« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites… » (Mt 23,13)
La vie de Jésus n’a pas été un long fleuve tranquille. Elle a été traversée par un conflit de plus en plus rude avec les autorités politiques et surtout religieuses
de son temps. L’issue dramatique de ce conflit fut sa mise en croix avec des brigands. Autant Jésus avait un entretien facile, plein de compassion, avec le peuple,
avec les pauvres, les malades, les exclus, les publicains et les gens de « mauvaise vie », autant a-t-il été conduit, par la puissance même de son message, à se
heurter avec force aux tenants du pouvoir. Ainsi n’a-t-il pas craint de taxer le roi Hérode qui voulait le faire périr du nom de « renard » (Lc 13,32). Mais
c’est avec les prêtres, scribes et Pharisiens – pasteurs du peuple, gardiens de la tradition religieuse juive – que les tensions ont été le plus aigües. « Si
votre justice, disait-il, ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5,20). « Malheur à vous
scribes et Pharisiens hypocrites qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux » (Mt 23,13). « Vous annulez la parole de Dieu au nom de votre tradition »
(Mt 15,6). Mais eux rétorquaient que les bonnes œuvres et paroles de Jésus, puisqu’elles bousculaient leur tradition et leur pouvoir sur le peuple, venaient de Satan
lui-même : « C’est par le Prince des démons que celui-là chasse les démons » (Mt 12,24).
C’est là sans doute un aspect de la vie de Jésus que l’on ne souligne pas assez et qui pourtant nous interpelle de manière radicale : Jésus, qui a passé sa vie à faire
le bien en proclamant la miséricorde de Dieu, a été scandaleusement tué par les pasteurs de son temps. Mais Dieu s’est révélé à ses côtés. Il lui a rendu témoignage et justice
en le ressuscitant, en l’élevant à sa droite comme Seigneur et Sauveur. On ne le dira jamais assez : le christianisme est né d’une persécution religieuse à l’endroit
de Jésus. Aussi porte-t-il en lui une critique radicale des pouvoirs religieux qui se crispent sur eux-mêmes et leur tradition, imposent des fardeaux pesants, ferment
aux hommes le Royaume de Dieu au lieu d’en faciliter l’accès pour leur joie.
(…) Ces paroles bibliques résonnent aujourd’hui avec une gravité particulière aux oreilles des pasteurs. (…) Comment ne pas entendre, en effet, la voix de tous ceux et
celles qui se sont dispersés et éloignés silencieusement sur la pointe des pieds, las d’un discours et d’un fonctionnement ecclésial qui ne les faisaient plus vivre ?
Comment
ne pas entendre les doléances de tous ceux et celles qui, du dedans et du dehors, ne retrouvent pas, de manière prévalente, dans les modes de gouvernement de l’Eglise,
la douceur, la force et la saveur de l’Evangile mais plutôt l’autoritarisme, le légalisme, le conformisme, le sexisme, le carriérisme, le goût des honneurs et des préséances
hiérarchiques ? Et puis cette indéfinissable onction cléricale, stigmatisée par l’ironie populaire, toute empreinte de certitudes et d’autosatisfaction que la passion
de l’Evangile et le souci du frère semblent avoir désertée.
« Il leur parlait en homme qui a autorité. » (Mc 1,22)
Nous vivons aujourd’hui dans une société démocratique ou, en tout cas, dans une société qui est animée par un idéal démocratique. (…) L’enjeu de la démocratie est de
permettre à chacun et à chacune de ne point subir son existence, mais d’être auteur de sa propre vie, de ne point être un simple figurant, mais un véritable acteur sur la
scène de l’histoire commune. Rien n’est moins facile cependant. Car la démocratie est menacée aujourd’hui, de l’intérieur, par la dérive de ses propres institutions.
Le problème, en effet, est de vivre la culture démocratique contre l’emprise des systèmes qu’ils soient bureaucratique, technocratique, particratique, médiatique, etc.
On comprend dès lors que, dans ce contexte, les individus s’efforcent de protéger leur liberté et de gagner leur autonomie face à la logique dominatrice des systèmes. Au
fond, la culture démocratique vivante au cœur des sujets pousse ceux-ci à une prise de distance critique à l’égard des grandes institutions publiques comme aussi à l’égard
des systèmes globaux de pensée qui prétendent détenir la vérité.
Cette aspiration démocratique concerne toute la société. Par le fait même, elle touche aussi au domaine religieux. Ne l’oublions pas, c’est là où les aspirations démocratiques
sont les plus vives que l’institution ecclésiale est aussi le plus fortement contestée, y compris par le peuple chrétien lui-même. C’est que certains modes de fonctionnement
du pouvoir dans l’Eglise comme certaines représentations de Dieu qui légitiment son cléricalisme et son autoritarisme, apparaissent aujourd’hui profondément obsolètes par
rapport aux aspirations démocratiques de la société. Le malaise à l’intérieur de l’Eglise comme la prise de distance de beaucoup à l’égard de l’institution ecclésiale
manifestent l’acuité de la question.
Pour indiquer quelques voies de solution à cette question, il est utile de distinguer « pouvoir » et « autorité ». Le pouvoir peut se prendre, y compris
par la force. L’autorité, jamais. Car l’autorité est toujours reçue ; elle est toujours reconnue par un autre. Jésus, dans la société de son temps, n’avait aucun pouvoir
institutionnel. Mais il jouissait d’une grande autorité. Et cette autorité, perçue comme dangereuse par les pouvoirs de son temps, lui était conférée par ceux-là même qui
l’entendaient. Sa parole, sans pouvoir, faisait autorité. « Ils étaient frappés de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme
les scribes » (Mc 1,22). Le mot « autorité » vient du terme latin « augere » qui signifie « augmenter », « faire croître ». En ce
sens, faire preuve d’autorité, c’est « autoriser », c’est-à-dire, littéralement, permettre à l’autre d’être « auteur » et « acteur » de sa propre existence.
Telle était l’autorité de Jésus ; sa parole était reconnue par ses auditeurs non point comme un pouvoir exercé sur eux, mais comme une puissance de maturation, capable
de « faire grandir » chacun et chacune en liberté.
(…) L’Eglise, bien entendu, n’est pas une démocratie au sens politique du terme. Elle est une communauté fraternelle d’élection, que l’on choisit et à laquelle on appartient
librement. Mais, précisément, en tant que communauté libre et fraternelle où règne une égale dignité, l’Eglise ne devrait-elle pas exceller dans la pratiques des mœurs
démocratiques, les promouvoir en son sein aussi bien que dans la société tout entière ? On est loin du compte. Pourtant, le défi est là : aujourd’hui, c’est dans la mesure
où l’Eglise, à l’opposé de toute crispation autoritaire, s’enrichira de l’esprit démocratique qu’elle sera acceptée par le monde et gagnera aux yeux de nos contemporains son
autorité.
(…) Plus concrètement, on pourrait envisager que l’Eglise, comme corps composé de différents membres, dispose de plusieurs lieux d’autorité qui sont nécessaires les uns
aux autres, qui se limitent mutuellement et dont aucun n’occupe une place centrale en surplomb par rapport aux autres. (…) L’expression « pas sans » pourrait
indiquer le lien entre les différentes autorités : les Ecritures mais pas sans le Magistère ; le Magistère mais pas sans le peuple chrétien et particulièrement
les pauvres ; la loi morale mais pas sans la conscience individuelle ; la foi mais pas sans la raison ; la raison mais non sans la foi. On peut parler en ce
sens de « concert » d’autorités au sens où leurs relations leur assigne une place limitée et les renvoient ainsi à une exigence de concertation. (…) Dans ce cas
aucune ne prétend occuper le centre afin de laisser place, précisément, au souffle de l’Esprit que nul ne peut retenir ni accaparer.
André Fossion
Tissage de l'atelier "Mes-Tissages"
d'après une oeuvre d'Adrian Frutiger