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« On ne peut pas faire semblant »
Raphaël Buyse

Raphaël Buyse est prêtre du diocèse de Lille, membre de la « Fraternité diocésaine des parvis », une communauté qui rassemble des hommes et des femmes de tous horizons qui cherchent à vivre dans les traces de Madeleine Delbrel. Nous retenons de son livre « Autrement l’Évangile » (1) des passages où il décrit la situation actuelle de l’Église catholique. Il écrit : « On ne peut pas faire semblant de ne pas voir ! »

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« La terre tremble ici et maintenant. »

Le ciel s’assombrit. Le pire côtoie le meilleur.

Ces derniers temps sur l’avant-scène : mise au plein jour d’horreurs, de crimes sexuels, de scandales économiques. Puanteur du pouvoir. Doubles langages. Hypocrisie. Mainmise sur les consciences. Décisions arbitraires. Travers navrants et pitoyables. Les fruits pourris d’un lamentable cléricalisme – et pas seulement des prêtres ; ce serait trop facile de le croire et de le dire.

Égouts d’Église.
Dégoût.
Tant et tant de victimes.
Faudra-t-il vivre dans ce cloaque jusqu’à l’étouffement ?

Je m’interroge : qui, aujourd’hui, « rend l’esprit en poussant un grand cri ? » Sûrement plus l’homme de Nazareth, mais des milliers de croyants qui hurlent leur colère, leur désarroi et leur souffrance à l’égard de cette Église qui leur semble tellement loin de ce qu’elle professe et de ce qu’ils voudraient vivre.

Le voile du Temple de Jérusalem s’est déchiré à la mort de Jésus : le lourd rideau de notre Église se fend, du haut en bas, tranché par les scandales et les incohérences qui se révèlent sous nos yeux. (…)

Nos « affaires » ne parlent plus qu’à une poignée de croyants – souvent frileux – qui semblent réfugiés dans leurs abris. Beaucoup n’ont pas appris à écouter la vie sous une forme qui leur est étrangère : ils la jugent à l’aulne de quelques certitudes anciennes. Certains rêvent de revenir aux jours d’antan en reprochant aux mœurs du temps d’être la cause de tous les « maux ».

Et nous n’entendons pas vraiment l’aspiration spirituelle qui se manifeste chez tant d’hommes et de femmes : elle se dit en creux dans de multitudes recherches culturelles, religieuses et éthiques. Nous essayons seulement de rattraper quelques lambeaux de l’histoire emportés par le vent, et de les recoudre vaille que vaille avec du fil jauni.

Si la terre n’a pas réellement tremblé le jour de la mort de Jésus, comme on le lit dans l’Évangile de Matthieu, elle tremble aujourd’hui, ici et maintenant. Des tombeaux s’ouvrent. Ce ne sont pas des morts-vivants qui sortent dans la ville, mais une foule immense d’hommes et de femmes, vivants-meurtris, qui déserte jour après jour la vieille institution. Ils sont légion à prendre le large, à redécouvrir par-derrière le lourd rideau de scène maintenant déchiré une liberté qu’ils ne soupçonnaient pas. On ne peut pas faire semblant de ne pas voir !

Si rien ne change, qui pourra dire demain, en parlant de Jésus : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu » ?

Il faut cesser de croire que ce ne sont que des mauvais jours, et que « ça ira mieux demain matin », et que « tout rentrera dans l’ordre ». La crise que traverse l’Église n’est pas conjoncturelle : sa mise en forme portait en germe tous les abus dont nous sommes aujourd’hui les témoins malheureux.

Le rideau tombe.
Il faut se rendre à l’évidence et puis la traverser.
L’Église peut-elle encore changer ? Pour être vrai, j’en doute, malgré la bonne volonté que certains veulent y mettre. Les mauvais plis ont été trop longtemps soigneusement repassés : on ne saura pas les faire disparaître. Et il ne sert à rien de vouloir étayer les constructions en ruine.

Dans cette remise en cause – y compris de moi-même – je garde le désir joyeux de l’envisager dans une autre lumière. L’Église n’est pas d’abord un « héritage » à assumer : elle est un « chemin » à reprendre matin après matin. (…)

Partir ? Mais pour aller où ?

Après la multiplication des pains, voyant la foule s’éloigner, Jésus avait lancé à ses disciples un « Voulez-vous partir, vous aussi ? » qui les avait surpris.
Sa question sans détour attaque la moelle de mes os : je l’entends pour moi.
« Et toi, veux-tu partir ? » Pour être sincère, j’ai eu envie, à certaines heures, de lui répondre « oui ».

Mais pour aller où ?
Et avec qui ?
Je n’ai pas d’autre soleil que Lui. (…)

Tout près de moi, des frères, des sœurs, des compagnons. Je les aime infiniment : ils le savent bien, même si les mots ma manquent souvent pour leur dire la tendresse que j’ai pour chacun d’eux. Dans la lueur des braises, nos regards se croisent. Entre eux et moi, une réponse se dessine. L’Église se renouvelle toujours dans un croisement de regards.

Je vais me mettre en route.
Mais pas sans eux. Enfin je l’espère.

Comme les disciples d’Emmaüs, je provoque l’Inconnu : « Reste avec nous !... » (2)
Je l’entends dire : « Allons ailleurs ! » (3)

Ailleurs.
En Galilée.
En résistance.
« Là-bas », dans le maquis.
Sans arme.
À mains nues.
À cœur pauvre.

« Ailleurs » n’est pas un « quelque part ».
Rien d’un âge d’or qu’il faudrait retrouver. Rien d’une nostalgie de ce qui n’a jamais été.
Aller ailleurs, ce n’est pas fuir.
Ailleurs, c’est bien ici : mais autrement.

« Va ! »
Il me semble inutile de lui demander « où ? »
Aller ailleurs, c’est redire « oui ».
C’est un exode ici. (…)

Ailleurs.
Ce serait peine perdue de traîner dans les temples ou sur une montagne sainte. Je comprends enfin qu’il n’a jamais voulu qu’un culte lui soit rendu dans un temple fait de main d’homme. Le lieu où il donne rendez-vous, c’est l’Homme. Il s’y laisse rencontrer pour qu’on le cherche encore.

Sur sa Parole, je vais me mettre en route, « sans lassitude prévue, sans projets sur Dieu, sans souvenirs et sans bibliothèque (4)», comme l’écrivait Madeleine Delbrel. Il se laissera – peut-être – apercevoir sur le chemin, avant de m’accueillir – et pour toujours – au terme de mon histoire.

« Allons ailleurs », c’est un pluriel : il sera donc avec moi. Mystère d’un Dieu qui va de campement en campement avec son peuple nomade. Je me laisserai trouver. Il m’arrachera, si je m’arrête. (…)

C’est décidé : je tournerai le dos à tous ceux qui bannissent les autres au nom d’une vérité qu’ils prétendent posséder. Tout cela est derrière. Le Dieu en qui je crois ne peut qu’ouvrir, libérer, délivrer et rassembler au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. (…)

Je n’ai que faire désormais des rites confits, des morales bien-pensantes, des discours froids et des cérémonies. Je ne cherche plus l’extraordinaire et le miracle : l’ordinaire m’émerveille et me suffit maintenant. (…)

J’aime croiser la route des hommes et des femmes qui ont pris, comme on dit, « la tangente » de l’Église. Je les retrouve dans leurs maisons : lavées des vernis pieux, elles sont tellement hospitalières.

Raphaël Buyse, mise en ligne mai 2024
Peinture de Georges Rouault

1- Raphaël Buyse Autrement l’Évangile, Bayard 2021 / Retour au texte
2- Luc 24,9 / Retour au texte
3- Marc 1,38 / Retour au texte
4- Madeleine Delbrel, Humour dans l’amour, tome III des œuvres complètes, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle cité 2017, p.81. / Retour au texte