L’écologie, une armoire trop lourde à déplacer
Nous vivons une étrange période. L’énormité des menaces prévues par les experts n’arrive pas à se traduire en effets pratiques ou si peu. Et pourtant chacun sait, maintenant, que la question climatique n’est pas une menace. Elle est là bouleversant d’ores et déjà nos conditions d’habitabilité. Les opinions publiques semblent basculer dans les passions tristes, telles que violence, plainte et récrimination. Au moment même où nous aurions besoin d’un influx massif d’énergie politique, celle-ci manque. Nous sommes bien fondés à nous poser la question mais que nous arrive-t-il ?
Le constat est parfois cruel dans ce moment électoral : « Pour le moment l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui. »
Bruno Latour propose une métaphore de l’armoire normande que l’on essaye de déplacer sans y parvenir. Les plus douloureux efforts sont vains, l’armoire ne bouge pas d’un pouce. Il y a un moment où il est peut-être temps de se mettre à réfléchir et de se demander si l’on ne pourrait pas s’y prendre autrement ; et si on utilisait un levier ? ou si pour la déplacer on commençait par la démonter ? Ce texte est nécessaire dans ce temps si complexe de l’épidémie et des affrontements partisans ou si peu de choses arrivent à faire sens.
Nous sommes dans une situation qui par certains côtés ressemble à celle mis en scène dans le film « Don’t look up » d’Adam Mc.Kay, avec Leonardo DiCaprio, Jennifer Lawrence et Meryl Streep diffusé sur Netflix. En regardant ce film on sait que cette grossière caricature nous parle du monde tel qu’il est. Tous les moyens, et surtout ceux si efficaces de la culture, doivent être mobilisés pour permettre à chacun de se situer dans ce monde dont nous n’avons pas renoncé à préserver l’habitabilité.
« Il y a urgence à donner plus de consistance et plus d’autonomie à l’écologie étant donné l’effondrement de « l’ordre international », l’immensité de la catastrophe en cours, l’insatisfaction générale sur l’offre politique. Selon les auteurs, l’écologie politique s’est trop longtemps reposée sur une version pédagogique de son action : la situation catastrophique étant connue, l’action suivrait nécessairement alors que pourtant parler de la nature, ce n’est pas signer un traité de paix, c’est reconnaître l’existence d’une multitude de conflits sur tous les sujets possibles de l’existence quotidienne, à toutes les échelles et sur tous les continents. Loin d’unifier, la nature divise. »
« Pour le moment il semble que ce soit l’immense diversité des conflits qui empêche de donner à ces luttes une définition cohérente. Or cette diversité n’est pas un défaut, mais un atout. C’est que l’écologie est engagée dans une exploration générale des conditions de vie qui ont été détruites par l’obsession de la seule production. Pour que le mouvement écologique gagne en consistance et en autonomie, et que cela se traduise par un élan historique comparable à ceux du passé (Libéralisme, Socialisme, Néolibéralisme et maintenant les partis illibéraux ou néo-fascistes dont l’ascendant ne cesse de croître) Il lui faut reconnaître, embrasser, comprendre et représenter efficacement son projet en ramassant tous ces conflits en une unité d’action compréhensible par tous. »
Vers l’émergence d’une lutte des classes en matière d’écologique
Il convient de faire émerger une « classe écologique » afin de mettre en œuvre une « lutte des classes » qui pour la question écologique est devenue une lutte de classement permettant de poser sans cesse la question : « quand les disputes portent sur l’écologie, avec qui vous sentez vous proche et de qui vous sentez vous terriblement éloigné ? »
« Comme le libéralisme, le marxisme donnait un sens à l’histoire. Si la classe écologique veut exister, elle doit faire au moins aussi bien et, en particulier, définir, elle aussi, le sens de l’histoire - mais de son histoire. Le système de production est devenu synonyme de système de destruction. Il s’agit de se détourner de cette attention exclusive pour la production de façon à amplifier la résistance de la société à l’économisation. »
Depuis deux siècles il existait une volonté différemment déployée d’accroitre la production, les désaccords se focalisant principalement sur la répartition des fruits de la production.
« L’impasse du système de production impose à la classe écologique d’inscrire au cœur de ses préoccupations la responsabilité de l’habitabilité. » Pour le dire autrement à l’intérêt pour le monde où l’on vit, il faut ajouter le souci du monde dont on vit. Il s’agit de changer de cosmologie. C’est la dure expérience de l’actuelle pandémie qui permet de s’en rendre le mieux compte. Nous sommes aussi démunis que les anciens « sauvages » saisis par la modernisation qui dévastait leur monde. Désormais les « sauvages » inadaptés, sous-développés, incapables de réagir au choc de cette dé-modernisation, c’est nous. « Nous ne sommes plus des humains dans la nature, mais des vivants au milieu d’autres vivants. Il y avait un cadre qui ne réagissait pas à nos actions ; il réagit désormais, et à toutes les échelles, virus, climat, humus, forêts, insectes, microbes, océans et rivières. Brusquement intimidés, perdus, maladroits nous ne savons plus littéralement comment nous comporter. »
Comment remplacer les idées de progrès, de production, de globalisation… par ceux de prospérité, de dépendances, d’habitabilité, de vie bonne… La jeunesse, les classes intellectuelles, les innovateurs, les activistes, militants, les gens de bonne volonté, citoyens ordinaires, paysans, jardiniers, industriels, investisseurs sont transformés par ce changement de cosmologie et pourraient se sentir participer à cette classe en voie de formation même si, pour le moment, ils ont peine à y reconnaitre leurs idéaux.
Il convient également de compter sur les religions. Pour les chrétiens, on les poussait à fuir la terre, et voilà qu’ils sentent dans l’écologie un appel qui peut renouveler leurs dogmes. Tant qu’ils associeront, « écologie » avec « paganisme » ou « immanence », les chrétiens ne sont plus des alliés. Dès qu’ils comprennent comment l’écologie les libère de leur « théologie politique », alors leur secours est précieux. Avec leur aide on pourrait commencer à démêler cette théologie politique moderne, laquelle n’a rien de laïque, malgré ses prétentions, mais amalgame des cosmologies, des théologies, des formes d’humanisme qu’il faut bien apprendre à dénouer fil à fil. Ajoutons donc tous ceux qui travaillent, rituel après rituel, pour que « le cri de la terre et des pauvres » (pour reprendre l’expression du Pape François) soit entendu.
La bataille idéologique centrale pour la « classe écologie »
La classe écologique ne pourra pas délaisser la lutte pour les idées. La bataille idéologique est centrale.
« Les autres classes font un barouf du tonnerre, saturant l’espace médiatique, occupant les magazines, les télévisions, les hebdos, monopolisant la formation des agents de l’État, multipliant les écoles de management et les départements d’économie. Mais où sont les organes de cette classe écologique ? Il n’y a aucune raison pour que la naissance d’une classe qui puisse contester le rôle de leader aux autres classes désorientées par le basculement cosmologique puisse s’opérer sans ce travail idéologique, et donc sans passer par l’immense travail d’inventaire culturel que les autres classes ont dû effectuer dans le passé pour occuper le devant de la scène publique. C’est à chaque fois toute la culture qu’il faut s’efforcer de brasser. Si elle hésite à mener ces batailles, la classe écologique restera toujours un croupion.
Le nouveau régime climatique pèse d’un poids de plus en plus grand sur toutes les analyses d’intérêts, sur tous les rapports de classes, sur toutes les émotions, mais rien n’a été fait pour en métaboliser les formidables effets. D’où ce vide affreux de l’espace politique… Les uns en bas ne savent plus articuler leurs doléances faute de savoir exactement où ils se trouvent et donc quels sont leurs ennemis ; les autres, en haut, sont incapables d’écouter ce qu’on leur demande et continuent de répondre avec les instruments émoussés de l’État ci-devant modernisateur. Des muets parlent à des sourds. Et bien sûr la situation empire à chaque cycle, les muets de plus en plus furieux qu’on ne les entende pas ; les sourds qu’on n’accueille pas leurs solutions comme il convient. D’où cette impression que l’espace public est devenu d’une insupportable brutalité. On aura beau accuser les réseaux sociaux, se plaindre de la montée des incivilités, la crise est beaucoup plus profonde : Il y a eu un État de la reconstruction, un État de la modernisation, un État (fort secoué) de la globalisation, il n’y a pas un État de l’écologisation. Pas un fonctionnaire, pas un élu, ne saurait dire comment passer de la croissance – et ses misères associées – à la prospérité - et ses sacrifices associés.
Un intense travail de description des situations vécues forme l’indispensable étape avant l’émergence d’une classe qui se reconnaitrait elle-même comme capable de définir le sens de l’histoire. La description des conditions de vie est d’abord une auto-description qui révèle le porte-à-faux entre le monde où vous vivez et le monde dont vous vivez et donc redessine qui vous êtes, sur quel territoire, à quelle époque, et vers quels horizons vous vous préparez à agir.
Les exercices d’auto-description accompagnent la métamorphose de la situation politique qui bascule de la production vers le maintien de l’habitabilité en allongeant l’horizon dans lequel l’histoire se déroule – et donc la rationalité relative des acteurs. Plus ils se décrivent, plus articulées sont leurs doléances, plus audibles elles le deviennent pour les autres. La politique revient. L’abîme entre les muets et les sourds diminue d’autant. Cela peut aller très vite. »
Ce « Mémo sur la nouvelle classe écologique » a le grand avantage de ne pas nous raconter d’histoires sur l’immense tâche qu’il nous convient d’accomplir pour reprendre le processus de civilisation que les autres classes ont abandonné ou trahi et pour prendre en charge pour chaque sujet, chaque territoire, le monde où l’on vit en le reliant explicitement au monde dont on vit. Certains seront hostiles à ces idées et à leurs formulations. D’autres se diront qu’il y a tant à changer que jamais nous n’y arriverons. Enfin il en est pour qui ce texte profond représentera un stimulant pour continuer d’agir et tenter de convaincre
Jean-Luc Rivoire (notes de lecture), le 25 février 2022
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