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Survivre
Eugénie Poret

Comment répondre humainement à cette inhumanité qu'on devine quand on accompagne des malades en fin de vie ? Comment faire face au mystère plutôt que de l'occulter ?
Eugénie Poret est anthropologue, ancienne présidente du réseau de soins palliatifs à domicile RESPECT, Le Havre, et rédactrice en chef de la lettre d’information SOINS PALLIATIFS


Article paru dans la la lettre d'information "Soins palliatifs" (10 septembre 2018), reproduite ici avec l'aimable autorisation de l'auteur que nous remercions.

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La France a récemment réservé à Simone Veil une place au Panthéon.
Le destin hors du commun de cette femme aux vertus que nous découvrons sans cesse à travers lectures, rencontres et témoignages est celui d’une Survivante.

Survivre, c’est vivre malgré, c’est vivre après, au-dessus, sur des ruines, des deuils, des chagrins.

Un survivant revient de quelque part, du pire, auquel il a échappé alors qu’une partie de lui y est restée à jamais. Il peut ainsi se compter au nombre des victimes tout en restant vivant.
Cependant, afin d’échapper au vide creusé par ce manque qu’il sait définitif, il tisse son propre filet et, sans jamais oublier la menace, il vit plus fort encore, il « sur vit » porté par la peur d’y retomber, par la soif de respirer les dons de la vie qui s’offre. Tiraillé entre deux forces antagonistes, la résignation ou la résilience.

Survivre à l’horreur, au chagrin, c’est connaître le prix de la beauté des choses, la force des corps et de l’esprit que les anime, la joie de créer encore. C’est la curiosité du désir engagée dans une lutte contre les persécutions et l’humiliation qui poussent à chercher au plus haut le souffle salvateur. C’est lutter sans relâche contre ce qui retient vers le fond, le gouffre des perdus à jamais.
Les rejoindre ou vivre plus fort, les porter, les embarquer dans une vie de découvertes, d’exaltation ou sombrer.
Sombrer avec ceux qui ont succombé ou s’évader.

Les survivants sont des évadés, ils seront toujours recherchés, jamais véritablement en paix. Même si rien de présent ne les menace, ce qu’ils ont vécu les poursuit sans risque de les abandonner au paisible roulement d’une mer calme.

Toujours, pour eux, la tempête menace.

Les camps d’extermination, les camps de concentration, les camps de travail forcé, les camps, les cases…. Voilà la métaphore de l’inhumanité érigée en système, la cruauté instituée avec la complicité du monde.
D’autres systèmes, actuellement, portent en eux les moyens de mettre en oeuvre une forme de déshumanisation auprès des plus vulnérables et de leurs proches ; celle-là, plus pernicieuse, s’opère au nom du bien, au nom du soin qui doit combattre le mal.

Mais le mal du corps n’est pas celui de l’esprit qui l’anime. Les cellules obéissent parfois à d’autres logiques, réagissent à d’autres critères que le combat frontal, seul moyen reconnu par la pensée unique de l’ordre du médical dans nos pays.
La sensation douloureuse et ses mystères, pour peu qu’on la suive dans les méandres de ses pérégrinations inconscientes vient parfois révéler ses secrets, offrant à qui peut l’entendre, l’écho des cris étouffés de l’effroi.
La chair garde intact le chagrin maintenu souterrain qui la gonfle et l’oppresse.
Le système du médical a choisi son ennemi : le symptôme. Tout comme l’ordre auquel il s’insère, il ne veut s’arrêter qu’à ce qui se montre ; sans chercher les causes, il s’attaque aux effets.
Et les effets, battus mais pas vaincus, produisent d’autres symptômes dans une logique qui échappe à toute réflexion puisque de pensée humaniste dans le soin, il n’y a pas ou pas assez.

Ainsi « traités », les malades en fin de vie n’entendent d’autre discours que celui du corps quand ils voudraient parler de vie. Et le combat contre le cancer et ses métastases continue quand le malade a déjà rendu les armes, renoncé à toute forme de relation épuisé et désespéré.
Pris dans une spirale d’où ils sortent épuisés, ils se rendent à LA raison du plus fort qui ne connaît d’autre alternative que la guérison ou la mort.
De leur corps déjà décharné, la vie semble avoir déserté depuis longtemps et le spectacle de « la peau sur les os » nous rappelle celui des déportés que le regard des alliés ne parviendra jamais à oublier.
Ce que les malheureux survivants virent dans les yeux des libérateurs était le miroir de ce qu’ils étaient devenus et ils connurent la honte à cet instant, la honte de montrer que l’inhumanité peut être incarnée par leur présence encore si peu, mais si intensément criante.

Assister actuellement à l’agonie de qui fut une partie de soi est devenu si intolérable que certains demandent la mort pour « eux ».
Certains fuient, qui ne se le pardonneront jamais, d’autres attendent que le corps cède, trouvant le temps long de celui qui n’est déjà plus lui-même et pas encore un être en souvenir.
Le corps « fonctionne » encore quand l’esprit l’a laissé à la science qui elle-même l’abandonne, comme les soldats blessés autrefois après la bataille, sur le champ des ruines.

On pourrait survivre à la vie donnée et reçue, on peut y trouver les forces de la transmettre, de la sublimer, de la porter avec soi comme une force encore active dans l’amour généré. Mais rares sont ceux qui survivent à l’inhumanité, sachant qu’elle peut survenir de toutes parts et même là où on l’attendait le moins, dans les systèmes médicaux au sein des lieux dits hospitaliers….

Eugénie Poret
Dessins de Egon Schiele