1. De la pénitence publique aux indulgences.
Un rappel historique (1)
Dans les premiers siècles, pour les manquements de la vie quotidienne, l'Église conseillait certes au chrétien de manifester à Dieu son repentir par la prière, par le jeûne, par l'aumône, tous moyens qui nous sont proposés par l'Écriture (par exemple l'aumône : Daniel 4,24), mais elle n'intervenait pas directement. Pour les fautes graves et publiques, essentiellement le meurtre, l'adultère, et la participation à des sacrifices païens, le fautif était exclu de l'assemblée des fidèles, et ne pouvait y être réadmis et profiter à nouveau des grâces que Dieu y dispense qu'après une longue et pénible pénitence publique, de plusieurs années souvent, à laquelle l'évêque mettait fin en réconciliant le pénitent lors des fêtes de Pâques ou de Noël. L'empereur Théodose lui-même n'échappa pas à ces rigueurs après le massacre de Thessalonique.
Lorsque se fut répandu, au haut Moyen Age, l'usage de la confession individuelle privée, la pénitence ne disparut pas, mais elle fut considérée comme une sorte de réparation, de satisfaction rendue à Dieu par le pénitent non plus avant, mais après l'absolution de ses fautes. Celle-ci lui a été octroyée par le prêtre en vertu du pouvoir conféré par le Christ à l'Église en la personne de Pierre et des apôtres ; c'est ainsi en effet que la théologie interprète dès lors les textes évangéliques sur le "pouvoir de lier et de délier". Cette forme de "satisfaction" paraissait d'autant plus nécessaire que, par un mode de pensée qui relève plus de l'analogie avec les relations de ce monde que de l'Écriture (encore que, dans 2 Samuel 12,14, le premier fils de David et Bethsabée meure effectivement malgré le repentir du roi...), on avait l'idée que, même pardonné, le pécheur reste redevable de "peines temporelles pour le péché" à acquitter pour que tout redevienne comme avant. Pour aider les confesseurs, l'Église médiévale a même produit des "tarifs" prévoyant la récitation d'un nombre défini de Pater et d'Ave pour les fautes vénielles, des mois et des années de pénitence dans la réclusion d'un monastère ou lors d'un pèlerinage pour les crimes plus graves.
Ce "pouvoir de lier et de délier" délégué par Dieu impliquait aussi, on se mit à le penser à partir du 11ème siècle, le pouvoir pour la hiérarchie ecclésiastique de remettre au moins en partie ces "peines temporelles" en raccourcissant le temps de pénitence. Ainsi naquirent les indulgences. A l'occasion d'un pèlerinage, d'une consécration d'église, on dispensa d'une partie du temps de pénitence imposé ceux qui s'étaient confessés et avaient été absous. Les "300 jours d'indulgence" qu'on lit encore au bas de textes de prière sur des images pieuses d'il y a cinquante ans veulent dire précisément cela, 300 jours de pénitence de moins. La première "indulgence plénière", remettant totalement les peines temporelles restant dues pour le péché pardonné, semble avoir été décidée par Urbain II en 1095 au bénéfice des premiers croisés. Au 12ème siècle les indulgences partielles, liées à des dévotions diverses, se multiplient. En 1215, au Concile du Latran, l'indulgence plénière réservée aux croisés est étendue à ceux qui leur fournissent des subsides : c'est sans doute la première fois que l'indulgence est accordée à un versement d'argent, un mécanisme est en marche qui conduira aux pires abus. En même temps, un François d'Assise s'inquiète que l'indulgence plénière soit réservée à ceux qui sont assez riches pour s'équiper comme croisés ou pour équiper un croisé, et réclame qu'elle soit accessible aux pauvres et aux petits : ainsi naîtra, du vivant de François ou peu après, l'indulgence attachée à la visite de l'église franciscaine de la Portioncule. Le petit Pauvre ne s’est pas révolté contre l’indulgence, il a demandé qu’elle profite à tous.
Une dérive est donc en route. Elle fut accentuée par l'application des indulgences aux défunts. Cela est lié à l'idée du purgatoire. Très peu de chrétiens, à l'instant de leur mort, peuvent se tenir pour prêts à cette vision de Dieu "tel qu'il est" (1 Jean 3, 2) qui nous est promise. Comme pour Isaïe lors de sa vocation (Is. 6,1-6), la grâce d'une purification paraît bien nécessaire. Les premiers siècles chrétiens ne se sont pas souciés de chercher à définir le mode de cette purification, ils avaient mieux et plus urgent à faire, et s'en remettaient à Dieu. Le Moyen Age a été plus audacieux, peut-être parce que, faute d'une possibilité intermédiaire entre le ciel, dont on ne se sentait pas digne, et un enfer terrible et définitif, on risquait le désespoir. La théologie médiévale a voulu combler ce vide, supprimer un "tout ou rien" inquiétant. Mais, ce faisant, on s'est représenté la purification comme relevant d'un lieu, le purgatoire, (2).
où l'on devrait rester un certain temps pour payer dans les supplices ce qui restait dû, selon une imagerie dépendante des conditions de la vie terrestre. Le temps de la purification, en particulier, fut conçu à l'image de nos jours et de nos années, et comme en parallèle avec eux. L'aboutissement de tout cela, ce fut en 1514 la prédication du dominicain Jean Tetzel collectant des dons assortis de l'indulgence plénière, et annonçant qu'à chaque chute d'une pièce d'or dans sa sébile une âme s'envolait du purgatoire vers le Ciel. Et, encore aujourd'hui, il se trouve des fidèles pour croire que "300 jours d'indulgence" signifie 300 jours gagnés sur le temps de stage au Purgatoire.
On voit la catastrophe. Même si la théologie catholique a toujours distingué le pardon sacramentel accordé au nom de Dieu par le confesseur mandaté et les dispenses de peine et de pénitence relevant des indulgences, et si elle a toujours lié le bénéfice des indulgences à la confession et à l'absolution préalables des péchés mortels, la confusion fut évidemment faite : l'accomplissement des œuvres donnant le droit à l'indulgence (départ en croisade, pèlerinage, bientôt un simple don d'argent.) prend le pas sur le reste. Tetzel en arriva même à soutenir que, si l'absolution et l'état de grâce préalables sont effectivement nécessaires lorsqu'on veut gagner pour soi-même une indulgence, il n'en est plus de même si on souhaite l'affecter à un défunt !
Un autre aspect du scandale fut que l'interprétation ainsi professée du pouvoir de lier et de délier, jointe à l'affirmation que les œuvres entraînant l'indulgence étaient le seul moyen de s'affranchir ou d'affranchir ses morts des peines méritées, aboutit à réserver l'exercice du pardon et de la miséricorde envers les pécheurs à la seule hiérarchie ecclésiastique. Dieu lui-même, dans cette perspective, a tellement délégué ses pouvoirs qu'il semble s'en être privé. C'est ce que l'historien Pierre Chaunu, dans son livre Le temps des Réformes, appelle le "pouvoir délégué non retenu" (3).
2. La crise du 16ème siècle.
Au départ, Luther mettait en accusation les abus évidents que j’ai décrits, et en particulier les aberrations du Père Tetzel, sans tout contester. Les thèses qu’il affiche le 31 octobre 1517 stigmatisent les abus et remettent les indulgences à une place tout à fait subordonnée, sans nier qu’elles puissent jouer à leur rang un rôle positif. Mais sa réflexion théologique, stimulée et peut-être exacerbée par le refus d’un vrai débat que lui opposa la hiérarchie de l’Église, l’amena peu à peu, et amena le protestantisme en général, à rejeter non seulement les indulgences, même purifiées des abus, mais aussi les présupposés théologiques sur lesquelles elles reposaient : le purgatoire, la gestion par l’Église d’une « réparation » après le pardon, l’application au bénéfice des défunts des « mérites » des saints en vertu de la communion des saints, jusqu’à exclure la prière pour les morts (on ne prie pas pour le défunt dans des obsèques protestantes, on pense qu’il est désormais dans les mains de Dieu hors de nos possibilités d’intervention, le culte est simplement un culte d’action de grâces pour les grâces reçues durant sa vie).
Du côté catholique, lorsqu’on se fut décidé avec le Concile de Trente à vraiment réformer ce qui n’allait pas dans l’Église, les abus à la Tetzel furent rejetés, l’achat d’indulgences à prix d’argent fut prohibé, mais les indulgences attachées à diverses œuvres de piété furent maintenues et se trouvèrent notamment valorisées à l’occasion des jubilés permettant l’indulgence plénière. Quant aux indulgences partielles, elles continuèrent à être définies en « jours » équivalents à des jours de pénitence publique, même si celle-ci avait disparu depuis longtemps. Cette évaluation en jours fictifs a été abandonnée à la suite de Vatican 2.
3. L’indulgence en 2016. Essai d’une réflexion personnelle.
L’annonce, notamment dans de nombreux bulletins paroissiaux, des dispositions prévues pour cette « année de la miséricorde » que vient de lancer le pape François, dispositions parmi lesquelles prend place, au bout de démarches précises, une « indulgence plénière », cause un peu d’émoi chez tel ou tel protestant que je connais.
Je suggère que nous relisions ensemble le n° 41 du document Du conflit à la communion, commémoration commune catholique-luthérienne de la Réforme en 2017. On y lit que dans la piété de l'époque (avant 1517) "on considérait une indulgence comme une remise de châtiment temporel pour les péchés dont la culpabilité avait déjà été pardonnée". Que des théologiens luthériens aient cosigné cela signifie qu'ils ont parfaitement conscience que l'indulgence, telle qu'elle est comprise en catholicisme, n'apporte pas le pardon des péchés, elle le suppose déjà acquis (elle suppose qu'on ait bénéficié du sacrement de la réconciliation) et elle ne porte que sur des séquelles (un peu comme des douleurs dans la cicatrice d'une blessure guérie), et plus précisément sur le besoin d'une réparation même après le pardon (comme un serviteur ou un enfant pardonné par son maître ou ses parents va pourtant réparer les dégâts qu'il a commis).
J'ai l'impression que beaucoup de protestants croient encore que l'indulgence catholique pardonne les péchés. Pour déblayer le terrain avant les débats qui restent à mener, il serait bon que l'enseignement qu'ils reçoivent dans leurs églises, loin de renforcer ce malentendu, les en débarrasse. Ce point éclairci, l'accord de 1999 entre le luthéranisme et le catholicisme sur la justification, autrement dit sur la gratuité absolue de la grâce divine faisant de nous des pécheurs pardonnés, n'est plus mis en cause par la persistance des indulgences dans les habitudes du catholicisme, même si cette persistance continue à faire problème et mérite d'être discutée, et si les présupposés sur lesquels elle se fonde (le purgatoire, la nécessité de la réparation après le pardon, etc.) font débat entre protestants et catholiques, et soulèvent bien des questions à l'intérieur même du catholicisme.
Examinons quelques-uns de ces présupposés.
Sur le purgatoire, malgré l'imagerie traditionnelle, j'aurais du mal à croire au purgatoire comme à un lieu où l'on demeurerait un certain temps pouvant se compter en années, mois, jours, heures.... La mort corporelle retire nos vies de l'espace physique et, en conséquence, du temps dont le dénombrement est lié au mouvement dans cet espace. Mais la lucidité m'impose de penser que pour me présenter devant Dieu j'aurai besoin que celui-ci opère en moi une purification que la grâce reçue au cours de ma vie n'a pas achevée. Le purgatoire ne me pose aucun problème en tant que processus de purification.
Sur la nécessité de réparer, même après le pardon, j'y vois des difficultés si on place du côté de Dieu la source d'une telle nécessité, car il ne gracie pas à moitié. Par contre elle peut avoir sa source dans le pécheur pardonné, comme une exigence de l'amour reconnaissant envers celui qui lui a pardonné. Réflexion à poursuivre.
Autre présupposé : l’indulgence, surtout quand elle s’applique aux défunts, implique que l’Église a en quelque sorte reçu le pouvoir d’agir, par l’octroi ou non d’indulgences, sur le destin que Dieu nous réserve, y compris après la mort. Que par ses sacrements (qui ne concernent que les vivants) et par sa prière (notre prière à tous est comprise là-dedans) l’Église, appuyée en outre sur la prière des saints déjà parvenus au but (4), exerce par grâce reçue de Dieu une grande puissance de salut et de miséricorde, je le crois volontiers, et je vois mal pourquoi cette puissance s’arrêterait à la barrière de la mort, les liens noués entre nous subsistent dans la « communion des saints ». C’est pourquoi l’idée, habituellement évoquée en milieu protestant, que les morts désormais « sont dans la main de Dieu » et que, donc, nous n’avons pas à prier pour eux, me paraît étrange. Aucune barrière ne peut arrêter la prière, et s’il est légitime de prier pour la conversion d’un vivant, il l’est aussi, me semble-t-il, d’accompagner par notre prière un défunt dans sa purification. Mais j’avoue ressentir une gêne devant la codification minutieuse que représentent les indulgences, codification par laquelle telle démarche bien balisée aurait tel effet précis. Outre qu’il faut certainement affirmer que Dieu n’a pas sa miséricorde limitée par un tel cadre et qu’il reste libre de l’accorder autrement, cette codification ne renvoie-t-elle pas, plutôt qu’à l’Évangile, à un esprit de précision juridique que l’Église d’Occident a hérité de l’Empire romain, quand elle a fini par le subjuguer après avoir été persécutée par lui ?
Je suis heureux que notre pape François ait invité les catholiques à vivre une "année de la miséricorde", miséricorde de chacun de nous et de l’Église elle-même à l'égard de tous ceux qui ont besoin de la solidarité de leur prochain (en fait tout le monde, d'une manière ou d'une autre), et accueil de la miséricorde de Dieu à notre égard. J'aurais préféré qu'on ne remette pas au premier plan l'indulgence attachée à un tel jubilé. L'indulgence traîne avec elle, dans la réalité d'aujourd'hui, encore trop d'équivoque et de confusion, même chez certains catholiques.
Puisque l'indulgence est maintenant là, une catéchèse précisant bien les choses est probablement utile des deux côtés, du côté catholique pour que les fidèles ne fassent aucune confusion sur ce à quoi ils participent, du côté protestant pour que le débat qu'il est légitime de poursuivre repose sur des bases exactes, et non sur une indulgence fantasmée, héritée des aberrations du prédicateur Tetzel qu'affrontait Luther.
Michel Poirier
Oeuvre de Rembrandt : "Le retour du fils prodigue"
1-
Cette première partie reprend, avec de menus aménagements, un chapitre de « Vingt siècles de christianisme, IV L’Église au siècle des Réformes » déjà en ligne sur ce site. /
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2-
Pour plus de détails, voir l'article de Michel Poirier et de Joseph Moingt "Naissance du Purgatoire" /
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3-
Ce pouvoir ne se limite d'ailleurs pas aux indulgences, il a envahi toute la vie des chrétiens et transformé en obligations édictées et sanctionnées les pratiques traditionnelles de la foi et de la dévotion : messe dominicale, communion et confession au moins annuelles, jeûne du carême, abstinence de viande du vendredi et du carême, respect à vie des vœux religieux, etc. Ces occasions de s'ouvrir à la grâce sont devenues des occasions de pécher si on y manque sans autorisation. L'Église impose des œuvres et en accorde la dispense à son gré. Avec le risque que celui qui a satisfait à toutes ces obligations instituées se croie sans péché, et n’examine plus s’il a contrevenu aux obligations essentielles non instituées, celles qui relèvent de la charité fraternelle (on a reconnu là le pharisaïsme). /
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4-
On parle souvent à ce propos de « mérites » des saints. Je préfère dire que, devenus définitivement amis de Dieu, leur prière est particulièrement susceptible d’être exaucée. /
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