Une reprise des convictions du Pape François
Au premier contact, la démarche de l’encyclique Fratelli tutti (1) semble clairement dessinée. Quelques phrases de présentation mettent l’ouvrage sous le patronage de saint François et de l’esprit de sa rencontre avec le sultan en Égypte (3) , et précisent que « les pages qui suivent ne prétendent pas résumer la doctrine sur l’amour fraternel, mais se focaliser sur sa dimension universelle, sur son ouverture à toutes les personnes » (6). Un premier chapitre (titre : « Les ombres d’un monde fermé ») pose un diagnostic en attirant l’attention sur « certaines tendances du monde actuel qui entravent la promotion de la fraternité universelle ». Le second chapitre (« Un étranger sur le chemin ») enracine toute la réflexion qui suivra sur l’Écriture, et plus particulièrement sur une méditation poussée de la parabole évangélique du bon samaritain. Les chapitres 3 à 7 déclinent les conséquences que le pape François tire de ces prémisses dans divers domaines, évoqués par les titres : « Penser et gérer un monde ouvert », « Un cœur ouvert au monde », « La meilleure politique », « Dialogue et amitié sociale », « Des parcours pour se retrouver ». Dans ces chapitres, sans s’interdire de recourir ici et là à des justifications tirées de l’Écriture et de la tradition de l’Église, François s’efforce de raisonner d’une manière que tout homme de bonne volonté peut accompagner. Le chapitre 8 conclut sur « Les religions au service de la fraternité dans le monde ».
Cette façon de considérer que toutes les religions peuvent contribuer ensemble à la fraternité n’a pas plu à des traditionalistes pour qui tout ce qui est extérieur à la vérité catholique n’est qu’imposture, et encore plus quand il s’agit de l’islam. Sur certains réseaux sociaux on se déchaîne.
Revenons au texte. Le lecteur ne le voit pas se dérouler de manière aussi claire que ce nous en avans dit dans le premier paragraphe. François est un pasteur, et dès le chapitre de diagnostic, il lui arrive d’exhorter. D’autre part le pape n’élabore pas là une pensée nouvelle, il rassemble en un document unique des convictions qui sont les siennes depuis longtemps, et qu’il n’a cessé d’exprimer par morceaux dans des allocutions et des homélies, et par moments l’encyclique devient un patchwork d’autocitations. Les intitulés mêmes des chapitres centraux, si on les regarde de près, font pressentir que certains thèmes pourront se retrouver dans plusieurs d’entre eux. On ne peut donc pas prétendre donner de ce texte un aperçu parfaitement organisé.
Nous allons donc simplement attirer l’attention sur quelques thèmes développés par le pape sans chercher à les relier en un tout construit. On verra qu’ordinairement ce sont des thèmes assez traditionnels dans l’Église, qui tirent éventuellement leur caractère incisif de la confrontation avec les réalités du monde présent, ainsi mises en question.
L’actualisation de thèmes traditionnels
Le thème fondamental est celui de la fraternité universelle, avec la nuance d’une volonté de veiller à n’exclure personne, à aller jusqu’aux marges. S’adresser à toutes les personnes de bonne volonté n’est pas nouveau chez un pape, ni même la recherche d’une fraternité entre toutes les religions, voyez l’initiative de Jean-Paul 2 avec la rencontre d’Assise le 27 octobre 1986. Ce qui l’est plus, c’est que François se réfère plusieurs fois, comme à une source d’inspiration, à ses rencontres avec le grand imam de la mosquée Al-Azhar (mosquée liée à l’université qui fait référence dans l’islam sunnite) et au texte sur la fraternité humaine qu’ils ont signé ensemble en février 2019 (5). Une rencontre avec un musulman inspire un pape !
Une remarque intéressera particulièrement les français attachés à leur devise : sans fraternité, ni la liberté ni l’égalité ne peuvent s’épanouir pleinement, et l’individualisme compromet leur réalisation (103-104).
L’insistance sur la destination universelle des biens mis par Dieu à la disposition de l’humanité, sur la responsabilité sociale des titulaires de droits de propriété, n’étonnera que ceux qui ignorent l’apport des Pères du 4e siècle, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, et tant d’autres (119). Mais à notre époque où beaucoup ne croient qu’en une liberté économique sans entraves, ce rappel peut légitimement constituer une mise en question d’un ultralibéralisme économique qui accroît les inégalités et laisse des millions de gens sur les bords du chemin. Selon François, « le marché à lui seul ne résout pas tout », et l’on ne peut se fier aux « notions magiques de ruissellement et de retombées comme les seuls moyens de résoudre les problèmes sociaux » (168). Selon les Pères du 4e siècle, ce qui est donné aux laissés pour compte de la société leur appartenait de plein droit, et qu’ils ne puissent en jouir était en quelque sorte un vol.
Cette « restitution », on ne la concevait au 4e siècle que comme une initiative des plus riches. Mais ailleurs François remarque que la charité personnelle ne peut se passer d’opérer dans un monde organisé, le samaritain lui-même a eu besoin pour mener à bon terme son initiative de trouver une auberge qui accueille son protégé. La charité implique une société structurée et la politique : « C’est de la charité d’accompagner une personne qui souffre, et c’est également charité tout ce qu’on réalise, même sans être directement en contact avec cette personne, pour changer les conditions sociales qui sont à la base de sa souffrance » (186). C’est principalement dans le chapitre 5 qu’on trouvera développées diverses facettes de cette charité politique.
Un autre thème important est la mise en garde contre la tentation d’ériger des murs. François y voit la résurgence d’une peur ancestrale, bien présente déjà dans l’antiquité (27), On a peur de la rencontre avec d’autres cultures. « Je comprends que, face aux migrants, certaines personnes aient des doutes et éprouvent de la peur (…) Mais il est également vrai qu’une personne ou un peuple ne sont féconds que s’ils savent de manière créative s’ouvrir aux autres. J’invite à dépasser ces réactions primaires » (41). Peuvent être visés Trump obsédé par son mur à la frontière mexicaine, Salvini qui refusait d’accueillir les bateaux ayant sauvé des migrants de la noyade, mais aussi chacun de nous avec ses peurs primaires. François plaide pour la rencontre des cultures, le dialogue qui aboutit à un don réciproque entre groupes différents (133), notamment entre Occident et Orient (136). Plus loin, il inversera les termes, et prônera une « culture de la rencontre » (216).
François n’attire pas notre attention seulement sur ceux qui arrivent d’ailleurs, mais aussi sur ceux qu’il appelle les exilés cachés, présents dans notre société mais pas ou peu pris en compte, les handicapés, les gens relégués dans des périphéries sans perspectives, ou rejetés par le racisme (98).
Sur la mondialisation, la globalisation dans laquelle la civilisation contemporaine est engagée, on sent chez le pape la recherche de précisions nuancées. D’un côté tout ce qui favorise la rencontre, l’ouverture aux autres et à d’autres civilisations, est tenu pour positif, et l’on est invité à ne pas avoir peur quand on voit arriver des gens d’ailleurs (133), mais en même temps « les cultures différentes, qui ont développé leur richesse au cours des siècles, doivent être préservées afin que le monde ne soit pas appauvri » (134). Il y a chez François le rejet d’une mondialisation uniformisante, où un développement économique autonomisé et non régulé par le politique tend à faire de tous les humains des consommateurs des mêmes produits matériels et culturels, dans une civilisation du présent ayant perdu le sens et le souvenir des racines de chaque culture, de l’histoire de chaque nation (13). Il voit là de nouvelles formes de colonisation culturelle. Quand on perçoit la manière dont le cinéma et la télévision répandent dans le monde entier un même format d’existence, on ne peut lui donner tort. Il s’attaque en particulier à la manière dont, dans les pays pauvres, les milieux riches ou enrichis diffusent la dépréciation de soi et le mépris de l’identité culturelle du peuple (51). Il se prononce pour une réforme des Nations Unies qui fasse vivre une autorité mondiale régulée par le droit, seul moyen d’aider les États nationaux démunis devant la finance et l’économie internationales (172-173).
Cette invitation à ne pas brader les spécificités de chaque culture vise en premier à préserver les cultures les plus vulnérables aujourd’hui, comme celles des peuples de la forêt amazonienne (ceci pourrait s’adresser à M. Bolsonaro) ou des peuples récemment sortis de la colonisation, et s’adresse aussi à nos vieilles civilisations tentées d’oublier leur histoire dans la grande uniformisation actuelle. Et là nous voyons une manipulation possible : le respect de la spécificité pourrait alors être invoqué par des dirigeants populistes cherchant à s’affranchir de leurs obligations envers les valeurs mêmes que promeut l’encyclique, je pense notamment aux leaders « illibéraux » de certains pays européens. François aborde effectivement la question du populisme, qui lui paraît complexe (156). Il cherche à cerner ce qu’est l’appartenance à un peuple, difficile selon lui à expliquer de manière logique. « Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels » (158). Quand des dirigeants populaires sont capables d’interpréter le sentiment et la dynamique d’un peuple pour un projet durable de transformation en vue du bien commun, François n’y voit que du positif. Mais quand le dirigeant instrumentalise politiquement la culture du peuple au service de son projet personnel en cherchant à « gagner en popularité en exacerbant les penchants les plus bas et égoïstes de certains secteurs de la population », on n’est plus dans le populaire, on tombe dans un populisme malsain (159). Un peuple vivant et dynamique est ouvert à de nouvelles synthèses intégrant ce qui est différent, sans se renier lui-même mais en étant « disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres » (160).
« Le mépris des faibles peut se cacher sous des formes populistes, qui les utilisent de façon démagogique, ou sous des formes libérales au service des intérêts économiques des puissants » (155).
À la sortie du livre, les journalistes ont aussitôt noté la contestation de toute décision en faveur de la guerre : l’Église avait jadis tenté de définir les conditions d’une guerre juste, elles sont aujourd’hui pratiquement impossibles à réunir, « plus jamais la guerre ! » (258). Dans le même esprit le pape confirme, après Jean-Paul 2, que la peine de mort est à exclure.
Si les conflits ne doivent pas déboucher sur la guerre, s’il faut les résoudre par le dialogue, la négociation, une régulation internationale, l’ONU, il faut pour arriver à un véritable apaisement repartir de la vérité (227). On est tenté de penser ici aux instances de vérité et de réconciliation qui ont opéré dans l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. La réalité des conflits ne doit pas être dissimulée (244), la mémoire doit être gardée, la Shoah ne doit pas être oubliée (247), ni les horreurs d’Hiroshima et Nagasaki, des persécutions, des trafics d’esclaves, des massacres ethniques (248). Le pardon ne peut être imposé collectivement, on ne peut prétendre « refermer par décret les blessures » (246), le pardon relève des personnes et il est magnifique, mais il ne doit pas entraîner l’oubli.
Vers une fraternité pour tous
et à tous les niveaux
Ces quelques notations et commentaires élaborés au hasard de la lecture sont loin d’épuiser le contenu touffu de l’encyclique. Chacun pourra ajouter ses propres réactions, y compris en déposant un commentaire sur le site.
Nous l’avons lue dans une édition parue rapidement, sans autres notes que les références aux textes cités. Étant donné le foisonnement peu structuré de réflexions souvent dignes de considération et stimulant la pensée dans le détail, nous aspirons à voir publier une édition pourvue d’un index entrant dans tout ce détail, permettant à chaque lecteur de pêcher dans la masse des idées défendues ce qui se réfère à tel ou tel sujet qui l’occupe.
Pour conclure, nous retirons de cette lecture l’impression générale que dans notre monde d’aujourd’hui la fraternité ne va pas de soi, qu’elle rencontre de nombreux obstacles, alors que pourtant sa nécessité est évidente. Le croyant en trouve le fondement dans sa tradition et ses écritures, le chrétien tout particulièrement (et il lui est bon de lire intensément le chapitre 2), mais il est possible aussi, et François n’y manque pas, de s’adresser à toute personne d’esprit ouvert en invoquant des raisons tirées de la simple expérience humaine. On n’est pas dans un texte étroitement dévot, même s’il se termine par deux sympathiques prières, l’une au Créateur, à laquelle des musulmans ou d’autres pourraient s’associer, l’autre, spécifiquement chrétienne et œcuménique, à la Trinité.
La fraternité ne va pas de soi dans notre monde. C’est dire que le pape invite ici l’humanité aussi bien que chacun de nous à une action tenace et éclairée à tous les niveaux, du plus individuel au plus universel, du plus personnel au plus politique.
Nicodème, le 25/11/2020
Peintures de Vasilij Kandinski
1- Dans la suite du texte, les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros des paragraphes de l’encyclique. / Retour au texte