Comment en es-tu venu à entrer chez les Frères des Écoles Chrétiennes ?
Je suis né de parents agriculteurs fermiers ; pas pauvres, mais travaillant dur, sur ces terres granitiques du bocage vendéen.
Deuxième d’une famille qui comptera 8 enfants (6 garçons d’abord, puis 2 filles) j’ai vécu dans une ambiance familiale de grande affection (non démonstrative : on ne faisait la bise à ses parents qu’au premier de l’an…).
La vie chrétienne y était intense et intériorisée : chapelet en famille suivi de la prière, tous les soirs.
Messe et vêpres tous les dimanches et fêtes.
J’ai été scolarisé à « l’école des Frères ». Depuis cette époque jusqu’à maintenant il n’y a jamis eu d’école publique. L’idée de devenir Frère m’est venue vers 8 ou 9 ans à cause du Frère qui faisait le CE, compétent professionnellement et nous aidant à prier, perçu par moi comme un « homme de Dieu ».
Je suis entré au Juvénat des Frères à l’âge de 12 ans, par choix personnel exprimé d’abord par moi au « Frère recruteur ». Bien qu’ils ne me l’aient pas dit, mes parents auraient probablement préféré que j’aille au petit séminaire, mais ils m’ont encouragé en précisant que « je pourrais toujours revenir » au cas où…
Quelle était, à cette époque, la formation d’un Frère des Écoles Chrétiennes ?
Elle était inspirée (inconsciemment) d’une « philosophie de l’Éducation » qui me fera problème bien trop tard.
Les 3 phases de la formation : juvénat (12-17ans), noviciat (17-18 ans), formation professionnelle d’un futur enseignant (18-20 ans) étaient marquées, chez mes éducateurs, par la prédominance du respect de la Règle et donc de la méfiance à l’égard du neuf, en culture religieuse et en pédagogie. A l’opposé de l’encouragement à la créativité et au développement personnel.
Certes tous les éducateurs que j’ai connus nous aimaient (ce qui n’est pas rien !) mais ils n’avaient pas assez de recul par rapport à leur propre fonctionnement. En étant trop dur (et injuste !) je pense au slogan « suivez la règle, on pense pour vous ! ».
Il y eut cependant trois exceptions : un Frère Allemand (déserteur de la Werhmacht !... réfugié en France), un Frère qui revenait de 5 années de captivité en Allemagne, un Frère « intellectuel » professeur d’Anglais faisant chaque année de longs stages de vacances aux Etats Unis, avec lequel j’aurai à faire plus tard , en tant que Provincial, à propos de pédagogie.
Tu sembles critiquer ce que tu appelles une « philosophie de l’éducation » ?
Cette conception de l’obéissance, avant que je n’en vienne à dire « je », me faisait accepter une mission sans discuter, me disant que si mon Supérieur me demandait quelque chose c’est qu’il pensait que j’avais le potentiel pour y répondre. Le problème est qu’il ne me proposait pas de prendre le temps de m’y préparer ; ce que j’aurais dû, d’ailleurs, moi-même lui demander. Les choses étaient ainsi à cette époque. Aujourd’hui, c’est heureusement différent : il y a dialogue avant l’envoi éventuel en mission et souci de donner le temps et les moyens de s’y préparer.
Le problème est que de 20 à 40 ans j’ai vécu prisonnier de ce slogan intériorisé – cette conception de la règle - et jamais remis en cause. Heureusement que je ne suis pas allé en Algérie (j’y avais un frère) ! La torture m’aurait-elle fait problème ? « La discipline faisant la force principale des armées… »
Malheureusement durant ces 20 ans, j’ai été enseignant, formateur de jeunes Frères !...
Je me souviens de ces 2 années où, durant les vacances d’été, je devais assurer l’animation d’une retraite de 30 jours préparatoire à la profession perpétuelle d’une trentaine de Frères de France, prêchée par un jésuite. Je n’avais rien à dire, sinon relire les textes officiels de la Congrégation. Plusieurs Frères qui se sont engagés à cette époque, et qui sont toujours Frères, enrageaient devant mon silence. Moi, aujourd’hui encore, j’en ai honte. Je n’avais pas même l’idée de dire autre chose que de répéter le règlement.
Puis, en 1970, à 39 ans, je fus nommé Visiteur-Provincial (responsable de 250 Frères et de 40 institutions scolaires - primaire, collège, lycées) après consultation de ces 250 Frères qui proposèrent mon nom à très forte majorité !
Je m’interroge sur cette « popularité » qui fut renouvelée 2 fois sur les 9 ans de mon visitorat. La raison, je pense, vient de ce que les Frères avaient le sentiment que je les aimais. Ce qui était et est toujours vrai. Peut-être aussi du fait que j’avais le diplôme d’ingénieur.
Mais de là à être apte à remplir cette mission !...
En quoi consistait cette mission ?
Il est important, pour un « Visiteur Provincial », de connaître les conditions concrètes de vie des communautés. Les visites duraient généralement trois ou quatre jours pendant lesquels je partageais la vie des Frères : logement, prière personnelle et communautaire, détente. Je recevais chaque frère pour un entretien personnel. Dans l’ensemble je m’en acquittais bien. Je me souviens quand même d’une fois où, à cause d’un imprévu, j’avais dû abréger la visite. C’était l’enfer dans cette communauté, à cause de l’homosexualité d’un Frère que je n’ai apprise que plus tard. Trop tard !
Quelle était la place du « conseil spirituel » dans les tâches qui furent les tiennes ?
Dans la Congrégation, cette question était peu abordée ; on laissait entendre qu’il ne s’agissait pas d’une chose importante. Pourtant le recours à un Conseiller spirituel, à des moments cruciaux de la vie, me paraît indispensable mais il faut que ce Conseiller soit choisi par l’intéressé. Or une personne ayant autorité n’est pas, de ce fait, qualifiée en tant que telle pour ce service.
Pendant un temps, j’étais chargé de la formation des jeunes religieux. Je recevais, une fois par mois, chacun d’entre eux pour un entretien personnel. Je ne me souviens plus de ces entretiens pas plus que pour les entretiens que j’avais en tant que « Visiteur Provincial ». Ce dont je me souviens bien, par contre, c’est quand un Frère demandait à me rencontrer « personnellement ». Presqu’immanquablement c’était pour m’annoncer qu’il avait décidé de quitter la Congrégation : la décision était déjà prise. Je ne voulais pas insister pour rouvrir un débat intérieur qui avait été clos avant la démarche de l’intéressé, même si je pensais que pour l’un ou l’autre c’était une erreur. J’ai ainsi signé plusieurs dizaines de demande de dispense de vœux.
Qu’est-ce qui t’a conduit à ne plus être esclave de la règle et à te situer librement ?
J’ai eu la certitude de pouvoir enfin dire « je » dans les premières années de mon visitorat. Et, depuis, je me suis rattrapé !...
Je le dois à plusieurs facteurs. Entre autres :
- L’action du Frère Vincent Ayel il fut un des pionniers du renouveau catéchétique. Il était effrayé des connaissances purement livresque de nombre de Frères (j’en étais) dans les années 1960, organisa chaque été des sessions de formation théologique d’un mois chacune durant les vacances d’été, avec des intervenants de la « classe » du Père Liégé et autres théologiens de l’époque.
- La préparation et la mise en œuvre du Chapitre général de 1966 qui, dans le sillage du Concile, renouvela en profondeur ce que l’Institut (15 000 Frères dans 80 pays) dit de lui-même.
- L’appartenance au groupe des 12 Visiteurs de France qui se réunissaient une semaine complète, 3 fois par an.
- La présence à ces rencontres de 2 Frères conseillers du Supérieur Général dont l’un était Docteur en théologie et avait été conseiller théologique de son frère, évêque d’Annecy. C’est lui qui m’a permis de mettre la Règle à sa vraie place.
Quel jugement portes-tu sur toutes ces années ?
Jean Sullivan titrait « Mais il y a la mer ! »…
Mon orgueil est aussi vaste que celle-ci.
Ce qui est humiliant (enfin !) c’est qu’il a fallu attendre la soixantaine pour que je m’en rende compte ! Réaliser que, en définitive, je n’avais confiance totale qu’en moi et mes manières de regarder les choses, les évènements et surtout les personnes, parmi lesquelles, des Frères.
Il n’y avait pas de problème quand, en référence à la Règle de gouvernement de la Congrégation ou au Droit Canon, je devais suivre l’avis du Conseil de Province : d’accord ou non, je m’inclinais sans problème ; c’était quand je n’avais pas l’obligation de le suivre que ma certitude d’avoir raison guidait ma réponse. Et là – pas toujours, heureusement – bonjour les dégâts !
Cet orgueil était en moi, comme un péché originel. Il m’imprègne toujours, mais j’y suis attentif. Ma prière est inspirée d’un psaume « Préserve ton serviteur de l’orgueil, il a eu, et a toujours sur moi, tant de prises. »
Quand je me présenterai devant Dieu, mon chant relèvera beaucoup plus du « Kyrie eleison » que du « Gloria » !
Ce qui ne m’empêche pas de vivre désormais dans la joie et la paix : celles d’un pécheur pardonné par le Miséricordieux.
Un ami religieux
Peintures de Georges Rouault