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Vers quelle Eglise ?
Joseph Moingt

Joseph Moingt n'est pas seulement le théologien savant dont les livres auront nourri la pensée chrétienne depuis plus d'un demi siècle. Il est l'ami qui, depuis 35 ans, éclaire notre groupe dans sa volonté d'être fidèles à l'Eglise et à la société.

(2) Commentaires et débats



Le titre de cet article - en ligne - est interrogatif. Je voudrais, en effet, ne rien faire de plus qu'ouvrir une base de questionnements propres à alimenter nos réflexions sur l'avenir de l'Église, sans les orienter d'avance, subrepticement, vers une forme d'Église prédéterminée. Souhait plus ou moins illusoire, je m'empresse de l'avouer pour qu'il ne soit pas soupçonné d'être hypocrite : on ne lance pas de questions sans quelque idée préconçue. Toutefois, - autre aveu non moins sincère -, je suis loin d'imaginer quelle forme pourrait prendre l'Église demain, c'est-à-dire dans quelques années, dans l'ignorance où je suis de la volonté d'une majorité de catholiques à porter eux-mêmes son avenir vers quelque direction que ce soit. Ce questionnement a donc pour première intention consciente et avouée d'inviter les lecteurs à s'interroger sur le sentiment qu'ils ont de leurs propres responsabilités à l'égard de cet avenir.

Ce présupposé établi, on aura remarqué que la question énoncée par le titre de l'article est incomplète. Pour ce motif que j'en poserai deux en fait : Vers quelle Église allons-nous ? et Vers quelle Église voulons-nous aller ? J'avais d'abord pensé et voulu n'en poser qu'une, la seconde, quand je me suis avisé qu'une certaine orientation était d'avance donnée, qu'on le veuille ou non, à son avenir, orientation qui limite singulièrement le champ des possibles que nous voudrions ouvrir. Commençons donc par la première question.


Vers quelle Église allons-nous ?

Cette orientation est double, à son tour : il y a celle qui vient de l'histoire, et elle me paraît inéluctable, et celle qui vient du Magistère, avec laquelle nous devrons compter.

La première s'appelle la modernité, ou la sécularisation de la société, ou le retrait de la religion, ou encore, en termes plus pessimistes, la déchristianisation. À observer depuis combien de siècles le phénomène est en route, qu'il n'a fait que s'aggraver et s'étendre depuis des temps récents, on ne peut guère espérer que la situation aille en s'améliorant, malgré les "effervescences religieuses" signalées en quelques endroits : aucun signe d'amélioration du recrutement sacerdotal, ni d'une fréquentation accrue des églises, ni du rajeunissement des assemblées paroissiales ; mis à part les quartiers bourgeois des grandes villes, l'Église de France va continuer à se désertifier.

À cette première donne s'ajoute l'impulsion présentement donnée, et déjà depuis le pontificat précédent, par le Magistère de l'Église. Incontestablement, l'heure est à la restauration : de l'autorité romaine sur l'ensemble des Églises, de l'autorité épiscopale sur le clergé paroissial, de l'identité sacerdotale (l'adjectif "presbytéral", usité depuis Vatican II, n'est plus à la mode) et de l'autorité du prêtre sur tous les ministères ecclésiaux, de la liturgie eucharistique et de la discipline sacramentelle dites "traditionnelles", de l'autorité des anciens conciles pour l'interprétation de Vatican II, etc. Un personnel approprié est en place pour assurer cette remise en ordre : des évêques conservateurs ont été nommés en divers lieux, un grand nombre de prêtres, formés dans un esprit de retour à la tradition, sont sortis des communautés ou congrégations nouvelles, quelques autres de séminaires "refondés ", un peu partout les laïcs ont été remis à leur place. Non qu'on veuille se priver de leurs services, - comment le pourrait-on ? Mais, pourvus de "lettres de mission" en bonne et due forme et insérés dans des équipes sacerdotales et pastorales, ils sont invités à travailler sous la responsabilité ultime des prêtres.

Il convient de réfléchir à ce que produira ce retour à l'Ordre en situation de sécularisation continue : quand auront disparu, d'ici à quelques années, les prêtres formés à l'esprit de Vatican II, déjà parvenus à l'âge de la retraite, et les laïcs engagés formés au même esprit, eux aussi d'un certain âge, les pratiquants réguliers devront se regrouper autour des rares prêtres en activité, absorbés dans des tâches cultuelles, et l'Église prendra fatalement le visage d'une institution cléricale, traditionaliste, ritualiste, refermée sur elle-même, osons dire "sectaire ". Si la situation religieuse ne vous paraît pas aussi grave que je l'ai décrite ou si elle ne vous angoisse pas, et si l'orientation présentement donnée à l'Église vous donne toute satisfaction, alors il est inutile de passer à la seconde question. Si vous décidez de l'aborder maintenant, il sera utile de garder en mémoire le paysage ci-dessus décrit, car on n'y échappera pas sans s'y affronter.


Vers quelle Église voulons-nous aller ?

Le seul fait de se poser cette question signifie qu'on n'est pas entièrement d'accord avec l'orientation prise et donnée par l'Église hiérarchique, qu'on y est peut-être même très opposé. Je maintiens cependant "ce présupposé" qu'on ne veut rien faire en dehors d'elle ni contre elle. Attention ! Ce présupposé ne va pas de soi : de nombreux catholiques ont déjà quitté l'Église, parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec ce qu'elle disait ou faisait, d'autres ne fréquentent plus que de loin en loin les assemblées paroissiales et se réunissent en petits groupes pour y mener une vie chrétienne plus conforme à leurs attentes. Je ne les blâme par, car je comprends leurs raisons. Cependant, si j'ai admis, "par présupposé", qu'on ne voulait pas quitter l'Église ni lui désobéir, c'est parce que j'ai pensé qu'on ne pouvait pas vouloir faire une Église qui ne serait plus celle qui nous a faits chrétiens, celle qui nous a donné l'Évangile et la foi, le baptême et l'eucharistie. J'admets, encore une fois, qu'on puisse vouloir la quitter, si on a de bonnes raisons de penser qu'elle est devenue infidèle à sa mission ou incapable de bien la remplir. Mais, dès lors qu'on a la volonté de faire Église, de lui donner une orientation différente de celle qu'elle prend actuellement, on cherche à le faire du dedans, dans un sens contraire au sien, oui, et pourtant en communion avec elle.

Cela admis, il importe de réfléchir à ce "nous" qui se met en avant quand on se demande : quelle Église voulons-nous ? En principe, puisque nous voulons infléchir la direction où s'engage l'Église actuellement, nous nous mettons à part de ceux qui impulsent ce mouvement et de ceux qui s'en accommodent, - alors que représente ce nous ? La majorité des fidèles de notre paroisse ? Peu probable. Un petit groupe suffisant quand même pour faire entendre sa voix ? Ou constitué d'autres chrétiens que nous rencontrons ailleurs ? Et de beaucoup d'autres encore que nous souhaitons alerter et regrouper, mais par quelle voie i?

Toujours en vue de définir ce nous, puisqu'il ne s'agit pas, par hypothèse, de faire une autre Église ni de délimiter au-dedans d'elle un petit coin où un petit groupe de chrétiens pourrait vivre différemment de l'ensemble des autres, on doit se demander comment ce nous, forcément petit au départ, pourra se faire entendre en tant que voix de l'Église, d'une Église qui voudrait être autre, et pourtant authentique, car "nous sommes aussi l'Église", et cela sans se constituer en "groupe de pression" qui chercherait à "prendre le pouvoir", mais en "courant d'opinion" qui tient à se faire entendre, parce que conscient de sa légitimité ?

Pour faire entendre la légitimité
1) d'une autre voix
2) capable d'engager l'Église dans une autre voie, il me paraît utile de réfléchir à la contradiction qui se cache dans la première question que j'ai soulevée.


Vers quelle Église aller, autre que celle vers laquelle on va ?

En très bref, la société déchristianisée dans laquelle nous vivons est une société qui s'est laïcisée et sécularisée,
1) pour se libérer d'une théocratie qui lui refusait la liberté de pensée et de parole,
2) et pour ouvrir à la science et à la constitution de l'État les voies nouvelles que le poids d'une tradition archaïque et sacralisée lui interdisait non seulement de prendre, mais même de chercher.

Or, l'orientation actuellement donnée à l'Église vise,
1) à réaffirmer l'autorité d'une tradition intangible qui ne tolère en elle aucune nouveauté de constitution ni de pensée,
2) et à restaurer la sacralité d'une autorité hiérarchique et cléricale qui ne tolère aucun partage et qui se ferme à l'ouverture sur le monde où Vatican II avait voulu l'engager.

Dans ces conditions, on doit constater :
1) que l'Église continuera à se vider, sans faire revenir à elle ceux qui l'ont quittée ni attirer les jeunes, car le plus grand nombre de chrétiens se veulent "majeurs", c'est-à-dire "responsables" de leur foi et de leur vivre-ensemble, c'est-à-dire encore aptes à en rendre raison, à en parler et à en décider en Église et devant le monde, et il en ira forcément de même des candidats potentiels à l'entrée en Église,
2) et qu'elle se rend inapte, par conséquent, à remplir sa mission d'évangélisation du monde, tant qu'elle s'obstine dans cette attitude de fermeture et de refus de tout changement.

Quand on aura réfléchi à tout cela, alors se posera le problème de définir une plate-forme de propositions qui pourraient être faites à l'Église hiérarchique, par des chrétiens conscients de leurs responsabilités apostoliques, pour l'aider à remplir sa mission dans le respect de son identité. Je soulèverai quelques questions à se poser dans ce but et j'indiquerai quelques pistes de réflexion. - Comment peut se faire l'évangélisation du monde aujourd'hui ? - Pas sous mode de catéchisme ni d'enseignement ni de prédication, mais d'entretiens entre chrétiens et non chrétiens, au plus près des difficultés concrètes qu'ils rencontrent chaque jour et des problèmes de société, entretiens dans lesquels tomberaient des semences d'Évangile.

- Qu'est-ce qui habilite des chrétiens (chrétiennes) laïcs (laïques) à offrir leurs services pour la mission de l'Église ? - Vatican II les y invite expressément, et leur concours paraît d'autant plus utile que la parole magistérielle souffre d'un grave manque de crédibilité et n'est guère écoutée par le commun des gens.

- À quelle condition les laïcs seraient-ils aptes à remplir cette mission ? - Ils devraient s'entraîner à méditer et étudier l'Évangile, avec l'aide de ceux qui auraient reçu une formation appropriée, et réfléchir entre eux, à sa lumière, aux problèmes dont ils auront à débattre avec d'autres personnes de leur entourage.

- Quelle forme d'Église serait la mieux adaptée à l'exercice de la mission des laïcs ? - On pensera à de petites communautés missionnaires, faites pour la circulation de la parole et pour l'action apostolique sur le milieu environnant, laissées pour ce motif à la libre organisation des fidèles, en communion avec l'autorité ecclésiastique locale, et qui seraient occasionnellement ouvertes à toutes personnes désireuses de débattre de leurs problèmes avec des chrétiens.

- La circulation de la parole évangélique suffirait-elle à identifier un groupe de ce genre en tant que communauté d'Église ? - Non sans doute, car l'Église se doit d'offrir au monde un visage sacramentel (qu'il faudrait d'ailleurs définir), et la mémoire de Jésus, qui se ferait dans ces communautés, serait par elle-même un appel à sa présence eucharistique. Mais c'est une question qui relève de la communi(cat)ion avec l'Église locale, et bien d'autres questions - toutes celles qui précèdent - sont à débattre entre nous avant d'être portées à l'échelon supérieur.

Il me reste à vous souhaiter bonne méditation.

Joseph Moingt
théologien jésuite

Oeuvres de Dominique Doulain