Redonner force au mot « Miséricorde »
Avant que le Pape François n’annonce une « année de la miséricorde », avouons que le mot avait vieilli ; il évoquait l’indulgence du confesseur à l’égard des faiblesses de son pénitent : « A tout péché miséricorde ! » Il s’agissait d’arracher le pécheur à une culpabilité stérile. « Miséricorde » : le mot reste attaché aux soucis de certains ordres religieux d’ordre caritatif, désireux de vivre une charité qui s’imposait en leur temps. Les artisans de Miséricorde étaient sans doute à la disposition des « miséreux » pour leur apporter un peu de pain et de chaleur. Certes, notre monde a encore besoin qu’on se penche sur les sans-abris, qu’on les héberge les nuits de grand froid. Mais il n’est pas sûr que l’Abbé Pierre ait employé ce mot ; il avait déjà disparu de notre vocabulaire ; il aurait cependant pu être utile pour rendre vigilants ses contemporains à la grande misère des laissés pour compte. Jusqu’à ce que l’expression vienne sur les lèvres du Pape François, le mot « miséricorde » semblait réduire la charité à la pitié qu’on pouvait éprouver face aux pécheurs et aux miséreux croisés sur nos chemins.
En réalité, la doctrine sociale de l’Eglise, au moins depuis l’Encyclique « Rerum Novarum » de Léon XIII, avait fait apparaître à la conscience chrétienne que la charité ne se réduit pas à secourir le malheureux qu’on peut rencontrer. L’industrialisation, sous prétexte de rentabilité, avait fait naître un monde d’exploités. La misère apparaissait non comme le fruit d’un malheur personnel mais le résultat d’un monde dont le fonctionnement engendrait l’injustice. La charité proposée au chrétien prenait une autre dimension : elle appelait à la vigilance face à une société créant des écarts scandaleux entre les citoyens. Cette dimension n’a fait que s’élargir à la planète entière, aux relations entre les peuples, à la vigilance à l’égard du cosmos. L’Encyclique « Laudato si » invite l’humanité à aimer tendrement l’ensemble de la création.
Attachement et tendresse
Le mot hébreu qu’on traduit par miséricorde manifeste le sentiment le plus fort qui soit en humanité. Il désigne le lien qui attache le fœtus à sa mère et la tendresse qui l’accompagne. La Bible a pris ce mot pour désigner le lien qui attachait Yahvé à Israël et le sens s’est étendu à l’univers. Depuis Jésus – et ceci s’est manifesté de façon éclatante à la Pentecôte – on sait que cet amour de Dieu englobe tous les peuples. Aux yeux du croyant, chaque peuple tient au cœur de Dieu de la façon la plus serrée qui soit. Mépriser un peuple, l’écraser revient à s’écarter de Dieu.
La miséricorde ne se réduit pas au pardon accordé à l’homme pécheur qui l’implore : elle concerne l’histoire des peuples ; lorsque la Bible nous la révèle, c’est à travers l’histoire bien concrète d’un peuple du Proche-Orient traversant la Mer Rouge. La miséricorde est l’accord de deux désirs : celui d’un peuple opprimé, à la recherche de sa dignité et celui que les Juifs n’osent pas nommer tant il semble lointain et que pourtant on appelle Père tant il est proche de ceux qui souffrent : « J’ai vu la misère de mon peuple. J’ai prêté l’oreille à sa clameur... je connais ses angoisses. Je suis résolu à le délivrer » (Ex.3,7 à 16). La Bible prête ces mots à Dieu pour dire la libération de son peuple au moment de l’Exode. Ils décrivent, en réalité, ce que la Révélation entend par miséricorde. Le mot dit la tendresse de Dieu pour les opprimés, sa présence auprès d’eux dans leur combat pour la justice.
Il a sa pertinence au moins aujourd’hui autant que par le passé. Cette expérience de l’Exode inspire les peuples d’Amérique latine à faire en sorte que les paysans exploités, dépouillés de leurs terres, victimes des entreprises internationales, trouvent des conditions de vie et d’initiative à la hauteur de leur dignité humaine. Parlons de miséricorde pour désigner les efforts de ceux qui participent ainsi à ce qu’on appelle « la théologie de la libération ». Le mot « miséricorde » dit qu’on s’approche de Dieu lui-même lorsqu’on rejoint les efforts des hommes pour vivre dans la dignité. Il s’attache à Dieu lui-même celui qui s’indigne de l’injustice faite à un peuple.
La « miséricorde » au lendemain du 13 novembre
Dans le contexte du XXIème siècle, dans la mesure où nous tentons de répondre à l’invitation du pape François, il faut retrouver la vigueur de ce terme qui est au cœur de l’Evangile : « Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde - Mat 5,7. » Et surtout nous traversons, à la veille de l’entrée dans le Jubilé, des événements qui interrogent la conscience chrétienne : que de morts innocents ce vendredi 13 novembre 2015 ! Quels sentiments risquent de surgir au cœur des Français ? Dans un pareil contexte, la « miséricorde » a peut-être à s’exercer si nous retrouvons le sens de ce mot.
Pour tenter d’en dire le sens chacun peut se rappeler les sentiments qui l’ont habité en découvrant les scènes de barbarie qui se déroulaient dans Paris ce vendredi 13 novembre. Comment de tels actes étaient-ils possibles ? Comment, au nom de Dieu, pouvait naître pareille volonté de mort ? Témoin de ces événements chacun, bien sûr, condamnait les auteurs.
On pouvait lire quelques jours plus tard, dans une plaquette éditée par « Chrétiens de la Méditerranée » : « Force est de constater que les dégâts causés, pour énormes qu’ils soient en termes de destruction et de massacre, sont tout à fait relatifs au regard de la tragédie syrienne qui vient s’ajouter à celle de l’Irak depuis les interventions militaires en Irak en 1991. »
Une fois passées les réactions premières, fort légitimes, peut-on se contenter de condamner la violence d’autrui ? En s’interrogeant de la sorte, peut-être s’approche-t-on de ce qu’on peut appeler « miséricorde » ? Quand la conscience de notre responsabilité dans la marche de l’histoire s’éveille, quand nous prenons conscience que nos actions – individuelles ou collectives - nous éloignent de Dieu et que pourtant Dieu ne cesse de nous rejoindre, nous faisons l’expérience de la miséricorde.
L’amour de l’ennemi
On menace notre pays. On envoie des kamikazes au milieu d’un groupe de jeunes en fête pour faire des morts et des blessés par centaines. On tue de paisibles citoyens que l’amitié réunit dans un restaurant. On s’en prend aux spectateurs d’un match de football sans défense. Dans ce contexte on entre dans le jubilé de la miséricorde. Qu’est-ce que cela peut signifier ? Manifestement, en partageant la souffrance des familles des victimes, en compatissant aux épreuves de notre pays, nous partageons la souffrance de Dieu : parler de miséricorde dans ce contexte, c’est évoquer la manière dont Dieu épouse la détresse humaine. Il faut ajouter que face à la haine dont nous sommes l’objet, si nous voulons vivre la miséricorde, il nous est demandé d’aimer ceux qui nous écrasent. L’amour véhiculé par la miséricorde est tel qu’il nous conduit à aimer nos ennemis. Aimer son ennemi ? Qu'est-ce que cela peut bien signifier ?
A éclairer cet impératif avec la notion de miséricorde, l'amour de l'ennemi empêche la lâcheté. De lui à nous qu'il veut blesser ou tuer, un lien existe. Il est douloureux, certes. Il véhicule la mort. Mais refuser le combat, quand celui-ci s'impose, c'est refuser autrui. Vivre la miséricorde, c'est à la fois sauver la vie que l'autre menace et méprise. C'est, en même temps, garder ouvert le chemin conduisant à l'Autre. Vivre la miséricorde ne consiste pas à se boucher les yeux en oubliant que l'autre est sans doute celui auquel il faut s'affronter. Mais cet affrontement est le lieu de la Croix. Au Calvaire, Jésus était face à une foule hostile. Il avait protesté contre la gifle du Grand Prêtre. Réduit à l'impuissance, il a continué à faire face. " Sauve-toi toi -même et descends de la croix " : il fallait n'avoir rien compris à son message pour lui adresser pareille invective.
Certes, il faut se protéger. Mais il nous faut aussi inventer la manière de nous défendre sans en rajouter à la haine. Lorsqu’un conflit surgit, on se doit d’être lucide. N’ayons pas peur d’analyser les causes et, éventuellement, de découvrir notre part de responsabilité. Enfin essayons de limiter les souffrances. L’islam est en danger dans notre pays. Après les événements de Charlie hebdo, bien des familles musulmanes ont été objet de mépris et de haine. La peur a paralysé un grand nombre d’entre elles. Sachons distinguer nos ennemis de nos voisins musulmans : avec ceux-ci, la paix est possible. La miséricorde, en effet, débouche sur la paix.
Nicodème
Peintures de Rembrandt
1) Les articles signés de Nicodème sont travaillés par plusieurs membres de l'équipe d'animation. /
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