Première histoire
Ils se sont mariés à vingt-cinq ans. Ils reconnaissaient que leur union était don de Dieu. Ils avaient le désir de s’unir l’un à l’autre pour toujours, d’être fidèles
et de fonder une famille. Leur propre désir rejoignait ce que demande l’Eglise. Celle-ci fut témoin de leur amour et du sérieux de leur engagement. Ils se sont donné
le sacrement de mariage dans l’assurance que Dieu leur procurerait la force de surmonter ensemble les épreuves de l’existence, que leur amour serait plus fort
que la mort. Lui n’a jamais vraiment eu de problèmes. Elle a sans cesse lutté pour tenter de sauver le couple : elle résistait contre la tentation de son mari
de la prendre pour sa mère… du moins le ressentait-elle ainsi. Ils ont eu trois enfants. A chaque naissance, la situation pour elle empirait. Jusqu’au jour
où cela n’a plus été possible : cette relation lui semblait mettre en péril non seulement sa vie mais celle des enfants. Après mûre réflexion et prière,
elle décide de divorcer. Il tombe des nues et l’accuse de n’être fidèle ni à leurs engagements ni à la loi de l’Eglise. Des chrétiens autour d’elle, voyant le danger,
la poussent à s’en tenir à sa décision de divorcer. Elle tient bon et sauve ce qu’elle peut de la famille. A-t-elle eu tort ou raison d’agir ainsi ? Il est un moment
où la question ne se pose plus en ces termes. Son modèle familial s’ébranlait mais elle ne pouvait pas agir autrement. Cependant elle n’a jamais cessé de désirer
un amour plus fort que la mort avec un compagnon. Elle l’a rencontré par la suite. Elle s’est remariée à la mairie et la famille retrouve enfin un certain équilibre.
Aujourd’hui elle déclare : « Ces débuts ne sont
pas ce que j’avais rêvé. Je n’ai jamais cessé de désirer un mariage indissoluble mais cela n’a pas été possible avec lui. Je crois et j’espère que cela sera
possible avec mon nouveau conjoint. » Le comportement de son premier époux était tel qu’elle aurait pu faire annuler son premier mariage ; elle l’a refusé en
disant : « Pour moi ce serait dire que les enfants que nous avons eus ensemble sont des « nuls » ; ce n’est vraiment pas possible. »
Lui, en refusant le divorce, est convaincu d’être un modèle de fidélité à la loi de l’Eglise. Elle, pour être fidèle à l’esprit, a dû quitter
tout modèle. En apparence, selon la loi de l’Eglise, elle a tous les torts. La loi de l’Eglise seule a le cœur sec, elle ne connaît pas la compassion et
par-là même elle peut porter à faux et être très injuste.
Deuxième histoire
C’était avant que l’on ne trouve des moyens chimiques de limiter les naissances. L’avortement était interdit tant par les lois civiles
que religieuses. Il était boulanger et travaillait de nuit. Elle faisait des ménages. Ils avaient déjà quatre enfants et logeaient tous dans
une même pièce si petite que, lorsque les lits étaient déployés, on ne pouvait plus entrer. Rentrant harassé de son travail, il prenait sa femme
qui, par amour pour lui, ne se refusait pas bien qu’elle soit terrorisée à la pensée d’être encore enceinte. Cinq fois elle le fut ; sachant qu’elle
ne pouvait vraiment pas élever un enfant de plus, elle s’avortait elle-même avec une aiguille à tricoter. La sixième fois, elle fit une hémorragie
qui faillit lui coûter la vie. Hospitalisée en urgence, elle reçut une semonce du médecin qui lui dit qu’elle était folle de mettre sa vie en péril.
Averti de la situation du couple, il prend une décision : « Je vais vous ligaturer les trompes. Vous n’avez pas le droit de risquer la mort,
ni pour vous ni pour votre mari ni pour vos enfants. » Ce qui fut fait avec grand soulagement pour elle. Qui fut libérateur pour cette femme ? Le médecin
qui prit des moyens efficaces ou l’Eglise ? La loi civile qui maintenant autorise les avortements ou la loi religieuse qui l’interdit ?
Dira-t-on que cette mère usurpait un droit qui ne lui appartenant pas sur la vie et la mort ? Si faute il y a, à qui faut-il l’imputer ? A elle,
à l’homme ou à la société qui ne sait pas fournir à chacun des conditions de vie décente ?
Certes, il n’est jamais insignifiant pour une femme d’avorter. Françoise Dolto proposait même que l’avortement ne soit pas légalisé
mais dépénalisé pour signifier qu’il n’est pas sans danger. La loi de l’Eglise seule a le cœur sec, elle ne connaît pas la compassion et par-là
même elle peut porter à faux et être très injuste.
Troisième histoire
Elle a cinq enfants dont l’un est prêtre. Il fait une belle carrière dans l’Eglise et elle en est fière. Elle réunit quelques uns de ses amis. Au cours du repas,
ils l’interrogent sur son fils encore jeune et déjà si brillant. Elle en parle abondamment comme d’une grâce reçue du Seigneur.
Puis on en vient à parler des autres enfants, tous fervents catholiques. Encore des grâces du Seigneur ! Au bout d’un certain temps quelqu’un s’avise
qu’il n’a été question que de quatre enfants : « Mais n’avez-vous pas cinq enfants ?… Vous ne nous avez pas encore parlé du dernier… que devient-il ? »,
lui demande-t-on. Elle répond : « J’avais cinq enfants mais je n’en ai plus que quatre ». On compatit pensant à un décès brutal.
Alors la maîtresse de maison précise : « Celle qui était ma cinquième fille a divorcé. Pour moi elle est morte et ne fait plus partie de la famille.
Je ne veux plus la recevoir ni entendre parler d’elle. » Sidération dans le cercle des amis. Cette femme est sûre d’avoir raison : elle croit
suivre à la lettre ce que commande l’Eglise. Elle est certaine d’être dans la vérité. Ses amis sont dans la consternation : il est bien vrai qu’à s’en tenir
à la lettre, à elle seule, on peut tuer même son propre enfant. La lettre sans l’esprit est mortifère.
Quatrième histoire
Il a 15 ans. Depuis quelques temps ses parents s’inquiètent de son comportement: il se replie sur lui d’une manière étrange. Ils s’interrogent :
"Est-ce une simple crise d’adolescence ? Pourquoi paraît-il à ce point malheureux ? ». Puis vient le jour où il disparaît.
S’est-il suicidé, a-t-il fait une fugue ?" On lance des recherches infructueuses. Au bout de plusieurs jours, il revient à la maison
de lui-même. On imagine le soulagement pour ses proches. Et pourtant, il semble encore plus déprimé qu’avant cette fugue. "Que se passe-t-il ?
Dis-nous ce qui t’arrive ! Nous t’en supplions, parle-nous ! ». Les semaines passent : il s’enferme dans le silence. Ses parents
craignent le pire. Enfin, un jour, au bout du rouleau, il craque et, en sanglotant, il dit à ses parents : « Vous ne comprenez pas que je suis homosexuel ! ».
Sa famille n’avait rien vu. Pourtant un frère aîné et un oncle sont également homosexuels. Passé un moment de stupéfaction, on lui fait remarquer que ce n’est
peut-être pas un drame: il y a des précédents dans la famille et personne ne les a pour autant exclus.
Alors il répond : « Comment savez-vous qu’eux mêmes ne se sentent pas exclus ?
Quoi que vous fassiez, vous ne pouvez pas
faire que je ne me sente pas comme les autres même dans ma propre famille! Et vous n’êtes pas seuls au monde : les copains, les inconnus,
la société… ne vont-ils pas rire de moi ? Je les entends déjà…
les meilleurs feront bonne figure devant moi et dès que j’aurais le dos tourné ils m’appelleront‘la pédale’. Même l’Eglise me rejettera si
je ne passe pas ma vie dans la chasteté ! ». « Tu te trompes, lui répondent ses parents. Pour tes vrais amis, tu seras toujours
Denis avant d’être homo ou hétérosexuel.
Ce sont tes faux amis qui te ridiculiseront ou te rejetteront. Il est vrai que ce ne sera pas facile tous les jours,
mais au moins tu pourras reconnaître les vrais des faux amis. » « Et l’Eglise ? » dit Denis. « Tu y trouveras aussi de vrais amis qui
t’accepteront et d’autres
qui te rejetteront… mais crois bien que Dieu, Lui, ne rejette personne. » « Dieu peut-être, mais les lois de l’Eglise ! Je serai pour toujours le pécheur
public qui n’a pas le droit de communier. Excommunié pour toujours… je la déteste votre Eglise ! »
Histoires de croyants
Toutes ces histoires se situent entre croyants. Elles traduisent l’expérience quotidienne de beaucoup de baptisés, pour ne pas dire de tous ceux
qui ne veulent pas se boucher les yeux et les oreilles: combien de chrétiens apparemment sans problème n’ont-ils pas entendu
les confidences d’un ami ou d’un proche ? Ceux qui restent encore dans l’Eglise catholique ont à vivre avec ces questions.
Quand on voit à quel point la parole de l’Eglise risque de porter à faux, on peut comprendre qu’un grand
nombre quitte le bercail. Le magistère prétend faire, pour le bien des croyants d’abord et de la multitude ensuite,
des lois justes, immuables et valables pour tous… alors quelle parle parfois à contre-temps.
On ne pourra pas faire croire à cette jeune femme qui a divorcé et s’est remariée pour sauver une vie de famille qu’elle a eu tort
d’agir ainsi. On ne pourra pas nous persuader que cette femme – quels que soient les dangers d’un avortement – pouvait agir autrement
et que la seule solution n’était pas de lui ligaturer les trompes. On ne pourra pas nous persuader qu’une mère a raison de renier
sa propre fille sous prétexte qu’elle ne correspond pas au modèle forgé par les lois de l’Eglise. On ne pourra pas nous faire croire
que Denis n’a pas sa place dans l’Eglise.
Une autre histoire
Est-ce à dire que l’Eglise a tort de légiférer ? N’a-t-on pas besoin de lois pour sortir de la confusion? Une autre histoire peut relancer la question.
Un jeune prêtre vient d’être nommé dans une petite ville de province. Il est entouré de confrères qui appartiennent à
la génération de son père ou son grand père. Il se sent un peu seul de son âge mais il aime son ministère.
On le nomme aumônier de lycées. Il rencontre une animatrice, une jeune femme mariée et ils tombent amoureux l’un de l’autre.
Ils deviennent amants et, autour d’eux, on commence à se douter qu’il se passe quelque chose. Le mari ne semble pas au courant
et l’entourage leur passe leurs fredaines. Voici que, quelque temps après, il rencontre une autre femme mariée dont il tombe
également amoureux. Ils passent à l’acte. Par souci de « vérité », dit-il, il avertit la première femme de ce qui se passe avec
la seconde. Une crise de jalousie éclate et toute la ville est avertie du scandale. La hiérarchie le met à l’écart, pour un temps,
dans un monastère. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. « Puisque je les aime, dit-il, je n’ai rien fait de mal… et en plus je ne leur ai rien caché… »
Pour lui du moment qu’amour et vérité s’embrassent, il ne devrait pas y avoir de problèmes. Alors pourquoi toutes ces histoires ?
Quand on lui dit que peut-être il doit faire des choix et que, sous prétexte d’amour, on ne peut pas tout faire, il ne comprend pas.
Il ne veut pas quitter son ministère qu’il aime, il ne veut pas non plus quitter la première ni la deuxième femme qu’il aime aussi tout autant…
mais il a peur qu’elles ne viennent semer le trouble jusque dans le lieu où il a trouvé refuge. En parlant à une jeune personne présente
dans ce monastère, il lui déclare: « Si elles viennent faire une crise de jalousie, je sais ce que je ferai : je sortirai avec toi et je leur dirai
‘Stop, j’en ai trouvé une troisième€!’».
Oui, Stop ! Il faut bien des lois qui protègent de la confusion: un amour adultère n’est pas un amour vrai.
La relation d’un prêtre à sa communauté ne peut sombrer dans l’aberration.
Quand l’Eglise elle-même oublie certaines évidences morales, la justice des hommes a pour devoir de les
rappeler: le scandale des prêtres pédophiles a marqué les consciences. Réciproquement, sous prétexte que l’avortement est permis
par les lois civiles, n’est–il pas légitime que l’Eglise en affirme le danger ? Est-ce parce que Denis se découvre homosexuel que
l’Eglise a tort de rappeler que la règle en humanité est l’unité dans la différence des sexes? Est-ce parce que les femmes
peuvent décider à elles seules de la naissance d’un enfant que l’Eglise à tort de rappeler que la règle est de désirer un enfant à deux ?
Histoire de l’Autre
Comment concevoir le fonctionnement de la Loi, à l’intérieur de l’Eglise ? Ouvrons l’Evangile.
« Ne croyez pas que je sois venu renverser la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu renverser mais compléter. » (Mat 5, 17).
Et Jésus en rajoute à la Loi ancienne : elle ne suffit pas, déclare-t-il, pour accéder au Royaume des Cieux, c’est-à -dire à la Vie pour toujours.
Il en faut beaucoup plus pour échapper à la mort et à l’enfer : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras pas; celui qui tuera sera
passible du jugement. Et moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement ;
celui qui dira à son frère : « Raca ! » sera passible du Sanhédrin ; celui qui lui dira : « Fou ! »
sera passible de la géhenne du feu. » (Mt 5,21-22).
Il y a deux manières de faire la grève: l’une consiste à arrêter de travailler, l’autre de prendre la règle au pied de la lettre et d’aller jusqu’au bout
du travail qui est demandé, et même encore davantage. On fait alors la grève du zèle.(1)
Il n’y a rien de plus efficace pour bloquer un système. Imaginons des douaniers à la frontière; la règle consiste à empêcher le passage
des clandestins ou des produits que l’on tente de transporter en fraude. Imaginons que les douaniers décident, un jour, non pas de
n’arrêter aucune voiture mais de les arrêter et de les fouiller toutes de fond en comble. Personne alors ne passe plus ! Il n’y a rien de plus
efficace pour bloquer toute circulation non seulement à la frontière mais aussi à l’intérieur car les encombrements vont nécessairement
se propager, de jour en jour, plus profondément dans le pays.
Quand Jésus en rajoute ainsi à la Loi, quand il déclare celui qui traite son frère de fou, passible de la géhenne du feu, plus même
que le meurtrier qui ne s’expose qu’au jugement, Jésus fait la grève du zèle.
Il est ce douanier qui, à lui seul, bloque toute la circulation. Il bloque l’humanité à sa propre frontière. La loi, poussée
à cet extrême par Jésus, contraint chacun à reconnaître qu’il mérite la mort éternelle. Il révèle la faute commune à toute l’humanité:
sa faute consiste à prétendre que l’on peut vivre sans l’Autre et sans les autres ou se prétendre au-dessus des autres.
La loi nouvelle n’abolit pas l’ancienne. Elle pose des interdits, elle les multiplie. Il est toujours interdit de
commettre un meurtre, un vol ou un adultère. Mais il est tout autant interdit de se mettre en colère contre un frère, de regarder
une femme avec envie ou de traiter quelqu’un de fou. La Loi de l'Evangile nous oblige à sortir de la fausse bonne conscience. L’humanité n’est pas
composée de justes et de pécheurs. Nous sommes tous coupables : « Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous faisons de Dieu
un menteur et sa parole n’est pas en nous. » (1 Jn 1,10). La loi nouvelle empêche de juger le comportement des autres sans se voir
soi-même jugé et condamné. Elle interdit d’exclure quiconque. « Pour qui te prends-tu pour juger ton frère, en es-tu le maître ? »,
dit saint Jacques (4,11). Sur cette loi nouvelle dont pas un iota ne peut être retiré viennent se briser tous nos modèles de vertu
et nos échelles de valeurs. Elle oblige chacun à faire la vérité en lui-même : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre»,
déclare Jésus à ceux qui veulent lapider la femme adultère… Et ils s’en allèrent tous à commencer par les plus vieux ! » (Jn 8,7)
La Loi de l’Evangile, en complétant la Loi de Moïse, nous oblige à sortir des images que nous nous forgeons de nous-mêmes
et des autres. Nous n’avons pas plus de mérite les uns que les autres devant Dieu. Par nous-mêmes nous méritons tous l’enfer.
Car l’enfer c’est précisément de vouloir vivre par soi-même ou pour soi. L’enfer, c’est de vouloir vivre sans les autres et
sans cet Autre de notre humanité que les chrétiens nomment Dieu. La Loi nouvelle nous pousse à faire un retournement total de toutes
nos perspectives. Prétendre vivre en ignorant les autres ou en cessant d’être tendu vers l’Autre, c’est plonger en enfer. On se croit
libre alors qu’on est esclave de soi-même. On se croit libre en courant après un pouvoir ou après la fortune qui nous permettraient
de dépendre le moins possible des autres. En vérité, nous sommes esclaves de nous-mêmes et nous faisons des autres nos esclaves.
Histoire de pauvres
«Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des Cieux est à eux», dit Jésus avant de proclamer qu’il ne vient pas renverser la loi mais la compléter.
La Loi nouvelle nous rend pauvres devant Dieu et les uns devant les autres. "Il est plus facile à un chameau d’entrer dans le
chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux", dit un jour Jésus à ses disciples. Ils s’écrièrent alors : « Mais qui peut être sauvé ? »
Et Jésus répondit : « Aux hommes c’est impossible mais pas à Dieu car rien n’est impossible à Dieu. »(Mt. 19,26).
Nul ne peut se sauver par ses propres moyens, tel est le retournement (la conversion) auquel l’Evangile nous accule : « Convertissez-vous » (Mc 1,15).
« Et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,15): Croyez que vous n’êtes pas seuls! Au cœur de l’humanité, l’Autre de vous tous sans cesse vous attire ;
il vous invite à vous ouvrir à Lui et, par lui, à tous les autres. Croyez que « je ne suis pas venu pour juger le monde mais pour le sauver » (Jn 12,47).
De l’obéissance à des lois qui ne peuvent fonctionner qu’en excluant ceux qui ne sont pas conformes au modèle qu’elles forgent,
Jésus nous fait passer à l’obéissance de la foi, d’une foi agissant en charité: «Montre-moi ta foi qui n’agit pas, moi c’est par mes œuvres que je te montrerai ma foi. » (Jc 2,18)
La loi est raisonnable : elle forge des modèles, elle classe les bons et les mauvais. La loi de Jésus-Christ nous conduit
à ne pas nous arrêter sur nos modèles ou nos propres raisons. Elle interdit de se fixer sur un modèle. La Loi de Jésus-Christ nous entraîne
vers une Autre Loi ou l’Autre de la Loi: l’Autre de la loi c’est l’Amour qui n’est pas sans lois mais toujours, passant par elles, les dépasse.
Il n’est pas d’amour sans loi et sa Loi consiste à nous sortir de nous-mêmes toujours davantage pour nous ouvrir sur
l’Autre qui fait corps avec nous, pour nous ouvrir les uns sur les autres bien plus que nous ne pouvons imaginer ou concevoir
pouvoir le faire par nos propres forces. L’amour se moque du mérite : prétendrait-on mériter l’amour que l’on en sortirait à l’instant même.
Sa joie est de se donner gratuitement à tous ceux qui veulent bien le recevoir. L’amour est mendiant : il implore que l’on croie en Lui.
L’amour ne s’impose pas, il s’expose. Il n’a pas d’autre raison que d’aimer, sans limite, sans raison. La loi de l’amour c’est d’aimer
toujours davantage, c’est de nous pousser à aimer nous-mêmes et tous les autres, amis comme ennemis sans arrêts, sans limites et sans raison.
Histoire romaine
Mais quel rapport entre cette Loi Nouvelle qui a pour fonction de n’exclure personne du salut et les lois que l’Eglise proclame avec
autorité et qui excluent les divorcés remariés, ceux qui vivent en concubinage, les homosexuels qui vivent en couple, ceux qui ont
été contraints d’avorter et ceux qui utilisent des préservatifs… ? Quel rapport y a-t-il entre des lois qui excluent même des croyants
et la loi du Royaume qui repose sur la foi en l’Amour ?
L’Eglise depuis saint Paul est toujours devant le même problème: elle est menacée de retomber dans la Loi ancienne, incapable de nous sauver.
En réalité, toute loi édictée en Eglise, ne peut être considérée que comme un pédagogue (Gal 3,24); celui-ci s’efface quand il a conduit
l’enfant à son maître. Il convient parfois de lâcher les lois pour aller là où Jésus nous attend.
Pour autant, on ne peut pas regretter que l’Eglise fasse des lois qui permettent de discerner le chemin de la vie et
d’interdire celui de la mort. Mais on peut regretter qu’elle n’aille pas toujours jusqu’au bout de la loi nouvelle :
« En vérité je vous le dis, avant que passent ciel et terre, pas un iota ou un seul menu trait ne passera de la Loi que tout ne soit arrivé.
Celui donc qui violera un seul de ces commandements les plus petits et enseignera aux hommes à faire ainsi sera déclaré le plus petit
dans le royaume des cieux. » Seul un va et vient de lois qui créent des modèles de comportement à la loi nouvelle sur laquelle viennent se briser
tous nos modèles nous permet de faire la vérité en nous-mêmes. Seul ce va et vient de l’un à l’autre nous permet de déceler sous nos actes quel
esprit nous conduit. Lorsqu’une personne décide de divorcer y est-elle poussée par le goût de vivre par elle-même et pour elle-même ?
Ou bien est-elle poussée par le désir de sauver la relation et la vie ? Se donne-t-elle de fausses bonnes raisons pour justifier son comportement
égoïste ou est-elle acculée à la séparation pour sauver la relation ? Par ailleurs, les lois seules ne permettent pas à cette femme qui renie sa
fille parce qu’elle a divorcé de découvrir qu’on peut être fidèle à un modèle sans pour autant être fidèle à l’Esprit.
Les lois seules permettent de maintenir une orientation mais elles ne permettent pas de déceler comment chacun peut incarner cette
orientation dans sa propre histoire. Elles guident vers la vérité mais elles ne permettent pas nécessairement de la faire.
Quand on a quitté la main qui vous guide, quand la loi ne peut plus nous être utile, comment faire ?
On raconte, dans le petit monde romain, une histoire qui peut être éclairante. Un automobiliste cherche à s’approcher du Vatican et
se trouve devant des sens interdits. Il s’approche d’un carabinier et lui demande par où passer. L’agent lui montre le chemin.
« Mais - répond le chauffeur - vous m’indiquez un sens interdit ! ». « C’est vrai… alors… soyez prudent ! »
Ainsi l’Eglise peut indiquer un lieu auquel on ne peut accéder que par un sens interdit… Mais la prudence exige peut-être
que l’on ne mélange pas pour autant les rôles : ce qui est bon pour quelqu’un ne l’est pas nécessairement pour tous.
Il s’agit d’avancer sans pour autant prétendre que son propre comportement fait loi pour les autres. Quand on se heurte aux lois de l’Eglise,
il n’est pas non plus prudent de cultiver la révolte : « Laisse ta colère, calme ta fièvre, ne t’indigne pas, il n’en viendrait que du mal »,
dit la Bible (Psaume 36). La colère brouille le regard et, s’il est difficile parfois de ne pas y céder, il est prudent de ne rien décider sous son coup.
Il n’est surtout pas prudent de croire qu’il est possible de vivre sans passer par des moments de confusion et de nuit : « O nuit qui fus un guide ! »,
dit Jean de la Croix. Les catholiques ne sont-ils pas appelés à toujours passer de lois qui déclenchent nécessairement des modèles
de comportement à la Loi Nouvelle, celle de l’Evangile, sur laquelle viennent se briser tous nos modèles ?
Pas l’un sans l’autre ! Au passage, peut-on éviter d’être plongé dans la nuit ? De passage en passage, de modèles en déprises,
de mort en résurrection, la vie devient chemin où chacun est conduit à déceler quel esprit le pousse à agir et à faire le pas qu’il peut,
grâce à Dieu par l’Eglise. La vérité se fait alors progressivement en chacun. Devenir disciples de Jésus-Christ consiste à passer sans cesse
de l’Ancien au Nouveau : des lois qui règlent un comportement général à la Loi de l’Evangile. Ce passage est toujours
un chemin de pauvreté. La seule règle consiste à reconnaître que le pire des dangers serait de vouloir s’en sortir tout seul.
C’est seulement lorsqu’on décide d’en appeler à l’Autre et aux autres (mais pas à n’importe qui) que la vie peut devenir une aventure:
« Aventurons notre vie car la gardera mieux celui qui la tiendra pour perdue », dit Thérèse d’Avila.
Autre histoire romaine
Nous sommes encore à Rome, les rues sont toujours à sens unique mais elles convergent cette fois toutes vers la place saint Pierre.
Le pape désire quitter en voiture le Vatican pour se déplacer dans Rome. Il ne trouve que des sens interdits. Il s’adresse à un garde suisse qui lui dit :
- « Puis-je me permettre de vous dire que je ne suis qu’un garde suisse et que ce sont vos services qui ont décidé des sens interdits.
Ils l’ont fait pour faciliter l’accès du plus grand nombre, paraît-il. Si vous désirez sortir du Vatican, vous-même bien sûr pouvez passer par le sens
interdit mais surtout… soyez bien prudent ».
- « Et le peuple qui vient au Vatican, comment fait-il pour en sortir ? », demande le pape.
- « Il y a de tout, répond le garde suisse. Il y a ceux, peut-être ne les avez-vous pas remarqués, très Saint Père,
qui ont décidé de rester place saint Pierre puisqu’il leur est interdit d’en sortir. Il y a ceux qui ne veulent plus entendre
parler de la cité du Vatican et qui ont décidé de ne plus y venir de peur de ne pas pouvoir en sortir. Il y en a d’autres qui
avancent avec prudence à contre sens… »
- « Autrement dit chacun fait ce qu’il veut et il n’y a plus d’interdit », dit le pape.
- « Non pas ce qu’il veut mais ce qu’il peut, très saint Père… mais la plupart d’entre eux espèrent que vous autoriserez
bientôt la circulation à double sens. Dans mon pays, la Suisse, comme dans tous les pays du monde, elle est autorisée et s’avère
beaucoup moins dangereuse au bout du compte. »
- « J’y réfléchirai, dit le pape. Mais je dois quand même rappeler aux catholiques qu’il est dangereux d’agir comme tout le monde.
Ce n’est pas parce que tout le monde le fait qu’on a raison de suivre. »
- « Vous avez bien sûr raison, répond le garde suisse, mais la circulation dans un seul sens, cela fait bien des encombrements et des risques d’accidents...»
Alors le pape se souvient : "Mes brebis écoutent ma voix", dit Jésus (Jn 10,28)... "Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera
et il sortira..." ( Jn 10,9) Les brebis vont et viennent… la circulation à double sens… Non plus des interdits mais des inter-dits,
des lieux d’écoute mutuelle, de passage des uns aux autres, de passage de l’ancien au nouveau sans arrêt, un entretien sans fin… infini…
J’avais quand même bien raison de croire que Dieu passe par des « inter-dits ! ».
Christine Fontaine
Sculptures de Pierre Meneval
1 - L'image est de Guy Lafon / Retour au texte
Entretien
A la lecture de son article "Trop d'interdits", plusieurs interventions de lecteurs ont provoqué
des échanges avec Christine Fontaine. Celle-ci s’efforce d’en rendre compte sous forme d’entretien.
On en retiendra qu’on ne peut guère parler des lois dans l’Eglise sans aborder le Mystère de l’Eucharistie.
En ce lieu, toute mise à l’écart d’un croyant, quel que soit son comportement, est difficile à concevoir.
Les limites du magistère
Je suis moi-même divorcé remarié et je communie à la messe non seulement le dimanche mais aussi chaque fois qu’il m’est possible
en semaine. Mon désir que Dieu s’incarne en ma vie est plus fort que tous les interdits de l’Eglise. Ce faisant je désobéis au Magistère.
Que penses-tu de mon attitude ?
Je ne suis pas sûre que tu désobéisses au Magistère en agissant selon ta foi et ton désir. Ta situation manifeste plutôt les limites
du pouvoir magistériel. Les lois de l’Eglise catholiques n’ont d’autres raison que de conduire à l’obéissance de la foi qui se manifeste
par excellence dans la célébration de l’Eucharistie. Vivre dans l’obéissance de la foi consiste à croire que Dieu, par Jésus-Christ,
est mort pour te donner la vie. Cet amour que Dieu te porte ne repose pas sur ta vertu ou tes mérites mais sur le fait que Dieu
est Dieu et qu’il ne peut pas ne pas aimer, par-delà toute raison qu’il aurait ou non de le faire. L’Eucharistie est ce sacrement
de l’Amour sans limite. Par rapport aux lois de l’Eglise, il est vrai que tu n’as pas le droit de communier contrairement à d’autres
qui ne sont pas divorcés remariés, par exemple. Par rapport à l’amour de Dieu en Jésus-Christ qui donne sa vie pour la multitude,
personne n’a le droit de communier parce que l’amour n’est pas de l’ordre du droit: c’est toujours un acte libre et gratuit.
L’amour est de l’ordre du don, de la grâce.
Le don de Dieu ne se mérite pas
Tu es en train de me dire que l’Eglise n’a pas le droit d’excommunier quiconque à partir du moment où il croit ou bien veut
croire que Dieu l’aime quoi qu’il ait fait.
Je ne dis pas que Dieu aime le mal que nous faisons : il n’aime pas que nous soyons repliés sur nous ou que nous nous considérions comme
supérieurs à qui que ce soit. Je dis que l’Eucharistie n’est pas une prime à la vertu. Personne n’a le droit de communier parce que
personne n’a droit à l’amour de Dieu manifesté par Jésus-Christ à l’Heure de la Croix. Personne ne peut être exclu de la communion s’il
croit que Dieu donne sa vie pour la multitude, c'est-à-dire pour chacun en particulier afin de le sortir de ce qui l’enchaîne.
La dernière parole de Jésus en Croix est : « Père, pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font ». Nous sommes tous, pour une part,
des « inconscients ». Inconscients de nos blocages sur nous-mêmes, nos « péchés », dit l’Evangile. Mais inconscients aussi, et peut-être surtout,
de la profondeur de l’amour que Dieu nous porte et de la puissance de résurrection qu’il offre à celui qui l’accueille.
Participer à l’Eucharistie c’est se laisser plonger dans la mort à soi-même à la suite de Jésus et recevoir la Vie qui est don de Dieu.
Un don ne se mérite pas, il s’accueille avec reconnaissance. « Eucharistie » signifie « action de grâces » c’est-à-dire action de l’amour
de Dieu qui se donne à chacun librement et gratuitement, action de Dieu qui nous pousse à lui rendre grâces et à aimer chacun comme
nous sommes aimés, librement, gratuitement. Dans l’Eucharistie seul l’Amour commande. Toute la Loi bascule dans l’Amour : « Comme le Père
m’a aimé moi aussi je vous ai aimés… je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés »,
dit Jésus dans le discours après la Cène. Un don n’est jamais de l’ordre du droit ; il repose sur un acte libre et totalement gratuit
du côté de Celui qui donne comme du côté de celui qui reçoit. Il appelle à dire « merci » et non à dire « j’ai le droit ».
Magistère et Eucharistie
Le magistère brandit la menace de l’excommunication pour pousser les catholiques à obéir à ce qu’il dit et qui lui semble bon
pour le peuple de Dieu. Par exemple, une personne qui avorte ou a participé à un avortement est excommuniée. C’est le discours officiel
de l’Eglise. Comment peut-elle faire appliquer des lois qui permettent de vivre en société sans « excommunier » - mettre à l’écart –
ceux qui ne se soumettent pas à ces lois ?
L’Eglise catholique, contrairement aux Eglises protestantes, effectivement fait des lois. Il est toujours possible à un catholique
de passer dans une Eglise protestante mais, en décidant de demeurer catholique, on accepte que l’Eglise fasse des lois.
Un pasteur protestant disait : « Chez nous il n’existe pas d’autre lois que l’Evangile mais c’est plus exigeant. » L’Eglise catholique
se veut pour le tout-venant, pour le petit peuple autant que pour les plus grands saints, pour ceux qui ont du discernement et pour
ceux qui en ont moins. Normalement les lois doivent montrer au plus grand nombre le bon chemin, celui de la vie.
Ces lois concernent le dogme, la morale et les sacrements. En appartenant à l’Eglise catholique, je reconnais au magistère
le droit de décider si un prêtre sera homme ou femme, marié ou célibataire ; je lui reconnais le droit de dire que le mariage
chez nous est indissoluble. Je peux regretter que le peuple ne soit pas davantage écouté, d’autant que si des lois ne correspondent
pas à ce à quoi consent le peuple, elles ne sont que paroles en l’air. L’Eglise fait des lois – bien ou mal ajustées - mais pour autant,
il me semble qu’elle ne devrait pas brandir la menace de l’excommunication pour les faire respecter.
Parmi les lois de l’Eglise, je crois qu’il faut distinguer celle qui fonde le Peuple de Dieu et les autres.
L’Eucharistie – qui ne fait qu’un avec le baptêm – est fondatrice : « Faites ceci en mémoire de moi» , dit Jésus. L’Eucharistie fonde
la vie chrétienne dans l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ aux jours de la Passion et de la Résurrection.
Elle se distingue de tous les autres sacrements qui d’ailleurs n’ont pas toujours existé. La tradition permet à l’Eglise
de s’ajuster à l’histoire. C'est au IVème concile du Latran en 1215 que le mariage est intégré dans la liste officielle des sacrements.
La pénitence a changé de formes plusieurs fois.(1) L’obligation du célibat pour les prêtres, dans
l’Eglise catholique, remonte au XIème siècle. La tradition permet de créer, d’inventer tout en restant fidèle à la source d’où elle procède.
Cette source c’est la Croix de Jésus-Christ mort et ressuscité pour le salut de la multitude, célébrée et actualisée dans l’Eucharistie.
Demain, selon sa tradition d’ajustement à l’histoire, l’Eglise peut décider d’ordonner des hommes mariés, changer la forme du sacrement
de pénitence ou la diversifier, reconnaître – comme les orthodoxes - le droit à l’erreur d’un couple et permettre un ou deux remariages ;
elle peut préférer, comme maintenant, ne pas autoriser un deuxième mariage à l’Eglise. Elle peut interdire à un prêtre de célébrer la
messe pour telle raison. Mais je crois vraiment qu’elle ne doit pas pour autant excommunier quelqu’un qui récite le credo avec elle.
Le magistère ne peut pas excommunier des croyants sans se contredire.
La loi de la non-exclusion
Cette chute dans la contradiction ne s’est-elle pas produite à maintes reprises au long de l’histoire de l’Eglise catholique ?
Je pense que les choses ne sont pas si simples et qu’il y a toujours un danger à projeter sur le passé ce que nous percevons aujourd’hui en fonction
de notre propre histoire. Le contexte culturel dans lequel vivait l’Eglise n’était pas le même au Moyen-âge qu’au siècle des Lumières.
Il n’est pas le même, en France par exemple, avant et après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Tous ces changements obligent
l’Eglise à se situer autrement, à repenser sa place dans le monde.
Pour en revenir à l’Eucharistie, il ne venait pas à l’esprit de nos arrière-grands-parents de communier à la messe le dimanche.
On faisait ses Pâques une fois par an : on se confessait et on communiait une fois l’an. Sais-tu que la communion fréquente
est recommandée aux fidèles seulement depuis 1905… Curieuse coïncidence : la même année que la loi de séparation de l’Eglise et de
l’Etat en France. Comme si l’Eglise, acceptant que les lois des sociétés ne passent plus par elle, appelait en même temps les
chrétiens à se nourrir abondamment de l’amour de Dieu manifesté par Jésus-Christ. Autrement dit, au moment où la société française
se charge de faire des lois qui permettent de vivre ensemble, mais nécessairement exclut les délinquants ou les fous,
l’Eglise attire tous les croyants dans la foi en Dieu qui se donne à tous, y compris aux délinquants et aux fous. Ce n’est qu’une
coïncidence, bien sûr, mais elle me semble heureuse.
Je crois que l’Eglise catholique n’a pas encore trouvé sa place comme une institution particulière, parmi d’autres, dans la
société des hommes aujourd’hui. Je crois aussi que ce n’est pas en revenant en arrière qu’elle la trouvera. Quelle peut-être sa
place aujourd’hui dans l’humanité ? Qu’a-t-elle non pas de supérieur mais d’unique ? Qu’est-ce qui la particularise si ce n’est
de mettre en place des lois qui mènent toutes à la Loi nouvelle : celle de la non exclusion ? L’Eucharistie en est le signe efficace et visible.
Judas et la dernière Cène
J’ai revu récemment le film sur Robert Badinter et son combat contre la peine de mort. On voit
Maurice Thorez lui dire : « Si devant un assassin, même le plus grand, tu es absolument convaincu qu’il ne se réduit pas
à l’acte qu’il a fait, qu’il est un homme quoi qu’il ait pu commettre, alors tu pourras le défendre et tu seras un bon avocat. »
Il me semble que ce que tu dis de l’Eglise correspond à ce que disait Maurice Thorez à Badinter.
C’est tout à fait cela et l’Eucharistie en est – ou devrait être – le signe efficace et visible. Je crois, en effet,
que pas plus que la gauche – comme le disait Giscard – l’Eglise n’a le monopole du cœur. Les chrétiens ont à le
reconnaître et à travailler avec tous ceux qui se battent pour qu’aucun homme ne soit exclu de la reconnaissance de
sa dignité humaine. Simplement les chrétiens puisent en Dieu leur foi indéfectible en l’homme.
Mais je voudrais revenir sur l’acte fondateur de l’Eucharistie dans les évangiles: le récit du dernier repas de Jésus
chez Matthieu, Marc et Luc, le récit du lavement des pieds chez Jean. Il y a un détail qui m’intrigue parce qu’il se retrouve
dans ces quatre textes: c’est la présence de Judas. Au moment où Jésus prit le pain et le vin en disant : « Prenez et mangez (buvez),
c’est mon corps et mon sang donnés pour la multitude », Judas était présent. Il l’était pareillement au moment du lavement des pieds.
Judas reçut des mains de Jésus le pain et le vin ; il fit partie des douze auxquels Jésus lava les pieds.
Jésus savait que Judas allait le renier ; il l’annoncera même aux 11 autres. Il dira de lui : « Malheur à cet homme, il eût mieux valu
qu’il ne soit pas né ». Pourtant il lui « donne la communion » et lui lave les pieds. Certes Jésus invite Judas à sortir :
«Ce que tu as à faire fais le vite… alors Judas sortit… », mais il quitte le groupe des apôtres après que Jésus lui ait donné,
comme aux autres, le pain et le vin. Tous les textes le confirment Jésus laisse Judas communier et il lui lave les pieds.
Comment interpréter l’attitude de Jésus ? Peut-être faut-il d’abord s’incliner devant le mystère et, lorsque nous sommes tentés
d’exclure un croyant de la communion de l’Eglise, se souvenir que Jésus n’exclut pas même Judas… qui n’était sûrement pas même croyant.
Le mystère de l’Autre
Tu dis qu’il convient de s’incliner devant le mystère de Jésus qui donne la communion à Judas. Peut-être
pourrions-nous essayer aussi de comprendre pourquoi Jésus agit ainsi ?
Si je parle de « mystère », c’est qu’il me semble important de s’incliner devant le mystère de l’Autre, le mystère de Dieu
vivant au milieu de nous. Tout compagnon d’humanité demeure habité par le mystère de Dieu qui demeure en lui, avec ou sans raison.
On ne peut jamais réduire quelqu’un à ce qu’il a fait ou aux modèles que nous avons. Il nous échappe toujours et ne se réduit jamais
à ce que nous imaginons. Entrer dans le mystère de Dieu c’est s’incliner devant le mystère de tout autre et l’accueillir comme
un frère que Dieu m’invite à aimer… fût-il mon ennemi.
« Il est grand le mystère de la foi », disons-nous au cours de l’Eucharistie. Il s’agit non seulement de le dire mais d’en vivre
et par conséquent d’accueillir tout homme comme un frère en humanité, frère dans notre commune pauvreté de pécheurs et frère dans
la gloire d’être bien aimé de Dieu. La foi en Dieu incarné dans l’histoire ne va pas sans la confiance en l’homme, qu’il soit croyant ou non.
Je parle là de vivre de l’Eucharistie au milieu du monde, en dehors du moment où l’on célèbre l’Eucharistie. Mais comment en
vivrions-nous avec tous les autres si nous ne commençons pas à le faire entre nous les croyants au cours de l’Eucharistie ?
Au baptême, chaque croyant reçoit un prénom : Dieu l’appelle par ce prénom. Quoi qu’il ait fait, il demeure, pour Dieu, Bernard,
Michelle ou Elsa. Ne doit-il pas en être ainsi aussi pour nous les croyants ? N’est-ce pas cela vivre de l’Eucharistie ? N’en va-t-il pas
ainsi quand on aime quelqu’un ? Bernard n’est pas d’abord un homosexuel, Michelle n’est pas d’abord une divorcée remariée, Elsa n’est
pas d’abord quelqu’un qui a pratiqué l’avortement. Ils sont mes frères et sœurs en chrétienté, mes frères et sœurs en humanité.
Comment pourrais-je consentir à ce que mes frères soient exclus de la communion ?
Judas n’a pas été exclu par Jésus. Il n’a pas cru que Jésus pouvait aimer celui qui allait le trahir. Il n’a pas cru que Jésus
aimait ses ennemis autant que ses amis. Judas est allé se pendre. Cependant Jésus lui a donné quand même la communion. Saint Paul
traduit, me semble-t-il, l’attitude de Jésus en disant : « Si nous lui sommes infidèles, lui demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même. » (2 Tim 2,13).
Judas n’était pas du tout croyant sinon il ne se serait pas suicidé. Pourtant Jésus lui a donné la communion… comme pour nous dire qu’il
vaut mieux accueillir un incroyant plutôt que de risquer d’exclure un croyant de l’Eucharistie. Par ailleurs, croyance et incroyance
sont bien souvent liées en chacun. Qui d’entre nous pourrait assurer qu’il n’y a pas une part de Judas au cœur de sa vie de foi ?
L’Eucharistie et la rémission des péchés
Certains prêtres, surtout dans les milieux intégristes, déclarent, juste avant de donner la communion, qu’il n’est
pas question de communier pour ceux qui ne se sont pas confessés au moins une fois l’an et pour ceux qui sont en état de
péché mortel. On ne peut communier que si l’on est en « état de grâce ». Qu’en penses-tu ?
Je pense qu’ils rappellent une loi générale et que l’Eucharistie est l’Autre de la loi. Entre une loi générale et
celle de l’Amour chacun a à se situer personnellement. Personne ne peut juger pour autrui. Personne ne peut exclure a priori autrui.
Quant à la confession des péchés une fois l’an, pourquoi pas. Mais dans l’Eucharistie l’Amour commande; tout le reste est alors de
l’ordre de la recommandation. Pendant des siècles, la confession des péchés sous la forme que nous connaissons aujourd’hui
n’existait pas. Les chrétiens ne communiaient-ils pas ? Bien sûr que si. C’est d’abord l’Eucharistie qui est le sacrement de la
rémission des péchés : « Ceci est mon corps et mon sang livré pour la multitude en rémission des péchés »,
dit le prêtre à la place de Jésus au cours de l’Eucharistie.
Enfin comment parler de l’état de grâce sans évoquer la personnalité de Jeanne d’Arc. Le tribunal ecclésiastique jugea
qu’elle n’était pas en état de grâce et la mit à mort. Il fallut des siècles pour que l’Eglise accepte de reconnaître
qu’elle s’était trompée en la livrant au bûcher. Aujourd’hui elle en a fait une sainte à imiter. Alors je serais portée à imiter Jeanne d’Arc,
comme l’Eglise recommande de le faire. Lorsqu’on demanda à la petite bergère de Domrémy si elle était en état de grâce, elle répondit :
« Si je n’y suis que Dieu m’y mette et si j’y suis que Dieu m’y garde ! ». Mais là encore à chacun de juger !
Christine Fontaine
Sculptures de Pierre de Grauw
1 - Sur l'histoire du sacrement de pénitence on peut consulter l'article Les sacrements ont une histoire / Retour au texte