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Mourir de désir
André Fossion
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« Le dilemme face à la mort pourrait être le suivant : suis-je un être vivant dont l'horizon est la mort ou un être mortel dont l'horizon est la vie ? », écrit André Fossion. Selon la réponse que nous tentons d’apporter, la vie humaine toute entière peut changer de couleurs.(2)

(1) Commentaires et débats

Rompre la loi du silence

Souvent, nous avons tendance à occulter la mort, comme si, pour la vaincre, il fallait feindre de l'ignorer. Mais dénier la mort, c'est évidemment vivre dans un imaginaire d'immortalité qui, tôt ou tard, se convertira en cauchemar quand la mort, si longtemps niée, finira quand même par frapper à notre porte. Faute d'avoir été apprivoisée, elle fera irruption dans notre existence comme une intruse, inhumaine, terrifiante. Rompre le tabou de la mort, oser la regarder en face, s'impose à nous comme un chemin d'humanisation.

Depuis quelque temps, se développent, au sein des hôpitaux, des unités de soins palliatifs. Leur but n'est pas de guérir, mais d'accompagner au mieux les personnes en fin de vie, physiquement et moralement. Cette expérience montre que la mort, dès lors que nous la faisons sortir de la loi du silence, n'est pas nécessairement endurée dans la peur. Elle peut être vécue comme un accomplissement humain où la personne mourante en se donnant, en s'abandonnant, livre aux autres le meilleur d'elle-même, comme tournée vers l'avenir.

Finalement, le dilemme face à la mort pourrait être le suivant: suis-je un être vivant dont l'horizon est la mort ou un être mortel dont l'horizon est la vie? Dans le premier cas, mon désir est limité par la mort, il ne peut que périr avec elle. Il bute contre la mort qui ne laisse rien à désirer au-delà d'elle-même. Sinon, peut-être, une postérité et un souvenir dans la mémoire de l'humanité. Dans le second cas, mon désir n'est pas limité à la vie ici-bas. Il s'autorise à voler au-delà. La mort, ici, n'a pas le dernier mot. Elle laisse encore à désirer. Elle force même le désir à trouver sa pleine et vraie dimension. Loin de réduire le désir, avancer en âge, aller vers la mort, l'attise, le projette en avant, même si c'est pour l'inconnu, au-delà des limites de la vie mortelle elle-même.

Quand la mort est communication

Devant cette double question, le christianisme témoigne de la vie par-delà l'horizon de la mort. Dans l'esprit des Evangiles, il conçoit la mort comme le moment d'un combat, que nous pouvons préparer et traverser avec confiance, comme on prépare une naissance, avec espérance. Il nous propose même un art de `bien mourir´. Celui-ci consiste en trois attitudes concrètes, simples, humbles, mais aussi très audacieuses que, pour ma part, j'exprimerais ainsi: s'abandonner dans la confiance, témoigner gratitude et pardon, partir en désirant.

S'abandonner dans la confiance tout d'abord. La mort nous rappelle que nous ne sommes pas l'origine de notre propre existence, mais que celle-ci nous est donnée. Le chrétien reconnaît dans ce don la présence d'une puissance créatrice, paternelle et bienveillante qui nous a suscités et nous pousse à toujours vivre davantage. A travers et au-delà de la mort elle-même. Aussi, l'attitude chrétienne face à la mort n'est-elle pas de la repousser à tout prix, comme dans l'acharnement thérapeutique, avec le seul espoir, bien dérisoire, de gagner quelques heures, quelques minutes; ce serait, en réalité, en devenir esclave. Elle ne consiste pas non plus à précipiter la mort, en se la donnant, en mettant fin à sa vie, par un acte volontaire, comme dans l'euthanasie. L'attitude chrétienne consiste bien plutôt à saisir la mort, à son heure, lorsqu'elle vient, pour s'abandonner, pour faire don de sa vie, pour rendre sans réserve, sans retenue, ce que l'on a soi-même reçu. Mourir devient alors un acte de communication maximum. Comme dans les arts martiaux où l'on se sert de l'élan de l'adversaire pour le neutraliser, la mort qui était censée mettre fin à la communication et à la vie, se retrouve alors subvertie de l'intérieur et réinscrite dans le mouvement du donner/recevoir/rendre en quoi consiste la vie. Mourir en donnant sa vie, c'est croire précisément que ce mouvement de vie ne s'arrêtera pas et que le don de soi ne tombera pas dans le vide, sans réponse.

Mais mourir ainsi, c'est aussi, en plus, recueillir et rassembler tout son passé dans la gratitude et le pardon. C'est partir en témoignant de la reconnaissance envers Dieu et envers les autres, pour tout ce qui a été donné. Ainsi, la personne en fin de vie s'accomplit, elle accède au meilleur d'elle-même et le donne.

La fin de vie devient un moment `symbolique´, c'est-à-dire un moment de communion intense, d'extrême tendresse, de paix et de joie profondes s'étendant sur la vie entière.

Les deux attitudes précédentes en autorisent une troisième de l'ordre de l'espérance: celle de partir en désirant. `Si nous nous aimons les uns les autres, nous sommes passés de la mort à la vie´ (I Jn 3, 14). Cette nature pascale de l'amour se vérifie particulièrement en fin de vie. Au moment où précisément le corps s'essouffle, l'expérience de l'amour vient, à l'inverse, donner du souffle au désir pour affronter la mort et passer outre. Et cela, dans l'attente du Royaume qui vient, un Royaume que nous ne pouvons imaginer tant il excède nos représentations, mais que nous pouvons cependant désirer avec force. C'est cette puissance du désir qui se renouvelle dans l'épreuve elle-même qu'exprime saint Paul: `Même si en nous, l'homme extérieur va vers sa ruine, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Car nos épreuves du moment sont légères par rapport au poids extraordinaire de gloire éternelle qu'elles nous préparent.´ (I Co 4, 16-17). Dans cette perspective, le désir peut être éprouvé comme tellement fort et la condition humaine d'ici-bas ressentie comme tellement étroite, que partir paraît un gain. La mort, ultime renversement, est alors désirée comme une libération; elle est légère, douce, pacifiante, comme une amie attendue.

Vivre et mourir en toute humanité

Ces trois attitudes face à la mort nous concernent à chaque instant de notre vie. Car vivre, c'est nécessairement se voir confronté sans cesse, personnellement et socialement, à la question de la mort, la sienne comme celle des autres. Nul ne choisit les conditions de sa mort. Peut-être sera-t-elle inopinée ou accidentelle, proche ou lointaine, lente ou rapide. Ce qui importe, dès lors, pour chacun, quelles que soient les circonstances de sa fin, c'est d'être préparé à la rencontrer et à la vivre, quand elle viendra et comme elle viendra, au mieux, en toute humanité.

Autrement dit, ce qui importe, pour nous les vivants, c'est que penser à la mort soit porteur de vie, d'avenir et d'espoir. N'est-ce pas aussi, de surcroît, la condition pour que nous soyons à même d'accompagner nos proches en fin de vie, par une présence dialogante, aimante et pacifiante? Et peut-être aussi de trouver la force, lorsque l'autre nous quitte, d'accepter son départ dans l'espérance.

André Fossion
Peinture de Paul Klee


1- André Fossion est jésuite et théologien, auteur notamment de Une nouvelle fois. Vingt chemins pour (re)commencer à croire, Editions Lumen Vitae, Bruxelles. / Retour au texte

2- Merci a André Fossion de nous avoir communiqué cet article, initialement paru dans le quotidien La Libre Belgique (2002). / Retour au texte