La morale en question
Ces événements se situent à l’intérieur d’un grand bouleversement de la morale.
Ce qui était mal vu autrefois aujourd’hui est permis. Jusqu’au milieu du 20ème siècle, le divorce, bien qu’autorisé par la loi, éveillait une certaine réprobation dans la société. Aujourd’hui c’est monnaie courante. Même les parents chrétiens, la plupart du temps, ne sont pas choqués si leurs filles ou leurs fils nouent des alliances illégitimes et éphémères. La limitation des naissances n’était pas autorisée ; une loi, en 1920, condamnait des publicités anticonceptionnelles mais, depuis le 28 décembre 1967, la vente des préservatifs est autorisée et, face au danger du sida son utilisation est fortement conseillée. L’avortement était un crime ; désormais il est autorisé par la loi civile. On condamnait les homosexuels ; ceux qui les méprisent aujourd’hui sont mis au rang des racistes.
Dans le même temps ce qui était normal est désormais sévèrement condamné. L’asservissement de la femme à son mari reconnu comme « chef de famille » allait de soi. Il a fallu longtemps avant qu’elle ait le droit de vote. Par devoir, elle restait au foyer à s’occuper des enfants. A notre époque, on dénonce comme machiste tout comportement s’opposant à son émancipation. On s’amusait plutôt de certaines approches masculines ; le viol lui-même émouvait peu. Aujourd’hui la promotion de la femme est une obligation : pour y veiller, tout gouvernement se doit d’avoir un « Secrétariat d’Etat à la condition féminine ». On parle aujourd’hui d’actes de pédophilie remontant aux années 40. À cette époque de pareils comportements ne troublaient guère les consciences ; désormais ils sont considérés comme criminels.
Le cléricalisme en question
La prise de conscience de cette révolution morale devrait nous éclairer sur le silence des évêques. Il faut du temps pour que des sensibilités nouvelles s’imposent à tous. Il a fallu dix-neuf ans à l’Eglise de France pour qu’elle s’ajuste à la société laïque. Lors de la loi 1905 l’Etat demandait aux évêques de se constituer en Associations Diocésaines. L’Episcopat n’en a compris l’intérêt pour elle et pour le pays qu’en 1924. Les progrès de la psychologie ont révélé les traumatismes dont souffrent les victimes de la pédophilie. Il a fallu du temps pour que s’éveille la conscience de tous, et en particulier des évêques, sur les dégâts entrainés par ces comportements déviants. Remercions les victimes d’avoir pris la parole et reconnaissons que, malgré quelques bavures, les évêques s’efforcent depuis quelque temps de réagir.
Reste à comprendre ce comportement aberrant. Un prêtre, avant d’être ordonné, passe six ou sept ans de sa vie en liaison étroite avec des formateurs ; ils ont, entre autres soucis, celui d’apprécier la maturité affective de chacun avant qu’il ne s’engage à vivre le célibat. Faut-il dénoncer l’incapacité de ces formateurs ? Il semble que leur tâche soit souvent entravée par les évêques eux-mêmes. Il arrive que les candidats qu’on a écartés cherchent et trouvent un autre diocèse en France où l’évêque, affronté à un manque de prêtres, s’empresse de les accueillir pour étoffer son presbyterium.
Monseigneur de Moulin Beaufort a une belle expérience. Aujourd’hui archevêque de Reims, il fut Supérieur du Séminaire de Paris avant d’être évêque auxiliaire du Cardinal Vingt-Trois. Dans un article de La Nouvelle Revue Théologique (n° 140 – janvier/mars 2018), il s’efforce intelligemment de comprendre le problème. Sans doute a-t-il raison d’évoquer, à ce propos, la relation des prêtres pédophiles à leur évêque. Mais on peut discuter la manière dont il en parle. « Leurs charismes, écrit-il, leurs exigences, les œuvres qu’ils avaient fondées, le milieu dont ils s’étaient entourés rendaient compliquées leurs relations avec les autres prêtres. » Ils ne laissaient pas la possibilité à l’autorité de les faire rentrer, comme les bons prêtres, dans « les projets pastoraux ». L’autorité craignait « d’être accusée de ‘couper les têtes qui dépassent un peu’, de jalouser les prêtres de talent… » Très souvent, « ces prêtres se sont complus intérieurement dans un sentiment de toute puissance ».
On comprend mal comment un prêtre qui s’épanouit dans son ministère serait plus perverti qu’un autre. En réalité, la remarque de ce Pasteur laisse deviner ce que peuvent être les sentiments d’un chef de diocèse : par peur de ne pas être obéi il se méfie de ceux qui font preuve d’inventivité. Un prêtre se doit d’être soumis au pouvoir de celui qui élabore des « projets pastoraux ». S’il fait preuve d’initiative, il faut se méfier : il risque de se complaire « intérieurement dans un sentiment de toute puissance ». Le conformisme et la médiocrité seraient-ils les vertus du prêtre ?
Dans ce même contexte, l’auteur fait allusion aux relations difficiles avec les confrères. Il est bien vrai que dans le bas clergé on a du mal à s’entendre mais pas seulement avec les prêtres pédophiles. Le comportement des sous-chefs – doyens, vicaires épiscopaux ou généraux – est souvent pénible. Il est vrai qu’on se jalouse dans les équipes presbytérales et la source en est rarement la présence d’un prêtre pédophile.
Risquons une explication. Le clergé est pris dans une structure hiérarchique. D’une part, il doit se soumettre à son évêque : un lien de féodalité le lie à « son Seigneur » depuis le jour de l’ordination. Pris dans ce système de soumission le prêtre se penche sur autrui pour endosser à son tour le rôle de Maître et de Père. Il se tourne aussi vers ses confrères en souhaitant les dominer : il fait naître ainsi des conflits durs à vivre. Quelques-uns orientent « le sentiment de toute puissance » dont parle Monseigneur de Moulin-Beaufort vers les enfants qui, eux, sont incapables de résister. L’exercice de la hiérarchie, tel que nous le vivons en notre temps, est peut-être à repenser.
L’Eglise en question
A bien y réfléchir faut-il faire porter le poids de la faute sur les seuls évêques ? Jusqu’à une date récente, la société tolérait la pédophilie. On la condamne énergiquement maintenant. L’attitude d’André Gide par rapport aux petits garçons était bien connue sans que cela porte atteinte à l’admiration qu’on lui portait. Dans l’Eglise même on était très sévère pour un prêtre ayant une liaison avec une femme ; on méprisait les « défroqués » mais on était assez indulgent pour un prêtre pédophile. En 1976, arrivant comme curé dans une paroisse du diocèse de Nanterre, je me suis trouvé devant un confrère dont l’attitude trouble à l’égard des enfants était bien connue dans la communauté. J’ai alors prévenu l’Evêque qui l’a renvoyé dans son diocèse d’origine. C’était déclencher la colère de bien des paroissiens : on m’accusait de rigidité et d’intolérance ! Dans certaines communautés chrétiennes, dans certains internats, dans certaines aumôneries, on connaissait ces déviances qu’on réprouve aujourd’hui mais dont on s’accommodait naguère.
On comprend aisément ce qui, désormais, déclenche l’émotion. Des victimes ont parlé et fait connaître les souffrances qu’elles subissent encore. Les psychologues ont mis à jour les graves méfaits de ces agressions. Le Pape François a écrit une belle lettre qu’il adresse à tous les fidèles et pas seulement aux prêtres : il invite tous les laïcs à lutter contre le fléau. Que faire ?
La principale réponse se trouve dans le texte du Pape. Chacun se doit de lutter contre le mal. C’est la raison pour laquelle un prêtre fait circuler une pétition parmi les chrétiens pour demander la démission de l’Archevêque de Lyon : il pense, ce faisant, lutter contre un certain cléricalisme. C’est une façon, sans doute, de refuser que le pouvoir d’un supérieur hiérarchique, même s’il est Archevêque et Cardinal, soit intouchable et sacré. La dimension hiérarchique de l’Eglise est seconde par rapport à son caractère fraternel. On peut signer la pétition ou non, juger la demande pertinente ou non. Il n’empêche que cette façon de s’adresser à Monseigneur Barbarin est un acte qui voit en lui un frère que l’on conseille plutôt qu’un prince qu’on vénère. C’est marcher sur le chemin que le Pape François adresse à l’Eglise : il invite tous les baptisés à se battre contre toute forme de cléricalisme.
Sans doute, une des conséquences de ces événements navrants est de réveiller la conscience des baptisés. L’appel venu de Rome s’adresse à tous. Il concerne, bien sûr, les évêques, les prêtres ou les diacres, mais aussi les laïcs à qui souvent on confie des responsabilités importantes. Avec une fausse humilité, certains se disent serviteurs alors qu’en réalité, à l’égard de ceux dont ils ont la charge, ils n’agissent pas mieux que les chefs de ce monde. L’appel s’adresse à tous les baptisés. Que d’initiatives heureuses pourraient jaillir dans le Peuple de Dieu si tous comprenaient que leur vocation dans l’Eglise ne consiste pas nécessairement à se soumettre aux directives de la hiérarchie ! Nous avons tous à exercer nos propres facultés de discernement.
Osons dire aussi qu’en l’occurrence les prêtres pédophiles demeurent des baptisés et, par suite, des frères. Certes, il convient que la justice du pays intervienne. Il faut aussi que, dans l’Eglise, on prenne des mesures efficaces pour sauver les plus petits qui, parmi les siens, sont menacés. Plutôt que de déplacer de lieu en lieu des prêtres prédateurs, sans doute vaudrait-il mieux les réduire à l’état laïc. Cela dit, gardons-nous de céder à la tentation du pharisaïsme : ne croyons pas que nous sommes du côté des purs. Dans « le corps du Christ », justes et pécheurs sont ensemble en attente de la grâce qui n’a rien à voir avec la vertu. « Le pécheur donne la main au saint et le saint au pécheur » disait Charles Péguy. Croire que nos bons comportements nous mettent au-dessus du délinquant est une grave erreur. « Portez les fardeaux les uns des autres », écrit Saint Paul dans l’épitre aux Galate (6,2). Un prêtre condamné porte un fardeau lourd ; il nous faut inventer les moyens de partager sa souffrance : il vit une mort sociale totale.
Gardons-nous enfin d’en rester à un problème clérical. Certes, les événements qui se révèlent en notre temps défigurent le haut et le bas clergé. Ouvrons les yeux sur tous les enfants. Il est bon que, dans le Peuple de Dieu, on écoute avec une extrême attention la souffrance des victimes. Il serait sain de prendre conscience que le drame qu’elles vivent n’est pas propre à l’Eglise. Le même travail d’occultation s’opère dans l’Education Nationale et sans doute dans beaucoup d’autres institutions. Beaucoup de pères et d’oncles abîment leurs enfants, leurs neveux ou nièces. Que dire d’un certain tourisme sexuel en quelques pays ! Sans doute, les chrétiens seraient fidèles à leur vocation si, pour sauver les plus petits, ils tentaient de réveiller la conscience du monde entier.
Michel Jondot, prêtre
le 31/08/2018
Vitraux de Manessier