L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Le prosélytisme est une bonne illustration de ce dicton populaire. Il part en effet d’intentions fortement louables faites de la volonté de partager notre foi comme on partage un trésor, de rechercher le salut de nos interlocuteurs, de répondre aussi à l’injonction universaliste de nos monothéismes. La frontière est fine entre l’annonce d’une foi qui nous fait vivre et que nous voulons légitimement partager, et l’indiscrétion du prosélytisme, toutes religions confondues. Cette frontière se dit en termes de respect de l’autre dans son inviolable liberté de conscience.
Le prosélytisme peut trouver ses racines dans nos textes sacrés, ou à tout le moins dans la lecture que nous en faisons. Ce sont ses racines théologiques. Il peut trouver des racines dans un projet politique de conquête. Il appelle une réponse politique. On oublie souvent qu’il a aussi des racines anthropologiques. Ce sont ces racines anthropologiques que je m’attacherai à mettre au jour dans cette réflexion, avant d’essayer de donner quelques pistes de dépassement de la tentation prosélyte.
Mettre au jour les racines anthropologiques du prosélytisme
Tous les aspects de notre vie sont passés au crible de la psychologie. Nos relations familiales, amicales, professionnelles nourrissent à juste titre réflexions et commentaires sur le caractère des uns et des autres, clé de compréhension de nos actes et de nos réactions à chacun. Nous-mêmes, nous passons notre temps à essayer de nous connaître chaque jour davantage, c’est le travail d’une vie.
Il n’y a que la théologie qui semble chimiquement pure de toute trace de psychologie. Dès qu’il s’agit de Dieu, nos réflexions, nos positions semblent exemptes de toutes considérations psychologiques, il n’est question que de théologie pure. Que le sujet de la réflexion soit hors du champ de la psychologie s’entend, même si les textes bibliques disent un Dieu parfois jaloux, blessé, en colère. Même si aussi nous, chrétiens, confessons un Dieu fait homme dans la plénitude de son humanité. Mais qu’en est-il de nous, chercheurs de Dieu ? Pouvons-nous raisonnablement imaginer que notre quête est exempte de ce qui fait notre humanité ? A titre personnel, je n’ai aucun doute sur le fait que ma représentation de Dieu, ma vie spirituelle, mon regard sur l’Église, sur les questions sociétales qui interpellent le croyant que je suis, sont influencées par mon profil psychologique, mon histoire, la situation de l’Église dans laquelle j’exerce mon ministère.
Je rêve depuis longtemps que puisse un jour être menée une vaste étude psychologique, en aveugle, auprès d’un panel de croyants juifs, chrétiens et musulmans, établi en fonction de leur sensibilité religieuse, des plus progressistes au plus conservateurs, pour utiliser des catégories bien trop grossières. Il y a fort à parier que des caractéristiques psychologiques communes se retrouveraient dans des personnes de sensibilités théologiques proches à l’intérieur de chacun des trois monothéismes.
C’est en tous les cas mon expérience empirique que de trouver des concordances entre profil psychologique et sensibilité religieuse parmi des croyants des trois monothéismes. Je ne suis pas dupe sur le fait que ma sensibilité religieuse n’est bien sûr pas sans lien avec l’homme que je suis, en toutes ses dimensions. C’est sans doute la raison pour laquelle il m’est possible de rentrer en amitié d’une façon particulière avec des croyants musulmans qui, dans la religion qui est la leur, se retrouvent sur une même sensibilité que moi dans la religion qui est la mienne. Prendre conscience de ce lien évident n’explique pas tout et ne doit pas conduire à un relativisme stérile. Il permet toutefois de replacer à leur juste place des différences de positionnements théologiques sans trop rapidement s’accuser d’anathème.
Ces considérations ne sont pas aussi éloignées qu’il y paraît de notre sujet tant le prosélytisme n’est pas non plus une réalité théologique chimiquement pure. Il y entre bien des sentiments, parmi lesquels le désir très humain d’avoir raison, de détenir la vérité sur Dieu, et donc aussi la clé du Salut. Le désir aussi de se rassurer.
Dépasser nos peurs et nos rivalités
La peur a en effet sa place dans le prosélytisme monothéiste. Peur de l’autre différent qui pourtant professe la foi en un même Dieu unique. Puisqu’il ne peut y avoir deux vérités sur Dieu, l’autre a évidemment tort, et je dois le lui montrer, pour son bien et « le salut de son âme ». Au fond, la tentation prosélyte est fortement motivée par le désir d’avoir raison sur Dieu, d’avoir raison sur l’autre.
Cela explique sans doute pourquoi la tentation prosélyte est moins forte dès lors que nous sommes confrontés à des croyants de tradition non-monothéiste ? Immédiatement, le zèle prosélyte diminue d’intensité, l’autre croyant n’est plus notre « meilleur ennemi » car sa croyance appartient à d’autres rives que les nôtres. Il n’est plus, au sens propre, notre rival. Cette expérience que nous faisons tous met en évidence que le bien de l’autre, son salut, n’est pas premier dans la tentation prosélyte qui n’est pas exempte de la dialectique mimétique chère à René Girard.
Respecter nos Écritures
A l’appui de la tentation prosélyte, il y a bien sûr nos propres écritures sacrées aux uns et aux autres, ou du moins la lecture que nous pouvons en faire. Pour nous chrétiens, il importe toutefois de garder à l’esprit que la dimension interreligieuse est absente de l’univers des évangiles qui ne connaît qu’Israël (en ses différentes « confessions ») et les nations. L’emploi de l’évangile comme argument d’autorité ne peut donc se faire qu’au prix d’une interprétation et de la valorisation de tel passage au détriment de tel autre. Pourquoi pas, mais il importe d’en avoir conscience.
L’autre appui, c’est le regard négatif porté sur la tradition et les Écritures de l’autre qui paraissent si facilement dénuées de raison au croyant d’une autre religion. C’est un fait que seule une lecture croyante est à même de percevoir la part de vérité qu’elles véhiculent. Cette compréhension dépréciative, aussi pénible que stupide, des Écritures et des traditions de l’autre relève une fois encore d’un processus de défense… dont il faut nous défendre !
Ne pas craindre la vérité
À rebours des idées reçues, il nous faut regarder en face le fait que ce qui nous fait peur dans la religion de l’autre n’est pas forcément ce qui à l’évidence nous semble faux, mais plutôt cette part de vérité que nous percevons, et sur laquelle nos mots et nos concepts n’ont pas prise. Ce que nous percevons comme une erreur grossière de l’autre ne nous met pas véritablement en insécurité. C’est plus compliqué pour cette part de la religion de l’autre, à laquelle nous n’avons pas accès par la raison, et dont nous sentons qu’elle le fait vivre et qu’elle le fait vivre juste. Subtilement et inconsciemment, une grande partie de la tentation prosélyte est motivée par le besoin de s’attaquer à la vérité de l’autre davantage qu’à son « erreur ». Ce n’est pas là le moindre des paradoxes de la tentation prosélyte. Cette prise de conscience est aussi l’ouverture à un possible dépassement de la tentation prosélyte. Que craindre en effet de la vérité, même de celle qui nous échappe ?
Faire place à un non-savoir sur Dieu
Ce dépassement a été parfaitement mis en mots par Pierre Claverie, évêque d’Oran, assassiné le 1er août 1996 et béatifié le 8 décembre 2018 :
Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. Nul ne possède Dieu, nul ne possède la vérité, et j’ai besoin de la vérité de l’autre.
Pour saisir pleinement la force subversive de ces paroles en christianisme, il faudrait par exemple pouvoir imaginer en écho une autorité religieuse musulmane dire : je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là ni par le Prophète qui me le révèle, ni par le Coran. Pure folie ou grande sagesse ? En tous les cas un formidable antidote à la tentation prosélyte. Je peux à juste titre croire que ma tradition religieuse me désigne Dieu de façon sûre comme on indique une direction, mais aucune religion ne peut prétendre enfermer Dieu dans une définition dogmatique aussi juste soit-elle. Il en déborde nécessairement de toutes parts. En tant que chrétien, je professe un Christ vrai Dieu et vrai homme porteur d’un plan de Salut pour l’humanité entière. Mais je ne peux avoir la folle prétention d’avoir le dernier mot sur ce Christ et son projet de Salut tant il dépasse infiniment la connaissance et la conscience que je peux humainement en avoir.
Ces paroles du bienheureux Pierre Claverie emportent deux conséquences essentielles.
La première, c’est la possibilité de poser une part de non-savoir sur Dieu et donc aussi sur le mystère de la pluralité des religions. Les fondamentalismes se nourrissent de certitudes sur Dieu, ils ont en commun la folle prétention de posséder Dieu. Tant qu’il n’y a pas cet aveu de non-savoir sur Dieu, il n’est pas de véritable respect de la liberté de conscience de l’autre. Il ne lui est reconnu que la liberté d’être dans l’erreur et d’y persévérer. Au moins, la tentation prosélyte prétend vouloir tirer son prochain de l’erreur au lieu de s’en laver les mains sous couvert d’un noble respect de la liberté de conscience.
Sans cette reconnaissance d’une part de vérité qui est à la fois en partage et qui en même temps échappe à l’un comme à l’autre, il n’est pas non plus de dialogue interreligieux fécond. On en reste au mieux à un dialogue polissé entre personnes qui respectent la part d’erreur de l’autre, au lieu de rechercher dans la foi de l’autre une chance d’entrevoir un Dieu plus grand. Toujours plus grand. Dès lors que les prosélytes sont convaincus d’avoir le dernier mot sur Dieu, de n’avoir rien à apprendre de la foi de l’autre, on peut comprendre qu’ils tiennent pour méprisable, ou à tout le moins évitable, le dialogue interreligieux. C’est cohérent.
La seconde conséquence est que nous n’avons pas à avoir peur de nos différences de credo, c’est-à-dire de la formulation de nos fois respectives. Dit autrement, entre croyants de religions différentes, la question n’est pas d’abord celle de l’orthodoxie, le croire juste, mais celle de l’orthopraxie, l’agir juste. Si nos différences de foi buttent sur un indépassable mystère dont aucune disputatio théologique ne viendra à bout, nous pouvons en revanche nous interpeller très concrètement sur notre agir. Et il y a de quoi faire tant notre agir est conditionné par notre foi. Montre-moi comment tu vis, je verrai comment tu crois. La merveille, c’est de pouvoir travailler ensemble, croyants de religions différentes, au nom de la foi qui nous habite, à la construction d’une société plus juste dans laquelle chacun est respecté dans sa dignité. Des croyants de religions différentes faisant du bien ensemble disent au plus haut ce Dieu qu’ils ne pourront jamais enfermer dans des mots.
C’est là une expérience spirituelle forte qu’il nous est donnée de vivre, chrétiens en monde musulman, non sans difficultés. Elle réduit la tentation prosélyte à peu de chose. Elle n’est pas sans paroles, bien au contraire. Ces paroles, posées sur le socle d’une amitié née d’une confiance éprouvée, n’ont peut-être pas l’éclat des joutes théologiques, mais elles ont goût d’éternité. Jésus dit dans l’Évangile que lorsque deux ou trois sont réunis en son nom, il est au milieu d’eux. Je ne sens jamais autant cette présence divine que lorsque je suis engagé dans un projet, au nom de ma foi, avec des partenaires musulmans. Nous ne nommons pas cette présence du même nom, mais nous vivons la même expérience spirituelle. J’ai du mal à penser que je suis infidèle, à cet instant, au projet de Dieu.
+ fr. Jean-Paul Vesco op, mis en ligne le 3 janvier 2022