Un cléricalisme tenace
Combien de fois depuis la crise des abus sexuels dans les années 1980 a-t-on entendu le pape ou les évêques dénoncer l’animosité du monde à l’égard de l’Église ou encore affirmer leur foi dans le travail de l’Esprit Saint ? Ces affirmations sont devenues gênantes, surtout le recours à l’Esprit Saint qui guide son Église alors que le monde séculier a compris beaucoup plus rapidement tout le mal fait aux enfants ! Le cardinal Ratzinger, à la veille de son élection comme pape Benoît XVI était plus circonspect : « Il y a trop d’exemples de papes que l’Esprit Saint n’aurait évidemment pas choisis (2). » On parlera donc du cléricalisme comme d’un système puissant qui rend l’Église peu perméable à la Parole ou à la Lumière de l’Esprit. Un système clos dans lequel on se protège contre la vérité. (…)
L’Église catholique est gouvernée par une structure hiérarchique dans laquelle les responsables ont très peu de compte à rendre et ne les rendent qu’à des gens comme eux qui sont aussi célibataires et prêtres. Les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires sont entre les mains des mêmes personnes, comme le souligne la Commission royale australienne (vol. 16, t.1, p.44). Ces clercs prennent leurs décisions derrière des portes closes, sans transparence aucune, et gèrent comme ils le veulent les avis d’experts laïcs qu’il leur arrive de consulter, mais qui n’ont aucun pouvoir sur les décisions, à peine leur mot à dire, en fait, et sont exclus de ce leadership ecclésial fermé sur lui-même. Dans cette structure, les nominations relèvent de l’adhésion à la culture et aux fonctionnements de l’Église. (…) Tout se passe pour plusieurs comme si un statut plus élevé dans cette hiérarchie équivalait à être un bon serviteur selon le cœur de Dieu, voire à être plus proche de Dieu.
Le déséquilibre du pouvoir est notable entre les clercs et les laïcs. La constitution Lumen Gentium de Vatican II, pourtant célébrée comme un grand pas en avant par rapport à la mentalité précédente, affirme : « Le Christ Seigneur pour paître le Peuple de Dieu a institué des ministères variés qui visent au bien de tout le corps » (LG 18). Oui, il s’agit bien de paître, et cela reste le vocabulaire actuel ! Ainsi, le pape François convoque les prêtres et les évêques à être « des pasteurs pénétrés de ‘l’odeur de leurs brebis’ », c’est-à-dire « au milieu de leur troupeau (3) » Belle image pastorale, mais qui confirme on ne peut mieux la différence radicale dans ce système entre le pasteur et les brebis.
Le gouvernement ecclésial relève d’une monarchie pyramidale sur le plan diocésain comme sur le plan mondial. Bien qu’une certaine supervision soit effectuée par le Vatican (et donc par d’autres clercs), ni les diocèses ni les communautés religieuses n’ont vraiment de compte à rendre, surtout pas à quelque organisation laïque ou civile que ce soit. (…)
Le cléricalisme viendrait aussi des laïcs !
À la suite du rapport du grand Jury de Pennsylvanie qui a fait le tour du monde, le pape François a appelé tous les baptisés à lutter contre le « cléricalisme » dont il les fait complices (4) : « Le cléricalisme est une attitude négative. Et elle est complice, car elle se fait à deux, comme le tango qui se danse à deux (5). » Le mois suivant, Mgr Aupetit, l’archevêque de Paris, reprenant le propos du pape, demandera lui aussi leur aide aux laïcs dans la lutte contre le cléricalisme, pour lequel il leur attribue une part de responsabilité : « Les fidèles ont peut-être trop attendu du prêtre, projetant sur lui quelque chose qui n’appartient qu’à Dieu (6). » Le propos est choquant. (…)
Ce ne sont pas les laïcs qui ont construit la théologie du sacerdoce, de la potestas sacra (puissance sacrée) du prêtre alter Christus (autre Christ). Ce ne sont pas non plus les laïcs qui ont déterminé la formation dans les séminaires. Ce ne sont pas les laïcs qui refusent l’ordination des femmes. Ce ne sont pas les laïcs qui décident de modifier le Droit canonique. Ce ne sont pas les laïcs qui résistent à l’application des demandes de la Commission pontificale pour la protection des mineurs ou même aux normes contre les abus sexuels envoyées par le Vatican aux évêques du monde entier. Et ce sont les laïcs qui peuvent régler cela !
Ce slogan qui demande aux laïcs de collaborer est presque indécent. Quelle belle démonstration de cléricalisme, tout en le dénonçant ! Comme si la théologie du ministère ordonné, toute écrite par des prêtres, n’avait pas magnifié la figure du prêtre au-delà de toute décence, en inventant son identité d’alter Christus (autre Christ), puis en la faisant déborder sur tout son être. Comme si c’était un laïc et non le pape Jean-Paul II qui avait magnifié la figure du prêtre, alors que ce dernier était déjà au courant des abus sexuels commis par les prêtres.
Heureusement, les laïcs n’ont pas attendu le pape François ou Mgr Aupetit pour apporter leur contribution. Sinon, on en serait encore en 1985, voire en 1960-70, au plus fort des abus. Mais on fait semblant de ne pas voir ce qu’ils ont fait. Ni qu’on leur a constamment résisté. Les laïcs ont dévoilé les abus dont eux ou leurs enfants ont été victimes. Ils ont dénoncé ces crimes dans les (méchants) médias et même au cinéma. Ils ont été l’objet d’opprobres, comme l’ont reconnu les évêques chiliens et le pape François en mai 2018. Ils ont été accusés de calomnie, même par ce pape pourtant sympathique aux victimes. Ce sont des laïcs qui ont été membres de différentes commissions d’enquête aux États-Unis, en Irlande, en Australie, en Allemagne, etc. Ce sont des laïcs qui étaient membres du grand jury de Pennsylvanie, dont le rapport a déclenché la convocation à Rome « sur la protection des mineurs » et la publication du motu proprio Vos estis lux mundi sur la gestion des allégations d’abus.
Par ailleurs, ce ne sont pas les laïcs qui peuvent modifier la théologie romaine, fût-elle réputée universelle, le Droit canon, la liturgie, les signes cléricaux, etc. Tout au plus peuvent-ils y participer. Si on les y invite. Si on les écoute sérieusement. Mais ils n’ont aucun pouvoir décisionnel dans le gouvernement ecclésial.
Je parlerai donc d’un cléricalisme aveugle sur ses sources et ses constructions théologiques, un cléricalisme fermé à toute critique. Depuis des décennies, des théologiens et des théologiennes dénoncent et analysent le cléricalisme, mais s’en trouvent soupçonnés d’hérésie, voire sanctionnés par la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui paraît cependant moins portée sur la chose depuis l’élection du pape François. (…)
La théologie du ministère – le prêtre, alter Christus
Le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres considère le prêtre comme un frère qui agit au nom du Christ-Tête et pasteur, un père, un médiateur, fils de la Vierge Marie, etc. Les identités s’accumulent, comme c’est la norme dans les textes du Magistère sur les prêtres. On comprendrait que le prêtre lui-même soit perplexe sur son identité. Chose certaine, à tout le moins, il est supérieur à tous, même à la Mère du Seigneur. Pas seulement représentant du Christ mais autre Christ. Dans mon enfance, on racontait que, si la Vierge Marie et un prêtre se présentaient en même temps à une porte, c’est le prêtre qui avait la préséance. Ce n’est jamais écrit ainsi, mais à force de représenter Dieu et d’agir en son nom même à l’extérieur de la fonction sacramentelle, c’est là qu’on arrive. (…)
Bien que le terme ne soit pas utilisé comme tel, la théologie d’un changement ontologique du prêtre fait problème à plusieurs. Cette conception théologique n’a évidemment aucun fondement empirique ni même évangélique. Nous sommes dans le domaine de la religion, et non de la foi, et cela pourrait toujours aller. Sauf que cette affirmation porte une lourde dose de supériorité contre laquelle les papes ont récemment réagi, signifiant ainsi que ce sentiment est bien réel et ne constitue pas l’exception. « Les clercs se sentent supérieurs, ils sont très distants du peuple (7) », affirmait le pape François. Il sentait ailleurs le besoin de préciser : « La configuration du prêtre au Christ-Tête (…) n’entraîne pas une exaltation qui le place en haut de tout le reste. Dans l’Église, les fonctions ‘ne justifient aucune supériorité des uns sur les autres’ (8). » S’il faut le préciser, c’est que l’expérience montre le contraire. Même lorsque le prêtre est renvoyé de l’état clérical (l’expression officielle dans le Droit canonique), il ne perd pas ce caractère ontologique, si ce n’est par une décision spéciale du pape (!). Ce qui suggère que le pape, même hors d’un acte sacramentel, aurait le pouvoir de modifier ontologiquement un être humain. Est-ce le sommet du cléricalisme ou du papisme ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, le prêtre que l’ordination dote aussi d’un pouvoir sacré (sur le plan liturgique), en devient lui-même un être sacré, extrait du monde (9), au-dessus, et ce n’est pas sans raison que le pape François demande aux prêtres de sentir la brebis ou la chèvre. Selon cette théologie, ils n’en sont plus. (…)
Devant le spectacle de certaines ordinations, mais surtout la foule de prêtres et d’évêques qui s’y presse parfois, il faudrait penser à des ordinations moins triomphalistes. Tout se passe comme si ce sacrement était le plus important de la vie de l’Église, plus même que le baptême. (…) De telles célébrations contribuent fortement à assurer le statut supérieur du prêtre. Et d’abord aux yeux du jeune prêtre lui-même, pour qui se sont déplacés tous ces gens importants et très occupés. Contrairement aux discours papaux, le prêtre n’est pas un frère parmi les frères. Ce que disent ces célébrations, c’est qu’il est extrait du monde des frères pour devenir un clerc parmi les clercs.
Jean-Guy Nadeau, mis en ligne septembre 2023
Dessins de Genevève Gallois (bénédictine)