes de l'amour, de la rencontre justement, de la tendresse. C'était moi et c'était quelque chose que je n’assumais pas mais que je pratiquais. D'ailleurs, je faisais preuve d'une certaine forme de déni. C'est assez extraordinaire comme on peut nier des choses, comme on peut faire quelque chose et juste après l'oublier, l'oblitérer totalement.
Le fait de ne pas le dire forme une sorte de cercle vicieux : on n’en parle pas mais c’est quand même là et donc cela devient comme si c'était grave, comme si c'était un crime, un péché ou un blasphème. On en revient toujours à cette triade qui hante. Ce que je trouve fou, c'est que je le cachais non seulement à mon entourage mais à moi-même : le lendemain, c'était comme si rien ne s'était pas produit. Ce n’est que petit à petit, à la fin de cette grande relation de 6 ans avec cette fille, que j'ai accepté de faire confiance à un garçon. J’intégrais alors Normale Sup qui avait émigré de Fontenay-Saint Cloud à Lyon. J'ai alors décidé d'assumer quelque chose que je n’avais jamais assumé auparavant.
« J'entrevois la possibilité d'un amour paisible : je découvre la tendresse. »
C'est drôle que ça ait commencé par un baiser. En fait, un vrai baiser. C'est la première histoire d'amour avec un homme. J'avais 21 ans et ça a duré 3 ans. Après, j'ai eu encore quelques hésitations, parce qu’encore une fois, l'expérience de la marge c’est toujours essayer de retourner vers la norme, s’en redétacher, se dire « en fait non, j’en suis incapable… ». J'ai ensuite rencontré quelqu'un qui a été très important dans ma vie. Une grande histoire d'amour. Il s'est installé chez moi au bout de 2 semaines et pendant 10 ans, nous avons été ensemble, nous nous sommes pacsés et puis nous avons eu de gros problèmes. Lui en particulier. Il était très fragile et il a cédé à des substances dont il est difficile de se sevrer. Nous nous sommes séparés en particulier à cause de cela. Et il a été très difficile pour moi de retrouver quelqu'un parce que j'avais l'impression d'avoir vécu une si forte, si intense et si belle histoire d'amour que je ne pourrais plus jamais retrouver cela. Donc j'ai un peu fait n'importe quoi… jusqu’au jour où j’ai rencontré celui avec qui je vis depuis plusieurs années.
Je pense que je suis passé à un autre moment de ma vie, à un moment où j'entrevois la possibilité d'un amour paisible, où je découvre la tendresse et la possibilité du beau. Et c'est bouleversant pour moi parce que j’avais fini par me convaincre que ça n'arriverait jamais. Ce sont des surprises quotidiennes, c'est cela qui est beau. En fait, j'ai l'impression qu'un monde s'ouvre à moi, fait de découvertes, d'acceptation. C'est magnifique d'avoir ce moment dans une vie où on a l'impression de progresser, d’avancer vers le bien, vers le meilleur. Je crois que cette forme d'amour que je suis en train de découvrir est sublime, mais je n'étais prêt à la découvrir qu'aujourd'hui à mon âge. Aujourd’hui j’aspire à une vie paisible peut-être parce que j’ai découvert la tendresse.
« Il n’y a pas un mais mille coming-outs. »
Si on met de côté le coming-out un peu évasif que j’ai fait à l’âge de 11-12 ans, j’ai fait mon véritable coming-out auprès de mes parents lorsque j’ai rencontré Fred à Normale Sup. J’en ai déjà parlé. C’est ce jour-là où ma mère m’a dit : « J’ai peur que tu souffres. Je ne veux pas que tu souffres. » C’était maladroit mais cela signifiait aussi que rien n’est grave. Tout est quand même amour de la part de de mes parents. Je pense que ça a été extrêmement difficile pour eux : ils viennent d'un environnement où ça n'existe pas et quand ça existe - parce que ça existe en réalité – on n’en parle pas. Je pense que je m'attendais à une grande empathie, parce que je viens d'une famille où il est possible de tout dire, où on parle de beaucoup de choses et où l'amour que je porte à mes parents et que mes parents me portent est indéfectible. Cela vaut aussi pour mes frères et sœurs. La possibilité de la rupture n'était absolument pas envisagée. C'est aussi un moment où je me suis rendu compte à quel point ils m'aimaient. Paradoxalement, même si ce dont ils me parlaient, c'était de douleur.
En fait, il n’y a pas un mais mille coming-outs. Encore aujourd'hui, j'en fais tous les jours. Cela peut être au détour d'une simple question d’un ami comme : « Que fais-tu pour les vacances ? » - « Je pars en Auvergne. » - « Ah bon, tu pars avec qui ? » Ou bien je dis que je pars avec l'homme que j'aime, et cela me marginalise tout de suite, ou bien je mens. C'est fou quand même que, quelquefois, on n’ait pas envie de faire ce coming-out pour ne pas faire de la peine à d'autres.
Je n'ai pas envie de donner des conseils. Justement parce que je pense qu’un coming-out doit toujours venir de soi. Ça fait tellement partie de soi. Donc le seul conseil que je donnerais, c'est de s'écouter et de savoir qu'un jour on saura que c’est le bon moment pour dire exactement qui on est. On ne le fera pas pour les autres. Uniquement pour soi. Je peux simplement dire que pour moi cela a été merveilleux. C’est non seulement une parole mais un acte que j'ai répété à l'envi et que je répète encore aujourd'hui, tous les jours. Un acte qui dit non seulement qui je suis mais simplement « je suis ». C’est dire aussi au petit garçon et à l’adolescent que j’étais : « Tout va bien se passer. Parce que tout va bien se passer ! »
Augustin Trapenard
Propos transcrits par la rédaction, mise en ligne : septembre 2023