Ton métier de théologien consiste à t’interroger sur la vérité révélée. Comment présenterais-tu la vérité que tu as découverte dans l’Évangile, dans l’Écriture, dans la tradition, dans l’Église ?
D’abord je ne l’ai pas découverte, je la découvre. Et quand je dis que je la découvre, cela signifie que je n’accepte pas telle quelle la vérité qui m’est présentée au nom de l’Écriture, au nom de la tradition. Cependant, loin de moi la pensée d’opposer ma vérité à celle qui me vient des Écritures et de la tradition. Simplement – est-ce un héritage cartésien, je ne sais pas – je demande un droit de regard. Pourquoi un droit de regard ? Parce que cette vérité ne me vient pas comme expression de la vérité universelle ; elle me parvient comme une vérité qui m’est dite par le christianisme et qui ne représente quand même maintenant qu’une portion de la vérité totale, je veux dire une portion de l’humanité. Et donc, avant de dire que c’est LA vérité, j’ai besoin d’interroger toute la vérité qui est autour de moi et qui déjà pénètre également le monde chrétien.
Tu dis que tu ne t’intéresses pas seulement à la vérité chrétienne mais à la vérité totale. Qu’entends-tu par vérité totale ?
Si je prends les concepts purement rationnels, la vérité totale ne peut être que la vérité de tous. Personne ne peut la mesurer à l’heure actuelle. Il y a dans le christianisme une dimension d’ouverture et d’ouverture universelle par définition. Donc il me demande d’écouter la vérité qui vient de partout. Je me souviens d’avoir lu jadis, chez le père Montchanin qui vécut longtemps en Inde, qu’on ne saurait recevoir la totalité de l’Évangile de Jean que lorsque cet évangile aurait été traduit, lu, assimilé par tout le peuple indien, disons donc par le peuple universel. Pour moi, la vérité chrétienne est une ouverture sur la vérité universelle. Elle me dit que, au nom de ma vérité chrétienne à laquelle j’adhère, je ne peux pas exclure la vérité de l’autre : d’autres religions, d’autres cultures ; disons simplement, la vérité de l’humanité quand elle sera parvenue à une unité – cette unité que l’Évangile de Jean nous fait miroiter : « Qu’ils soient tous un comme nous sommes un. »
Veux-tu dire que la vérité est, pour toi, comme une sorte de mouvement de l’humanité vers une certaine unité de tous ?
Tout à fait… sauf que, en tant que chrétien, je veux bien que mon point de vue ne soit pas admis par tous. Le fondement pour moi de la vérité, c’est qu’elle s’est incarnée dans un événement et un homme de l’histoire. Par là, la vérité s’est humanisée. Elle a voulu s’exprimer dans toute l’humanité. Je suis chrétien, donc je prends la vérité chrétienne comme guide de ma pensée vers la vérité toute entière. Jésus a dit : « Je vous enverrai l’Esprit qui vous conduira vers la vérité tout entière. » La plénitude de la vérité de l’Évangile, de la vérité qui s’est incarnée en Jésus de Nazareth, ne peut nous être connue que dans son ouverture sur l’universel. C’est pourquoi nous ne pouvons frapper personne d’exclusion ni accuser quiconque de mensonge sauf quand une expression se présenterait qui justement fermerait la vérité. Alors nous pouvons dire : non, la vérité n’est pas là.
Peux-tu décrire ce que signifie « fermer la vérité » ?
Ce serait l’enfermer dans un livre, dans un dogme fût-il catholique, mais aussi bien dans une autre religion. On enferme la vérité lorsqu’on exclut les autres au nom de ce qui nous paraît être la force entière de la vérité. La vérité c’est toujours ce qui nous dépasse. Donc moi chrétien, je dirai que la vérité est chrétienne mais le christianisme est l’ouverture sur l’universel. C’est cela une pensée catholique. Donc je ne prétends pas même enfermer la vérité dans mon acte de foi, si ce n’est pour dire qu’elle est là mais que je ne l’ai pas enveloppée dans ma pensée.
Quand tu te trouves avec des musulmans qui te disent : « La vérité passe chez nous… il faut passer par nous pour y accéder… », qu’entends-tu dans leurs propos ?
Faut-il, pour accéder à la plénitude de la vérité du christianisme, que je passe par la vérité juive qui n’accepte pas d’être enfermée dans la vérité chrétienne ? Faut-il que je passe par la vérité musulmane ? Mais elle ne peut pas non plus se prétendre comme vérité universelle. La vérité universelle n’est pas la somme de toutes les vérités, c’est l’exclusion de toute exclusion. Je n’irai pas chercher la vérité universelle dans l’islam. J’écouterai la vérité de l’islam dans la mesure où je peux la comprendre. Mais le puis-je vraiment ? Je n’appartiens pas à une tradition musulmane, pas plus qu’à une tradition juive. Je suis de tradition chrétienne : j’admets a priori que ma capacité de dire la vérité est limitée. Mais je ne dirai pas que la vérité universelle est la somme de la vérité, juive, chrétienne, musulmane, bouddhiste, etc. C’est ce qui fait éclater les frontières de toute vérité partielle.
Benoit XVI a écrit une encyclique sur « La Vérité dans la charité » (Veritas in caritate). Comment te situes-tu par rapport à cette position ?
Je n’ai malheureusement pas médité cette encyclique. Depuis longtemps je ne lis plus les textes pontificaux pour pouvoir rester dans la foi chrétienne. Fatalement, vue sa position, Benoît XVI est le défenseur d’une certaine vérité qui a tendance à inclure dans le christianisme. Dans quel christianisme ? Dans le dogme chrétien ou dans la révélation chrétienne ? Quand on médite l’Évangile, on a très peu de vérités définies, très peu de clôtures. J’aurais même envie de dire que l’Évangile est l’abolition des clôtures. Benoît XVI est-il d’accord avec cette définition ? Je n’en suis pas sûr et je comprends pourquoi : il a une institution derrière lui. S’il prenait des positions quelque peu « relativistes », une partie de ses fidèles récemment ralliés au catholicisme l’abandonneraient.
Je sais bien que la vérité ne peut pas être le caravansérail de toutes les opinions. La vérité ne consiste pas à dire une « sorte » de vérité. C’est affirmer à la fois un principe d’exclusion et d’ouverture. L’Évangile exclut tout ce qui exclut. La vérité dans l’Évangile ouvre sur un universel qui – je dois le dire au nom de ma foi – se récapitule en Jésus. Je dirai seulement que, d’après saint Paul, tout se récapitule en Jésus : « À la fin de tout, quand Jésus lui aura remis sa royauté alors Dieu sera tout en tous. » (1Co 15,38). Je rappelle que cette formule « Dieu tout en tous » est issue de la philosophie stoïcienne du premier siècle.
On trouve souvent, dans des textes officiels de l’Église, en particulier ceux de Vatican II, une sorte de vision concentrique de la vérité : le christianisme est au centre, puis on trouve les monothéismes juifs et musulmans, ensuite les bouddhistes et enfin les agnostiques ou les athées. Plus on s’éloigne du centre plus on est étranger à la vérité. Que penses-tu de cette vision où le christianisme est au centre mais où il y a quand même de l’estimable chez les autres ?
Tu évoques la déclaration « Nostra aetate » de Vatican II. Il est vrai que cette vision ramène tout, au bout du compte, à la vérité chrétienne. Mais dans une vision historique, il faut aussi reconnaître que c’est la première fois que l’Église a reconnu qu’il y a aussi de la vérité ailleurs. Je prends cette déclaration comme un texte d’ouverture sur les religions. Je crois que beaucoup de cercles catholiques ont ressenti cette ouverture comme un grand pas fait en avant. Tu pourras me dire, avec raison, qu’ensuite il y a eu des textes qui disaient que la vérité est chez nous. Cependant on ne peut nier les textes d’ouverture sur l’universel, sur l’extérieur.
Je crois qu’un texte du magistère doit être approché à partir de ce qu’il a dit de neuf. Tous les textes du Magistère répètent : « Comme l’ont dit nos prédécesseurs d’illustres mémoire… ». L’intérêt d’un document du magistère réside en ce qu’il a dit de neuf. La nouveauté de Nostra Aetate à Vatican II consiste dans l’ouverture sur les autres religions. Alors qu’avant on disait : « La vérité est chez nous et ailleurs il n’y a que du mensonge », Vatican II a voulu tenir un langage différent. Je concède pleinement qu’il y a encore du chemin à faire et que bien des prises de positions aujourd’hui semblent revenir en arrière. Cependant je veux considérer d’abord l’ouverture permise par Vatican II.
Comment retraduirais-tu la vérité du message de Jésus-Christ dans notre monde tel qu’il est aujourd’hui, en particulier dans son pluralisme religieux et la présence de l’islam en Europe ?
Je n’ai pas la même sensibilité que toi parce que je ne rencontre pas, pour ma part, de musulmans. Cependant je dirais que je ressens cette impulsion à l’ouverture qui est donnée. Avant d’être une ouverture abstraite – sur des concepts – elle est une ouverture sur des individus. À partir de là et dans la mesure où eux-mêmes seront convertis à cette ouverture, alors on fera la vérité ensemble.
Deux systèmes religieux –l’islam et le christianisme – se rencontrent sur une même terre. Ne sont-ils pas convaincus de posséder quand même chacun la vérité ? Et si oui, comment ne pourraient-ils pas s’affronter et la religion devenir source de guerre ?
La vérité du christianisme consiste à s’ouvrir à l’autre. Il ne s’agit pas de vouloir convertir l’autre, ce qui est toujours une attitude violente. La charité fait la vérité. Il n’y a pas de vérité abstraite. La vérité c’est quand on se serre la main, quand on s’embrasse. Si un musulman me dit que la vérité est dans l’islam, dans la charia, je respecterai sa position. Mais je lui dirai que la vérité ne peut pas être inscrite seulement dans un code ; elle est au-delà. Je ne peux pas m’enfermer dans la Loi de l’autre, dans la charia. Je ne suis pas musulman ni arabe. Je suis foncièrement chrétien. Je dirai au musulman : j’essaye d’aller au-delà ; s’il te plaît, fais, toi aussi, le même chemin ; alors nous pourrons nous rencontrer.
Dirais-tu que la vérité est au travail lorsqu’un groupe de musulmans et de chrétiens se rencontrent fraternellement ?
Elle est dans l’échange, partagée entre musulmans et chrétiens. Les chrétiens ont une vérité incarnée en Jésus-Christ. Je ne le dis pas pour urger la foi en Jésus mais pour urger la réconciliation entre hommes. La vérité n’est pas dans l’Oumma musulman, pas plus que dans la « chrétienté ». Quand on voit tous les crimes, notamment contre l’islam, qui se sont fait dans la chrétienté ! La vérité de l’échange entre musulmans et chrétiens nous pousse précisément à désavouer la vérité qui a pu s’exprimer jadis dans un christianisme guerrier.
Joseph Moingt, mis en ligne le 10/09/2021
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