« J’ai pleuré et très vite j’ai pensé à mes élèves. »
Lorsque j’ai appris l’attaque de Charlie Hebdo, je rentrais de l’école. Un message, puis deux, sur mon téléphone. Puis je suis restée bloquée sur les chaînes
d’information pendant un long moment sans pouvoir rien faire d’autre. Je me suis mise au travail, car c’était un mercredi après-midi et que j’avais des copies
à corriger. Des copies de brevet blanc, un sujet d’argumentation : « Pensez-vous que tous les élèves de France ont les mêmes chances de réussir à l’école ? ».
J’ai lu, j’ai corrigé, sans être jamais loin de mon écran d’ordinateur. J’ai bu beaucoup de café. L’atmosphère était pesante. J’ai pleuré comme on pleure
lorsque toutes les vannes sont ouvertes d’un coup, avec de gros sanglots, des hoquets, le visage rougi. Très vite, j’ai pensé à mes élèves, collégiens et
collégiennes, de toutes les couleurs, de toutes les origines. Musulmanes et musulmans, pour beaucoup. Voici ce qui s’est passé le lendemain matin, jeudi
8 janvier, lorsque je suis arrivée au collège de Seine Saint-Denis où je travaille. (…)
Le silence dans la classe est complet !
Je ne savais pas ce que mes élèves allaient me dire. J’ai pris un air très grave, ils ont su que j’allais leur parler des événements de la veille. L’une de
mes élèves m’a dit : « Vous connaissiez quelqu’un qui est mort madame ? ». Oui, comme vous tous. Nous allons en parler.
Cette classe est d’ordinaire frémissante. Les blagues potaches fusent souvent, la parole est difficile à canaliser. Ils ont toujours quelque chose à dire, en lien ou
non avec le cours. Je tape du poing sur la table, souvent, pour avoir le silence, mais ils sont rarement dupes. Ils savent que je rirai trop souvent à leurs
blagues pour réellement me fâcher. Comme je l’ai souvent dit, je ne suis pas très douée pour incarner l’autorité.
Quoi qu’il en soit, ce jeudi, j’ai un silence complet lorsque je m’exprime devant eux. Un silence respectueux, attentif, plein. Voici ce que je leur ai dit.
Je veux vous parler de ce qui s’est passé hier. Je vais vous dire ce que je ressens, et après vous me direz ce que vous, vous ressentez. Je vais vous raconter
deux ou trois choses personnelles, parce qu’il est vraiment important que vous compreniez que ce que je vous dis est personnel. Je vais vous dire pourquoi
je suis extrêmement triste, choquée, et inquiète après ce qui s’est passé hier.
« J’ai connu ces dessinateurs dès l’enfance. »
Premièrement, je suis triste parce que des innocents sont morts assassinés, et je ressens un sentiment de compassion qui est lié au fait que je suis humaine
et que je ne comprends pas qu’on puisse tuer. Parmi ces personnes qui sont mortes, il y en a certaines que je ne connaissais pas personnellement, mais dont
je connaissais le travail. Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais ces morts me touchent beaucoup parce que j’ai grandi dans une maison remplie de livres et
de bandes dessinées, que mon papa collectionnait quand j’étais petite. Alors vous voyez, certains de ces dessinateurs, je les ai connus dans l’enfance. Ils
dessinaient dans d’autres journaux, avant que Charlie Hebdo existe, avant que je sois née, et ils étaient vraiment marrants. Ils se moquaient un peu de tout
et de tout le monde. Vous savez tous que j’aime bien les blagues, alors quand des gens marrants meurent, moi ça m’embête beaucoup.
Deuxièmement, je suis triste parce que j’ai eu peur. Ma petite sœur est journaliste, et j’ai eu très peur pour elle. Elle n’est pas journaliste à Charlie Hebdo,
elle travaille pour la rubrique culture d’un journal, et quand il y a eu l’attentat, ils ont fermé toutes les grilles, ils ont posté beaucoup de policiers.
Quand les journaux doivent se protéger, quand on doit avoir peur pour un membre de sa famille qui est journaliste, c’est très effrayant. (…)
« Je suis triste parce que vous allez en prendre plein la gueule »
Enfin, je suis triste parce que je sais que vous allez en prendre plein la gueule. Je vous le dis parce que je trouve déjà qu’il y a beaucoup de gens qui
vous montrent du doigt sans raison. Je vous le dis aussi parce que j’ai choisi d’enseigner en Seine Saint-Denis, je l’ai demandé. Je vous le dis parce que je
vous vois tous les jours, je vous connais, je sais comment vous êtes, je vous aime bien. Je voudrais que tout le monde vous voie comme je vous vois, mais je sais
que ce n’est pas le cas. Je suis triste et inquiète pour vous, parce que j’ai peur qu’on vous attaque parce que vous venez d’ici et parce que certains et certaines
d’entre vous sont musulmans et musulmanes. Maintenant, j’aimerais que vous me disiez sincèrement ce que vous voulez dire sur ce qui s’est passé hier.
Ils m’ont dit ce qu’ils pensaient
Alors ils m’ont dit ce qu’ils pensaient. Tout le monde a participé à la discussion. Voici ce qu’ils m’ont dit.
Ces gens-là, madame, c’est pas des musulmans, c’est des tarés.
C’est péché de tuer.
Ils sont cons, ils vont aller en enfer, ils ont pas droit de tuer les gens. Allah est le seul qui peut juger, on n’a pas le droit de juger.
Mais madame, si les dessinateurs étaient menacés de mort depuis longtemps, pourquoi ils ont continué ? Ils auraient dû arrêter, ils auraient été tranquilles.
C’était quand même un peu abusé, ils en rajoutaient tout le temps.
Je leur ai expliqué. Je leur ai dit que je trouvais, moi aussi, que leur humour était souvent limite. Je leur ai expliqué que moi, Charlie Hebdo ne me faisait
plus marrer depuis un moment. Je leur ai dit aussi qu’ils ont continué pour montrer que personne ne pouvait les empêcher de faire ce qu’ils voulaient. Quitte
à ne pas être toujours subtils, quitte à ne pas toujours être marrants.
Ils m’ont demandé de regarder des dessins publiés par Charlie Hebdo. Je les ai projetés au tableau, nous les avons analysés ensemble. Celui-là il est marrant
madame. Celui-là, il est vraiment bête. Celui-là, il est vraiment abusé.
Le dessin de presse, la caricature, comme les textes de satire, reposent sur la nécessité impérieuse d’une réflexion, sur une recherche de l’implicite qui
s’acquiert avec le temps, avec l’esprit critique, avec la lecture. J’ai rappelé à mes élèves quelque chose que je leur dis chaque semaine, que l’intelligence
est ce que nous avons de plus précieux, que c’est grâce à elle que nous pouvons comprendre non seulement les mots et les images, mais aussi ce qu’ils cachent,
ce qu’ils suggèrent, ce qu’ils ne disent pas d’emblée.
Toutes et tous ont compris. Aucun ne m’a dit : « C’est bien fait », « Ils l’ont bien cherché », « Je suis bien content-e ». Aucun. Je n’ai pas eu besoin de
les mener à dire quoi que ce soit. Ils l’ont dit eux-mêmes. Les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas des idiots. (…)
Pourquoi braquer le projecteur sur les élèves du 93 ?
Lorsque je vois qu’un quotidien national, quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, part investiguer dans le 93 pour savoir comment ont réagi
les élèves, je m’interroge, parce que l’odeur qui émane d’une telle démarche n’est pas très agréable à sentir.
Pourquoi le 93 ? Aucun de ces terroristes ne venait de Seine Saint-Denis. Aucun. Pourquoi le 93 ?
Pourquoi, tiens, n’allons-nous pas enquêter pour savoir les horreurs qu’ont dû proférer les collégiennes et les collégiens dont les parents votent Front
National ? Pourquoi les journalistes ne sont-ils pas allés se poster devant les écoles de Béziers ? De Fréjus ? D’Hayange ? D’Hénin-Beaumont ? Pourquoi ne
nous donne-t-on pas le droit de nous indigner des propos qu’ont très certainement tenus ces enfants qui, malheureusement pour eux, sont tout aussi imprégnés
des idées de leurs parents et de leur milieu que la poignée d’élèves séquano-dionysiens ?
Je regrette vraiment qu’aujourd’hui les élèves du 93 soient stigmatisés, au lendemain de l’attentat terroriste, et je ne comprends pas pourquoi les médias
choisissent de titrer, dans un geste racoleur qui me fout sérieusement la gerbe, « Les élèves de Seine Saint-Denis ne sont pas tous Charlie ».
Les élèves de Seine Saint-Denis n’ont surtout rien demandé. Ils aimeraient bien qu’on leur foute la paix, pour une fois, qu’on arrête de braquer les
projecteurs sur eux dès qu’un bas du front islamiste vient dire ou commettre quelque chose d’effroyable.
Pas d’amalgame, dit-on.
Sauf qu’on regarde toujours du même côté quand quelque chose ne va pas. (…)
J’écris ce texte pour mes élèves du 93, pour la communauté musulmane, pour toutes celles et tous ceux qui seront dans l’ombre d’une poignée d’abrutis obscurantistes
qui n’a rien à faire d’autre que de jeter de l’encre noire sur les sourates du Coran.
Je suis solidaire avec tous celles et ceux que l’on n’entend pas.
Je suis française. Vous êtes français.
Une enseignante du 93
Pastel de Pierre Meneval
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