Après 13 ans passés comme enseignante spécialisée auprès d’enfants sourds profonds en région parisienne, j’ai été mutée en 1998 à la Commission Départementale de l’Éducation Spéciale (CDES), devenue en 2005 la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) de l’Hérault.
J’étais alors en charge sur le département des projets de vie pour un tiers des enfants porteurs de Troubles du Neurodéveloppement (TND), la moitié des enfants polyhandicapés et l’ensemble des enfants porteurs de déficiences sensorielles (surdité et cécité). Ce poste m’a permis d’acquérir une vision plus large du fonctionnement médico-social, sanitaire, scolaire et associatif du territoire. Le constat était amer : il y avait un gouffre entre les belles paroles et la mise en œuvre effective. L’inclusion est certes un principe louable, mais pour beaucoup de familles, ce discours se heurte à la dure réalité du manque de moyens et de structures médico-sociales, sanitaires et scolaires adaptées.
Ne pouvant plus cautionner cette impuissance, j’ai décidé de quitter ce poste et de créer l’association Halte Pouce en 2005 qui répond aux besoins réels des familles.
Une réalité complexe : saturation et obstacles
Depuis l’adoption de la loi de 2005, un rêve a été semé : celui d’une société inclusive. Mais que se passe-t-il sur le terrain ?
Précisons ici que l'accueil en milieu ordinaire n'est plus un frein pour les enfants en fauteuil, ou souffrant d'un handicap sensoriel (surdité, cécité). Aujourd'hui, l'école sait faire pour ces enfants qui n'ont pas de difficultés d'apprentissage... Ils vont donc à l'école normalement, avec des adaptations maîtrisées par l'Éducation Nationale.
On parle ici du "handicap invisible" qui ne permet pas une inclusion satisfaisante, voire la complique considérablement jusqu'à souvent la rendre impossible, comme les Troubles du Spectre de l'Autisme (TSA), les Troubles Déficitaires de l'Attention avec ou sans Hyperactivité (TDA/H, les pathologies psychiques (phobies, troubles psychotiques), les troubles majeurs du comportement (violences, Trouble d'Opposition avec Provocation (TOP), etc.
L'ensemble de ces "handicaps invisibles", mais aussi le polyhandicap (déficience mentale profonde associée à un handicap moteur majeur) , supposent une prise en charge spécialisée par des établissements ou services médico-sociaux.
Dans l’Hérault, ces établissements et services sont saturés, avec des listes d’attente pouvant dépasser quatre ans ou cinq ans pour des centaines d’enfants, âgés de 3 à 20 ans qui attendent à domicile... On constate également des difficultés d’accès aux évaluations et suivis hospitaliers, médicaux et paramédicaux. Enfin l’accompagnement scolaire est un véritable casse-tête. La pénurie d’accompagnants de l’Élève en Situation de Handicap (AESH) force souvent des scolarisations à temps partiel, laissant les enfants en situation de handicap dans une semi-exclusion, voire une absence de scolarisation. Enfin, La Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH), dans l’obligation de suivre les directives de la loi 2005 (1), notifie tous les jours des orientations scolaires et médico-sociales pour répondre aux besoins exprimés, mais ces notifications sont, de fait, inopérantes, et la MDPH le sait…
Le parcours du combattant des familles
Vous l’avez compris, pour les familles, l’accompagnement du handicap est un véritable parcours du combattant. Beaucoup d’enfants se retrouvent à domicile, privés de l’éducation et de la socialisation dont ils ont besoin. Les parents sont souvent contraints de réduire ou d’arrêter le travail par nécessité. La pression familiale et financière peut devenir alors rapidement insoutenable : fratries en souffrance, épuisement parental, couples qui se délitent, vie sociale et culturelle réduite à peau de chagrin ou inexistante… La liste est longue…
Une société « inclusive » : perspectives et défis
L’État connaît la réalité d’une saturation des services médico-sociaux. L’ONU a même condamné la France à plusieurs reprises pour non-respect des droits des enfants en situation de handicap.
Les directives européennes insistent sur une société de plus en plus inclusive, prônant la fin des établissements spécialisés et l’accès à l’école pour tous. Toutefois, l’Éducation Nationale ne dispose pas du budget nécessaire pour répondre aux exigences d’une véritable école inclusive.
D’ailleurs… tous les enfants à l’école…
est-ce vraiment réaliste ?
Certains enfants ont des besoins spécifiques qui ne peuvent pas toujours être satisfaits en milieu ordinaire. Avec des écoles souvent mal préparées (bâtiments non adaptés, personnel enseignant insuffisamment formé, manque et/ou absence d’AESH (pourtant notifiée par la MDPH, etc.), cette inclusion ressemble parfois à une utopie mal maîtrisée.
Cerise sur le gâteau, d’une année sur l’autre, et parfois même en cours d’année scolaire, en fonction de l’évolution de l’enfant, les modalités d’accueil à l’école peuvent être modifiées, vers une scolarisation plus réduite, voire un arrêt de l’accueil. Un vécu insécure pour les parents qui se répète et se rejoue comme un drame à chaque rentrée scolaire.
Chaque enfant en situation de handicap accueilli à l’école est évalué régulièrement par une Équipe de Suivi de Scolarisation qui a pour missions d’évaluer la capacité de tel ou tel enfant à poursuivre un apprentissage, même adapté en milieu scolaire.
Le référent scolaire, en charge de la scolarisation des enfants porteurs de handicap sur sa circonscription, après concertation avec les équipes présentes à l’Equipe de suivi de scolarisation - ESS (2) -, peut proposer à la famille une orientation en Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire - ULIS (3) - ou en Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile (SESSAD), en appui du maintien en milieu ordinaire, ou encore une orientation vers un établissement spécialisé, type Institut Médico-Éducatif (IME)
Une orientation proposée en établissement spécialisé implique en théorie la fin d’une scolarisation inclusive. Mais comme les orientations médico-sociales sont rarement effectives, les enfants restent par défaut en ULIS, ou attendent des mois un accompagnement en SESSAD ou sont inscrits en liste d’attente et attendent à domicile, à temps plein ou partiel… Pour l’exemple, à ce jour environ 900 enfants attendent une prise en charge en SESSAD dans l’Hérault.
L’inclusion : une vision partielle
La stratégie actuelle de l’État encourage les structures médico-sociales à proposer des accueils à temps partiel, pour absorber les demandes en liste d’attente de plusieurs années et accueillir ainsi plus d’enfants en situation de handicap. Accueils qui pourraient alors être complétés par du temps partiel en inclusion à l’école. Mais ce compromis n’est là aussi pas à la hauteur des besoins réels.
Du côté scolaire, les écoles ne peuvent pas toujours assumer ces accueils partiels, faute de moyens en termes de dispositifs permettant de prendre en charge ces enfants avec des besoins spécifiques parfois compliqués à gérer au sein d’un groupe classe. Faute aussi de temps dédié à l’accompagnement individualisé et des temps à consacrer à la coordination nécessaire avec l’ensemble des équipes potentiellement partenaires, ou encore faute de personnels formés, d’accessibilité, etc.
Du côté médico-social, ce changement de prise en charge est compliqué à organiser, obligeant les structures à déployer leurs compétences en ressource humaine en extérieur, impactant de fait lourdement leurs organisations et leurs budgets.
Bref, tant que le choix budgétaire de la qualité et la quantité en ressource humaine ne sera pas adapté aux besoins du terrain (écoles, établissements et services spécialisés, centres de loisirs, séjours de vacances), l’accueil inclusif restera difficile et se concrétisera par des compromis rarement en adéquation avec les besoins des familles.
Et pourtant le contexte légal devrait engager l’État :
Extraits de la loi de 2005 qui fixe les obligations de l’État en matière d’égalité des droits et des chances des personnes en situation de handicap :
• Nouvelle définition du handicap : Selon les termes de la loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, “constitue un handicap toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive, d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant.”
• L’article L. 111-1 du Code de l’Éducation reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser, et veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants sans distinction.
• Le droit à l’école : Instruction obligatoire : l’enfant a entre 3 et 16 ans ? Il est alors soumis à l’obligation d’instruction. Le droit d’inscrire à l’école tout enfant qui présente un handicap constitue l’une des évolutions fondamentales de la loi. Celle-ci reconnaît la responsabilité de l’Éducation Nationale à l’égard de tous les enfants et adolescents. La loi accorde également aux enfants qui ont des besoins spécifiques le droit de bénéficier d’un accompagnement adapté. Les établissements et services du secteur médico-social complètent le dispositif scolaire ordinaire.
Les perspectives ?
Il reste beaucoup à faire pour que l’inclusion devienne une véritable réalité et non un simple slogan. L’avenir de notre société dite « inclusive » se déclinera probablement de plus en plus par des prises en charge alternatives, coûteuses psychologiquement et financièrement à tous points de vue pour les familles mais aussi pour l’État qui continue, malgré de nombreux effets d’annonce, à ne pas assumer son rôle protecteur, pourtant porté très clairement par la loi.
En attendant, ce sont les associations comme Halte Pouce, et bien d’autres sur le territoire national qui pallient au quotidien les défaillances d’un système à bout de souffle, en soutenant des familles épuisées mais résilientes, qui forcent le respect et devant lesquelles nous devons tirer notre chapeau !
Solange Colas, décembre 2024
1-La loi du 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées / Retour au texte
2-L’Équipe de Suivi de Scolarisation se tient à la demande des familles ou des professionnels, en général deux fois par an. / Retour au texte
3-Unités Localisées pour l'Inclusion Scolaire prend par petits groupes des élèves sur des temps déterminés, afin de soutenir les apprentissages à renforcer. / Retour au texte